Cinéma

Mais c’est qui alors ? – sur C’est pas moi de Leos Carax

Critique

C’est pas moi, trois ans après Annette, est le film de Carax où l’on se retrouve le plus en terrain connu (un autoremix). Ce Carax-verse est-il assez ample pour se confronter aux images de l’Histoire et aux douleurs du monde ? Élucubrations anarcho-burlesques, centrifugeuse d’images et de sons, tout va volontairement trop vite dans ce montage en surchauffe. Au point qu’on est déjà impatient d’aller le revoir.

Cinéaste secret, personnalité impénétrable, Leos Carax a toujours mis en scène la rareté de sa production. Six longs-métrages seulement en 37 ans (de Boy meets girl en 1984 à Annette en 2021), rythme qui s’est même ralenti puisque depuis le trauma poétique des Amants du Pont-Neuf en 1991, il ne signe plus, grosso modo, qu’un long-métrage par décennie.

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Entre ces longs intervalles, le cinéma a fatalement changé et l’homme a fatalement vieilli. Découvrir « le nouveau Carax » est donc devenu un rituel pour tout cinéphile, avec son lot d’excitation et d’appréhension. Comment allons-nous le retrouver ? Visionnaire ou largué ? Toujours empreint de la même fièvre romantique et du même absolutisme plastique. À tel point que cette attente – avec son mélange d’espoir et de crainte – peut même être considérée comme une composante de l’œuvre, ou tout du moins, de sa réception.

Trois ans « seulement » après Annette, voilà donc C’est pas moi, réponse parfois enchanteresse, parfois sardonique, parfois mal-aimable, souvent tourbillonnante à une question du Centre Pompidou (« Où en êtes-vous Leos Carax ? »), mélange d’autoportrait (à peine) déguisé et d’autoremix azimuté. C’est pas moi, mais c’est qui alors ? Entre variations sur l’air connu de « Je est un autre » et excuses du sale gosse qui se dédouane à l’avance de ses bêtises poétiques, Carax nous propose ses propres Histoire(s) du cinéma, en partant du sien. Centrifugeuse d’images et de sons, redistribuant les extraits des films passés, y enserrant quelques (brèves) séquences autonomes, fondant-enchaînant images animées, photographies spectrales et intertitres à multiples sens.

De tous les films de Carax, C’est pas moi est celui où l’on se retrouve le plus en terrain connu. À l’échelle du cinéaste, trois ans depuis Annette, c’est peu pour renouveler les visions. Monsieur Merde et Bébé Annette refont ici un nouveau tour de piste, mais pour découvrir de nouvelles créatures aussi puissamment et poétiquement malaisantes, il faut sans doute encore faire jouer la garantie décennale. Rendez-vous donc en 2030 (au moins) !

Si avec ce faible écart temporel, Carax est en avance sur ses temps de passage, C’est pas moi est pourtant celui où il se montre le plus à l’heure, le plus synchrone avec son temps. Le film reconduit le geste inaugural d’Holy Motors : sortir de sa chambre pour aller au-devant de ses visions, mais surtout de ses peurs. Et en 2024, les peurs d’un Carax éternel-ado-désormais-sexagénaire ont à voir avec un fascisme rampant à l’œuvre dans nos sociétés.

En 40 minutes serrées, Carax se dévoile autant qu’il superpose les masques. Pour une vidéo d’enfance de sa fille au smartphone, il en revient à une photo de tournage d’Holy Motors où il porte le masque des Yeux sans visage. Plus ludiquement, il fait défiler des portraits de pères et mères (spirituels), dans un carrousel déréglé scandé de sa voix agacée (« C’est lui, non pas lui, lui, si, non, c’est lui, lui aussi, non, pas lui »). Tintin, Bowie, Nina Simone, Barbara, Léo Ferré, Dostoïevski composent cet arbre généalogique fantasmé, parasité par des figures maudites (Céline, et même Hitler !!!). Plus douloureusement, aux images de L’émigrant de Chaplin viennent se confronter celles plus récentes de cadavres d’enfants migrants morts sur les plages.

Entre point Godwin et manipulation peut-être légère de telles images (auxquels on peut rajouter une étrange saillie à la fois ricanante et auto-culpabilisatrice sur Polanski), on pourrait vite dresser à Carax un certain procès en irresponsabilité. C’est pas moi résonnerait alors comme le « c’est pas de ma faute » d’un gamin apprenti sorcier de la table de montage. C’est oublier l’élan anarchisant à la base de son geste, qui cette fois, s’enrobe d’une réelle inquiétude citoyenne. Preuve que l’heure est grave !

« Tous ceux-là – militants, journalistes, anonymes – qui se font emprisonner, empoisonner, torturer, tuer pour nous. Ils sont, aussi, cinéastes : ils mettent en lumière, créent des images qui révèlent »

Le cinéma de Carax n’a pas toujours été aimable (voir l’évidente part de masochisme dans l’autoportrait en père défaillant dans Annette), mais ce film-essai joue sur un étrange contraste. Le confort de vision (produit par l’effet de reconnaissance des motifs) est constamment parasité par une évocation crue des pages sombres de l’Histoire et les images de la douleur du monde.

Certes, le mimétisme godardien est poussé jusqu’à la reprise de la police des lettrages et des jeux de superposition, apparition, disparition des mots, transformant ces aphorismes en calembours à retardements (« Je suis OK. Je suis KO. Je suis chaos » ; « Tu es dans l’œuf »). Mais il apparaît encore plus crûment dans l’exhortation à ne pas baisser les yeux devant ces images de souffrances et ces figures de la tyrannie qui s’invitent entre les jointures de son cinéma.

Et comme avec Godard, tout va (volontairement) trop vite dans ce montage en surchauffe. À tel point qu’on est déjà impatient d’aller revoir le film, juste pour noter une phrase qui est passée trop vite, ou se réinterroger sur un raccord qu’on a trouvé douteux. Ainsi un hommage à « Oksana l’Ukrainienne » (Oksana Chatchko, cofondatrice des Femen, qui s’est suicidée en juillet 2018) est suivi de troubles images d’une sextape, pixellisée, cadrant le visage d’une femme en plein rapport sexuel. Que veut nous dire Carax par ce raccord corporel, entre la poitrine des Femen et ce visage ? On se perd en conjectures. Érotisme de la résistance ? Jouissance de la lutte ? Ou simplement produire un malaise chez le spectateur établissant d’instinct des « rapports » entre images et sons ?

Rien d’un hasard, si Carax, le reclus entame son film en pastichant les deux incipits les plus célèbres de la littérature française moderne : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » et « Ça a commencé comme ça ». Proust et Céline pour le quizz sorbonnard. Mais surtout le dandysme et l’ordure, le raffinement et l’invective, la rêverie et le pamphlet. Soit les pôles qui aimantent son art poétique.

Parmi les choses qui sont passées trop vite à la première vision, il y a notamment une phrase très drôle (une citation ?) qui fait rimer « colique » et « mélancolique ». Pas eu le temps de la noter mentalement, mais elle disait, en gros de ne pas se complaire dans le spleen. Phrase à vérifier, donc, mais éminemment caraxienne, dans son mélange de dénégation (je suis un poète qui refuse la posture du poète) et d’affirmation que la vraie poésie réside dans cette alchimie d’éther et de trivialité. En termes plus sartriens, on pourrait dire que Carax « s’arrache à la moite intimité gastrique[1] ».

En réponse à Libération qui avait interrogé fin 2021 30 artistes sur « leur coup de cœur, leur coup de sang, leur coup de flip pour cette année fiévreuse », Carax était le seul à ne pas avoir mentionné d’œuvre. Pour lui, son événement culturel de l’année, c’était « les vidéos des zemmourroïdes enflammés », montrant une douzaine de militants de SOS Racisme se faire agresser par des partisans d’Eric Zemmour durant l’un de ses meetings.

Dans un court texte extraordinaire (qui pourrait être une clef de C’est pas moi comme film d’activisme poétique), Carax « remerci[ait] ces jeunes garçons et filles de s’être fait casser la gueule pour nous, pour moi. Ce pacifisme de combat (comme celui des Femen), courageux, périlleux, me fait toujours soupçonner : regarderons-nous un jour (bientôt ?) ces images comme des archives, prémisses de comment tout ça a (re) commencé ? ». Puis de poursuivre sur l’évocation du « jeune plombier Isadore Greenbaum qui, à 26 ans, se lança seul (contre 22 000) sur le podium du parti nazi américain, à New York, le 20 février 1939. Avant de se faire casser la gueule évidemment ». Ces images triplement saisissantes (quoi ? il y a eu un meeting nazi au Madison Square Garden ? quoi ? personne ne connaissait cette histoire de résistance, à la fois dérisoire et magnifique ? quoi ? ces images sont encore quasi inconnues ?) figurent dans le film.

Et Carax de conclure : « Tous ceux-là – militants, journalistes, anonymes – qui se font emprisonner, empoisonner, torturer, tuer pour nous. Ils sont, aussi, cinéastes : ils mettent en lumière, créent des images qui révèlent. Ça ne suffit pas, mais rien en soi ne suffit. Aux spectateurs de se lever, afin que les salauds ricanants restent à leur place, à croupir dans leur jus saumâtre, leur lâcheté et leur misérable haine. »

Mais Carax ne se contente pas de simplement « mettre en lumière ». Le cinéma pour lui ne se justifie que s’il met en flamme, en étincelle, en tournoiement. D’où, dès la bande-annonce, le mot d’ordre « Ça tourne ! » (le même depuis 1895) sur des images de danseuse derviche sous le pont de Bir-Hakeim. D’où ce toujours aussi jouissif étourdissement au (re)parcours de sa filmographie comme une compilation de courses, sauts, chutes, plongeons. Jusqu’au cadeau final de la poupée Annette reproduisant la course « Modern Love » de Denis Lavant, par la magie de marionnettistes spectraux, à la fois présents et invisibles. Manipulateurs, savez-vous vous faire oublier ? Objets inanimés, sentez-vous donc Mauvais Sang couler dans vos veines ?

Mais que pourrait le cinéma face à l’obscurantisme qui menace le monde, s’il ne restait qu’un éternel retour à sa fascination primitive pour la décomposition plastique du mouvement ? Peut-être Carax préfère-t-il désormais filmer des évocations de terreur.

C’est en tous cas le sens de certaines séquences spécifiquement tournées pour le film. Aussi bien les terreurs enfantines (des enfants tétanisés par leur lecture du soir, où la Shoah se devine en sous-texte de l’histoire des trois petits cochons) que l’électrochoc visuel. Ainsi, ce stupéfiant attentat « par le vide » dans le métro parisien. Entre deux stations, les portières s’ouvrent et de malheureux passagers sont expulsés de la rame sous l’effet de la dépressurisation (ce qui sous-entendrait que Carax invente là le métro sous-marin évoluant à des profondeurs atmosphériques insoupçonnées, mais toujours au sec).

Préférons encore retenir ce moment où la paix et l’effroi se domestiquent : une jeune fille au piano tandis que des éclairs crépitent en surimpression. Séquence que l’on pourrait voir sans fin, explorant un secret prométhéen du cinéma : dompter la frayeur, la convertir immédiatement en surgissement lumineux et en harmonie, tel un Nikola Tesla de salon musical. Surtout, à travers ce magistral court-circuit (le film en est truffé, on ira le revoir pour en débusquer d’autres), Carax réactive, à sa manière ce mantra godardien (dérivé des Elégies de Duino de Rilke) : « La beauté est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter. » En ces temps préoccupants, il est toujours bon de nous donner des munitions esthétiques.

C’est pas moi, Leos Carax, en salles le 12 juin 2024


[1] « Connaître c’est s’éclater “vers”, s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se peut diluer en moi – hors de lui, hors de moi ». Cette situation de Jean-Paul Sartre (dans Situation I, 1947) s’applique assez bien au mouvement faussement introspectif du film.

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Notes

[1] « Connaître c’est s’éclater “vers”, s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se peut diluer en moi – hors de lui, hors de moi ». Cette situation de Jean-Paul Sartre (dans Situation I, 1947) s’applique assez bien au mouvement faussement introspectif du film.