Art Contemporain

Gisant – sur « Dans un ciel de lumière et de laine » de Pascal Convert

Critique d'art

Chez Pascal Convert et peut être plus particulièrement dans sa nouvelle exposition présentée à l’Abbaye de Fontevraud, une part des œuvres se définit et se construit dans la configuration du lieu, des dimensions de l’espace, du rapport aussi entre le sublime et le contenant de ce qui s’y révèle.

Un mouvement ténu se fait sentir lors d’un regard soutenu sur les parties dépecées d’un corps dans les hauteurs de l’Abbatiale. Déplacement faiblement perceptible, il génère presque une gêne en miroir des quatre gisants au sol. Une famille réunie et, à sa manière, figée dans le fondement du bâtiment. Vision ancestrale et emplie de recueillement, l’entrée du monument qui l’accueille nous fait marcher vers la lumière, entre silence et illumination dans un désert inondé.

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Peu de lieux ne se confrontent autant à la désuétude que les églises et les lieux de culte. Sans cesse réinventés, repensés, réadaptés ils reviennent sur le devant de la scène pour « hanter » de quelques manières celles et ceux qui souhaiteraient les oublier. L’abbaye de Fontevraud fait partie de ces super-structures des temps modernes, désignant à la fois une histoire de France, aujourd’hui pluricentenaire et un objet patrimonial qui se raconte dans ses murs et ses usages.

Monastère grégorien, nécropole des Plantagenets, le site devient, au lendemain de la révolution un établissement pénitentiaire jusqu’en 1963 avant de devenir un musée d’art moderne et un site cultuel de rencontre que l’on peut aujourd’hui visiter. L’Église Abbatiale et la salle du chapitre abritent, ces mois derniers, une exposition de Pascal Convert intitulée « Dans un ciel de lumière et de laine », dans un commissariat de Henri van Melle et c’est par un travail sur la spiritualité et la mémoire que nous pouvons entrer dans l’œuvre, par un regard sur un corps-territoire souvent heurté et en recherche d’émancipation.

Ici bas

Une question initiale se pose ici dans un postulat ou une assertion propre à la sculpture en général. Cette question réclamerait simplement qu’une œuvre soit « pertinente » ainsi que le suppose Donald Judd, ou encore qu’elle soit l’obstacle sur lequel on bute pour découvrir une œuvre accrochée au mur comme l’évoquait Ad Reinhardt. Pascal Convert répond à ces enjeux de deux manières dans l’accrochage de l’Abbatiale. Il s’appuie tout d’abord sur le fait de rendre visible ce que l’artiste rend lui-même remarquable, et cela à travers l’édifice, par la conséquence de la notion de processus artistique. Celle-ci se place dans l’évolution de l’histoire de l’art, dans sa rencontre aussi avec l’histoire au général, comme nous l’avons évoqué, puis au particulier.

L’œuvre ne se fera pas ici convaincante ni nécessairement canonique et cela par l’approche qu’elle suggère au spectateur. Elle vient simplement se montrer intéressante et se positionner dans l’espace, invitant le regard et un décalage. Le travail nous conduit ensuite à problématiser l’espace, l’ensemble des questions lesquelles nous invitent à la conviction, la beauté mais aussi l’harmonie. Le corpus d’œuvres exposées nous le rappellent : quinze livres cristallisés, une sculpture de Saint Denis jeune, l’autel est orné d’un très grand livre cristal au-dessus duquel plane un corps en évocation du Tintoret. Des bras sous forme de reliques nous indiquent les trajectoires prenant les traits de « vaisseaux immortels » tandis ce qu’un autre gisant, Christ cristallisé en verre et recouvert d’un manteau de laine, accompagne les Plantagenet dans cet infini voyage.

De manière générale, il est fascinant ici d’observer, au travers d’un corpus d’œuvres d’un artiste, ce qui va se dégager des intérêts de ce dernier, depuis des modèles de références et des figures qui apparaissent dans l’ensemble. Dans le cas de Pascal Convert il est facile de déceler dans les travaux qui le racontent, certaines figures et certains modèles qui viennent composer une galerie de personnages, des figures et leurs fictions.

Le point commun en sera probablement ici la mystique, les obsessions qui se font parfois messagères. Ainsi, un regard, décalé de nouveau, nous conduit vers une image qui se fait paradoxale, celle d’une fonction de médiation de celui qui porte un discours. On décèle un passage entre l’œuvre et sa réception, sa transmission depuis l’histoire, l’ange, sa figure, le souvenir et sa reconstitution. Faut-il voir dans cette doublure (ou ce double) une ombre ou une empreinte qui nous permettrait un retour ou une identification de l’un à l’autre, une fonction de l’artiste qui rejoindrait, dans un second temps, celle d’un traducteur ?

Sur mesure

Chez Pascal Convert et peut être plus particulièrement dans son exposition à l’Abbaye de Fontevraud, une part des œuvres se définit et se construit dans la configuration du lieu, des dimensions de l’espace, du rapport aussi entre le sublime et le contenant de ce qui s’y révèle. Comme nous l’évoquions, une partie du travail semble spécifiquement se construire dans la médiation pour s’épanouir dans le travail et ses affinités. Les œuvres et leur contexte deviennent ici un ensemble auquel participent curateurs, scénographes, lumières et médiateurs.

Cette démarche est propre à Pascal Convert c’est à dire une tentative liée à la mise en espace qui intègre le travail et sa proximité, comme la distance imposée par l’œuvre d’art. L’archive et son histoire, fait sienne du projet même et participe de l’épopée qui se raconte devant nos yeux. La dimension historique la plus prégnante est particulièrement sensible avec le travail réalisé en 2017 à Bâmiyân et dans laquelle l’artiste composait un paysage poétique mais aussi une exigence et une persistance de la mémoire des Bouddhas disparus.

Alors, deux approches particulières nous permettent de mieux saisir le travail, celle de cette mise en exposition et de la reproduction, de sa diffusion. On peut aussi appréhender comment l’artiste saisit et agence les archives et leurs histoires, comme la mémoire qui se dessine devant nous. Les Bouddhas se font ici, pour partie, une documentation et une mémoire transmise. Au-devant de nous, avec étonnement, se construit une problématique commune et passionnante : comment l’image et sa transmission peuvent-elles construire un espace qui s’affirme en alternative à la présentation de l’œuvre ? Comment parler et discourir sur le lieu du recueillement et lui donner suite. Il y a là, pour partie, la fonction du gisant avec cette représentation mutique pour prolonger le temps et la représentation. Il n’y a jamais rien à dire mais il y a parfois le silence.

Ainsi dans l’environnement atone de l’Abbaye s’immisce la suspension et la lévitation d’un corps démembré en résonance du Tintoret. Portrait d’un jeune homme en martyr, œuvre de 2016, porte en elle un ancrage familiale, une dimension mystique et plus fortement encore celle d’un sacrifice. Il semble pertinent et loquace de regarder ce travail en miroir d’Habibti (2006) œuvre réalisée par le sculpteur Adel Abdessemed. Squelette de deux mètres, réalisé en verre de Murano, ce dernier apparait à son tour en lévitation, la sculpture se construit dans son évocation et sa puissance symbolique, la transparence et la fragilité mais aussi par son échelle quasi-humaine et permettant une identification. De même à l’Abbaye de Fontevraud nous pouvons découvrir la question d’une intégration d’un corps-autre, une transsubstantiation qui intègre à la fois la grandeur et l’espace, la position et la force. Forme de libération, modèles et martyrs viennent ici, dans l’espace, retrouver une capacité de paroles et d’évocation, au cœur du processus de l’exposition dans un rapport de détachement.

Éloignée du « memento mori », l’œuvre brille ici par son éloignement, nous donnant ainsi une lecture externe du corps supplicié. Ce corps qui n’existe ici que par les stigmates du démembrement. Un corps auquel on a retiré son buste pour n’en conserver que membres et têtes. Avec cet apport, et cette mise en situation, Pascal Convert nous amène à réfléchir l’œuvre d’art comme un phénomène magique apportant aussi une forme d’illisibilité à son contenu. Ici, à l’image du corps en présentation nous sommes face à une discontinuité d’interprétation entre la volonté de l’artiste et l’interprétation qu’elle ouvre à nous.

L’Ange de l’Histoire

« Pour ce travail, j’ai choisi comme modèle mon fils de dix-huit ans. Par un traitement complexe d’électrolyse de cuivre sur cire à partir d’empreintes de son propre corps, on a réussi à créer un relief sur la peau laissant apparaître des veines. À l’intérieur, les membres sont vides, et le cuivre lisse est recouvert d’argent. Jambes, bras et tête sont disposés dans l’espace comme s’ils résultaient d’un écartèlement. Se relever, marcher et porter sa tête est l’objet du second stade du cycle avec le portait de Saint Denis »

Sans doute l’exposition « Dans un ciel de lumière » travaille à une forme de personnification de l’Histoire et des images poétiques projetées sur cette dernière. Cette personnification du temps détruit progressivement celle que nous nous en faisons usuellement, laquelle semble dénoncer ailleurs les échanges et publications de l’artiste. Il en est ainsi lorsqu’il se place sur un mode plus discursif : nous basons notre vision de l’histoire sur un temps homogène et vide évoquant « les corps pris dans la puissance du temps ».

Il en résulte une suite amorphe d’événements, une histoire de l’humanité avec un début et une fin légendaires et une historiographie narcotique qui fait défiler le cortège des seuls vainqueurs et d’oublier les martyrs. Héritier d’une lecture warburgienne comme dans les échanges que l’artiste a pu avoir avec Georges Didi-Huberman, son interrogation est avant tout celle d’une progression de l’histoire. Walter Benjamin décrivant L’Ange de l’Histoire de Paul Klee (1920) fait état d’une fuite ou d’une crainte sur l’inexorable. « Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. »

C’est paradoxalement un souci de patience qui anime l’exposition de l’Abbaye de Fontevraud, celui d’un mouvement insensible, celui du travail de cristallisation, celui du cheminement dans l’Abbatiale qui se fait réflexion. Ici comme pour L’Ange de l’histoire de Paul Klee, le processus allégorique permet de progresser parce qu’il dissipe l’illusion et le discours. Il n’abolit rien et risque d’abîmer le visiteur dans un champ de ruines. En cela, et comme l’énonce Walter Benjamin, l’allégorie rate « d’un cheveu » la vérité historique que seule l’image dialectique peut atteindre.

En faisant face aux œuvres de Pascal Convert nous revient l’interrogation d’un désastre du contemporain, celui qui ne tient pas à un quelconque enfer mythique, mais à l’enfer moderne, à une sculpture de Saint Denis en robe armure bleu nuit qui ouvre l’exposition. Une fois la zone nettoyée par l’industrie destructrice de l’image, la poussière retombe et nous conduit vers le contemporain et les autres gisants. Nous l’évoquions aux prémices de cet article, l’Abbaye de Fontevraud fut longtemps un établissement pénitentiaire avec son lot de douleurs et drames. Patience de nouveau. C’est aux mémoires multiples de ce qui demeure en souffrance que répond la poétique de Pascal Convert, des rêves perdus et des utopies enfouies, elles permettent d’enclencher le processus du souvenir.

« Dans un ciel de lumière et de laine », une exposition de Pascal Convert présentée à l’Abbaye Royale de Fontevraud du 23 mars au 30 juin 2024.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

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