Du Nouveau Printemps aux Ateliers des Arques – sur le tournant territorial des pratiques artistiques
Affaire de génération sans doute, quand il m’arrive de penser ou de me rendre à Toulouse, ce n’est pas l’hymne nostalgique de Nougaro que j’ai dans la tête, mais le chant sombre et entraînant des Stranglers, qu’aurait inspiré une prédiction de Nostradamus selon laquelle la ville rose serait rayée de la carte après une explosion : « Your streets were paved with love / Your skies were blue / Goodbye Toulouse / I walked your streets in fear / I washed your streets with tears / Toulouse ». Mais pas d’explosion ni de larmes pour l’inauguration du Nouveau Printemps ce jeudi 30 mai, plutôt un heureux bourgeonnement.
La nouvelle formule a deux ans et réunit, sous la présidence d’Eugénie Lefebvre, une direction artistique avisée – Anne-Laure Belloc jusqu’à fin 2023, Clément Postec depuis janvier 2024 – et un artiste associé à l’univers affirmé – la designer matali crasset l’année dernière, le cinéaste et écrivain Alain Guiraudie cette année. La manifestation repose sur un principe simple et efficace : la concentration des interventions artistiques sur un quartier spécifique, différent chaque année. Après Saint-Cyprien en 2023, c’est au tour du quartier historique des Carmes/Saint-Etienne d’accueillir la nouvelle édition, confirmant ainsi un fort parti pris territorial. Plus que sur la thématique retenue par Alain Guiraudie pour fédérer l’ensemble des propositions qu’il a réunies – pour dire vite : le rapport à l’avenir, avec toutes ses variantes possibles, entre promesse et inquiétude, utopie et dystopie – c’est à cette dimension territoriale que je voudrais ici m’intéresser, dans ses enjeux et ses modalités de mise en œuvre.
Il est clair qu’on assiste depuis quelques années à un tournant territorial des pratiques artistiques et des politiques culturelles. Sur le plan politique, on doit pouvoir dater le phénomène des années 1980, avec le mouvement de décentralisation, puis la création d’une politique de la ville qui venait cibler un certain type de territoire : moins la ville en général que la banlieue ou « les quartiers ». Une quarantaine d’années plus tard, en 2019, c’est au tour d’un autre type de territoire, la campagne, de faire l’objet d’une politique dédiée à travers l’adoption de l’Agenda rural, qui sera suivi de France ruralité et désormais du Printemps de la ruralité. Dans le même temps, le ministère de la Culture se dotait d’un service spécifique, la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle, destiné à porter cette déclinaison territorialisée de la politique nationale. Sur le plan des pratiques, il me semble qu’on peut relier ce tournant à la prise de conscience croissante de l’urgence écologique. De la thématisation du terrestre par Bruno Latour aux effets de la crise du Covid, en passant par la résurgence de la pensée biorégionale des années 1970, l’attention portée à la question des ressources ou le regain d’intérêt pour l’artisanat et les savoir-faire vernaculaires, l’esprit du temps est à l’ancrage territorial.
Comment ce mouvement se manifeste-t-il dans les pratiques artistiques ? Qu’est-ce que les arts font aux territoires ? Qu’est-ce que les territoires font aux arts ? Le Nouveau Printemps est une bonne occasion de se poser ces questions[1]. Certes, le visiteur y découvrira majoritairement des formes relativement classiques et maîtrisées d’intervention artistique sur un territoire urbain : dialogue réjouissant de l’œuvre dessiné, filmé et imprimé de Tom de Pékin avec les objets insolites du Musée des Arts précieux ; projection d’images fixes et animées de Mimosa Echard sur l’antenne relais située au sommet du Parking des Carmes ou encore silhouettes de la série Paparazzi du duo Mazaccio et Drowilal dissimulées dans les buissons et les fourrés du square Royal.
Mais à côté de ces gestes, qui sont de l’ordre du collage ou de la juxtaposition, il en est d’autres qui tiennent davantage de la composition, du faire-avec. C’est le cas de l’intervention de Karelle Ménine dans la crypte archéologique du Palais de justice. À travers une grande installation réalisée à partir du contenu de multiples sacs à procès, elle nous invite à découvrir ces accusations anonymes qu’on appelle des placards, qui se trouvaient sur des affichettes collées sur les murs ou les portes des personnes visées. C’est le cas encore de la très belle sculpture de Jennifer Caubet, installée Cour Saint-Anne. Outre qu’elle réussit ce tour de force de dialoguer aussi bien avec la grande échelle de la chapelle qu’avec la petite échelle du mobilier urbain, la sculpture mérite de retenir notre attention par la méthode dont elle procède. Structure architecturale qui tient à la fois de la folie, du labyrinthe, de la cage et de l’aire de jeu, elle a été réalisée à partir d’éléments qui, avant d’être assemblés et galvanisés, ont été glanés sur le site de l’ancien siège social d’Airbus. Portes, rampes ou garde-corps, ce sont des objets qui ont tous en commun d’avoir été produits pour conditionner le déplacement des employés de la compagnie aérienne au sol. Ce processus, Jennifer Caubet l’avait déjà mis en œuvre pour une pièce antérieure, Diffraction, grande sculpture architecturale et potentiellement praticable réalisée en 2023, formée d’un assemblage de grilles en métal galvanisé récupérées à Aubervilliers, où l’artiste à son atelier.
C’est sur la base de cette dernière pièce et de la méthode dont elle procède que j’ai invité cette même année Jennifer Caubet en résidence aux Ateliers des Arques, dont j’assure la direction artistique pour les deux années 2023 et 2024. Dans ce petit village du Lot, berceau de la résidence artistique en milieu rural, voilà bientôt deux ans que, avec quatre designers (Jean-Sébastien Lagrange, Anna Saint-Pierre, Samuel Vermeil et Nicolas Verschaeve) et quatre artistes (Jennifer Caubet, Romain Gandolphe, Sabine Mirlesse et Eugénie Touzé), nous travaillons précisément sur le tournant territorial des pratiques artistiques. À l’origine du projet il y a une hypothèse : l’idée que la terre sur laquelle nous vivons est la terre dont nous vivons, c’est-à-dire que le lieu, le territoire, est la ressource, non seulement le moyen ou le support d’un usage mais aussi, littéralement, une source nouvelle, et même toujours nouvelle dès lors que nous savons la ménager.
Pour vérifier cette hypothèse, il fallait une équipe artistique capable d’aborder le sujet sous différents angles. C’est dans cet esprit que j’ai souhaité réunir aussi bien des artistes que des designers, de façon à dépasser l’antinomie des beaux-arts et des arts appliqués. Soucieux de l’usage et attentifs aux filières et aux cycles dans lesquels s’inscrivent les choses et les matériaux, les designers sont par ailleurs à mes yeux des gardiens du vivant, comme les paysans et les poètes. Il fallait aussi pouvoir se donner le temps. C’est là l’intérêt d’avoir été invité à mener le projet sur deux années, pendant lesquelles j’ai pris le parti de conserver les mêmes designers mais de renouveler les artistes, afin de pouvoir bénéficier de nouveaux regards.
C’est dans cette configuration que chacun s’emploie à mettre à l’épreuve l’hypothèse de l’identité du territoire et de la ressource, afin de voir ce que cela fait au territoire et à l’art ou au design – l’ensemble étant appelé à être donné à voir sous la forme d’une exposition qui sera présentée à partir du 29 juin. Ainsi Anna Saint-Pierre s’est-elle engagée dans une démarche de déconstruction matérielle, par concassage, broyage et tamisage, et de décomposition chromatique du village, qui a notamment conduit à la réalisation de terrazzo et à la création de pigments à partir desquels d’autres pièces seront imaginées. Nicolas Verschaeve s’est quant à lui lancé dans une recherche sur des formes de bâtons et de bois riches déjà d’une fonction possible, à partir desquelles il va concevoir des éléments de support ou de mobilier spécifiques, renversant ainsi l’adage moderniste selon lequel la forme suit la fonction. Jean-Sébastien Lagrange est pour sa part en train de produire de nouveaux bancs à partir de l’observation de bancs sauvages ou vernaculaires, qu’il a démontés et remontés pour les exposer l’année dernière. Quant à Samuel Vermeil, il a pu composer une identité visuelle à partir de formes prélevées dans les campagnes et imagine des « livres de chasse » sur le modèle des panneaux de signalisation de chasse gardée pliés par le temps. C’est dans le même esprit que Sabine Mirlesse a pu produire une cloche à partir d’une collecte d’ustensiles divers en cuivre ou en métal, que Roman Gandolphe a réalisé une performance et un film à partir de récits collectés auprès des habitants sur les œuvres produites lors des résidence antérieures, qu’Eugénie Touzé est en train de produire un film et des images permettant de saisir la vie animale et végétale de et dans la forêt, que Jennifer Caubet enfin invente une forêt de colonnes à partir de poutres de charpente et de tuyaux métalliques récupérés.
Comme on peut s’en rendre compte à partir de ce rapide survol, la pratique territorialisée de l’art ainsi entendue, qui consiste à faire œuvre avec et à partir du territoire, engage un certain type de gestes. Ceux-ci sont de trois ordres : glanage, collecte ou récupération d’abord ; déconstruction ou décomposition ensuite ; (ré)assemblage ou (ré)agencement enfin. L’œuvre apparaît alors comme une forme de transformation ou de transsubstantiation du territoire, qui permet d’actualiser son potentiel à partir de ses ressources. Et l’artiste comme un modeste révélateur, « coup d’œil créateur de la nature se retournant sur elle-même », selon la belle formule de Schlegel, qui réaliserait la conception romantique de l’art, dont Novalis disait à la même époque qu’ « il est pour ainsi dire la nature qui se contemple, s’imite et se forme elle-même. »[2]
En s’engageant dans une relation si étroite avec la nature et le territoire, l’art vient mettre en question le vocabulaire et les grands principes du modernisme. Ce peut être à travers des gestes expressément ciblés, tels que le réemploi de la grille, objet emblématique du modernisme, chez Jennifer Caubet, ou le renversement du rapport de la forme à la fonction chez Nicolas Verschaeve. La mise en question passe aussi par des opérations plus générales, telles que le dépassement de l’idée de projet, le forçage de la clôture du système des beaux-arts ou la déhiérarchisation de l’opposition structurante entre la conception et l’exécution. C’est en somme tout un imaginaire proprement moderne, celui de la séparation et de la transcendance, de l’affranchissement des conditions terrestres et matérielles, de la suprématie de l’intelligible sur le sensible, de la forme sur la matière ou de la pensée sur le geste, que le tournant territorial des pratiques artistiques vient contester.
Il existe évidemment d’autres formes de tournant territorial que celles rapidement évoquées ici : par exemple des formes immatérielles et vivantes comme le très beau projet initié par Rémy Héritier en 2016, Une danse ancienne. Celui-ci consiste à créer une danse sur un territoire spécifique, avec un groupe d’amateurs et d’amatrices, qui s’engagent à la danser au même endroit, chaque année et jusqu’à la fin des temps. Se déclinant aujourd’hui en trois versions, créées respectivement à Prilly, près de Lausanne, Grenoble et Cajarc, dans le Lot, l’œuvre tient à la fois du rituel et de la formation quasi géologique, en se trouvant exposée à l’altération du temps, dans une forme de sédimentation et d’érosion. Certains artistes vont aussi beaucoup loin que l’expérience que nous menons aux Arques, dans la volonté de faire tendre le principe de la résidence vers celui de l’habitation ou de la réhabitation. C’est par exemple le cas de l’architecte Feda Wardak qui, depuis 2019, fédère avec les Ateliers Médicis une communauté de chercheurs de tous âges autour de la forêt de Bondy, qu’ils arpentent et habitent. C’est aussi celui des collectifs La Déviation à Marseille et bermuda à Sergy, à la frontière suisse, qui dédient une large part de leur temps à construire et prendre soin de leur lieu de vie et de travail et auxquels l’artiste et chercheuse Mathilde Chénin a consacré un livre passionnant.
Ce rapide panorama nous laisse à la fin face à deux séries de questions. Les premières tiennent aux modalités de consistance et aux conditions de maintien de l’idée même d’art. Que devient l’art quand il est tout entier appliqué et nourri par le territoire dans lequel il s’éprouve ? Jusqu’où l’art de vivre et d’habiter est-il encore un art ? On se souvient que plusieurs avant-gardes, notamment Dada et le situationnisme, mais aussi avant elles William Morris, appelèrent à la dissolution ou au dépassement de l’art, au motif qu’il nous séparerait de la vie, si bien qu’il n’y aurait d’art digne de ce nom que de vivre. C’est d’une certaine manière dans cette direction que s’est engagée l’ancienne directrice du Centre international d’art et du paysage de Vassivière, Marie-Anne Lanavère. Après avoir « jet[é] son costume de directrice aux orties », elle a fait le choix de ce qu’elle appelle « un art profondément écologique », à la fois agro-écologique, poétique et politique. Étroitement liée à la pratique de la terre, à une agriculture fruitière et arboricole, cette position s’inscrit dans le dépassement de l’art comme domaine séparé de la vie, au profit d’un art « sans visée professionnelle, [qui] serait à la fois intégré dans la vie quotidienne et s’étendrait à tous les domaines de la vie ». Façon en somme de passer de l’art du paysage à un art entièrement absorbé par le paysage, comme le chantait Jean-Louis Murat, le plus territorial de nos chanteurs : « Accueille-moi paysage / Accueille mon vœu / Fais de moi paysage / Un nuage aux cieux ».
La deuxième série d’interrogations concerne la formation. Dans la mesure où ces pratiques territorialisées répondent à la nécessité écologique des temps présents, dans la mesure aussi où elles suscitent de plus en plus d’intérêt et d’adhésion chez les jeunes générations, il est urgent de concevoir des formations pour les favoriser et les accompagner. Si les écoles de création ont assurément un rôle primordial à jouer, ce n’est qu’à la condition de se questionner et de se transformer. Jusqu’où les écoles d’art sont-elles prêtes à aller dans la remise en question de l’idée même d’art ? Le concept des beaux-arts, dans ce qu’il implique de finalité sans fin et d’autonomie, est-il encore pertinent pour de telles pratiques ? Ne gagnerait-on pas à tenir le plus grand compte de l’héritage des arts décoratifs, dans la version que nous en a léguée William Morris, qui permet à la fois de synthétiser tous les arts et d’articuler de façon dialectique l’art et son dépassement ? N’aurait-on pas intérêt à ouvrir les écoles de création à d’autres savoirs, non seulement issus des sciences humaines mais aussi des sciences de la terre, tels la géologie, l’hydrologie ou la biologie, qui permettent de réarticuler les pratiques de création à leur ancrage terrestre ? Ne faudrait-il par faire parfois tomber les murs des établissements pour imaginer des écoles de terrain ou des écoles du dehors ? C’est là l’orientation que nous prenons à l’École des arts décoratifs, en intégrant d’un côté une grande université pluridisciplinaire et en multipliant de l’autre les programmes hors-les-murs, de façon à ouvrir l’école aux arts écologiques et politiques, ou, pour le dire avec Hölderlin, aux arts de « la vie habitante ».
D’une certaine manière, on pourrait considérer qu’aucune école n’est aujourd’hui mieux placée pour prendre un tel tournant que les écoles territoriales, à fortiori quand les collectivités auxquelles elles sont rattachées sont gouvernées par des élus écologistes. J’ai bien conscience du caractère inaudible d’un tel propos, à l’heure où plusieurs de ces écoles sont en grande difficulté. Ce que je veux faire entendre néanmoins, c’est qu’un tournant territorial s’opère dans l’ordre de la sensibilité, que les écoles de création ne peuvent pas ne pas se donner les moyens d’accompagner, au premier rang desquelles les écoles territoriales. Une telle configuration ne pourra faire l’économie d’une grande réflexion sur ce qu’est une école d’art aujourd’hui, laquelle ne pourra laisser inchangées la forme et l’idée même de l’art et de l’école. A la fin, il en va sans doute de l’art comme du territoire dans la chanson des Stranglers : on n’en part que pour mieux y revenir et on n’y revient que pour mieux en partir. « I will return some day / So you can hear me say / Farewell / Goodbye Toulouse / Goodbye Toulouse / Goodbye Toulouse ».
Le Nouveau Printemps, Toulouse, du 30 mai au 30 juin 2024.
Les Ateliers des Arques, « Résider/réhabiter. Le village, la ruine et la forêt », exposition du 29 juin au 30 août 2024.
« Une danse ancienne » de Rémy Héritier, prochaine représentation à Cajarc, le 29 juin 2024.