Hommage

Ben, vivre c’est aimer

Plasticien, poète

« Dans une rétrospective, il ne faut rien cacher. Vont-ils me laisser être moi-même, montrer que je suis toujours vivant et con ? », disait Ben. Parce qu’on l’a souvent réduit à ses mots devenus peinture, qu’on a pu lui reprocher d’avoir vendu son âme au commerce, il faut aussi rappeler qu’il était un artiste Fluxus, débordant, populaire, cherchant le contact direct. Un poète mort à 88 ans, quelques jours après sa femme Annie.

Début des années soixante, à Nice, tout le monde est au courant qu’une espèce d’énergumène nommé Ben sévit dans le milieu artistique, dans les lieux publics, dans les rues, sur la promenade des Anglais. Si tout le monde connaît son nom, à peu près personne ne le prend au sérieux. On le considère un peu comme un bouffon, un exhibitionniste qui cherche à se faire remarquer, un roquet qui mord les chevilles des futurs grands de l’École de Nice, Arman, Yves Klein, Martial Raysse que les amateurs bien informés commencent à collectionner.

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Il faut cependant reconnaître que Benjamin Vautier ne manque pas d’aplomb. Il a de la persévérance, de la suite dans les idées, il enfonce le clou. Et puis surtout il a de la présence. En public, sur scène, il a quelque chose de charismatique, une beauté à la Pierre Clémenti, une façon de se tenir et de bouger, un sens du rythme, une voix avec cet accent étrange, très difficile à situer. Bref, il fait montre d’une maîtrise de soi, d’une conscience, d’une tenue qui ne cadrent pas avec l’idée d’un type pas sérieux, qui ferait n’importe quoi. Est-ce qu’il joue au provocateur ? Est-il sincère ? Ceux qui jugent Ben négativement et le condamnent ne seraient-ils pas tout bonnement victimes de leurs préjugés concernant la valeur de l’art, ne seraient-ils pas tout bonnement mal informés ? Non, il ne fait absolument pas n’importe quoi. Et l’avancée de sa démarche va démontrer qu’elle est d’une grande cohérence.

D’abord, il n’est pas isolé. Sur l’échiquier de la modernité, il ne joue pas sa partie en solitaire. Il fait partie d’un groupe d’artistes internationaux qu’à peu près personne ne connaît en France. Il s’agit d’un véritable mouvement d’action et de pensée. En réalité, plus qu’un mouvement, c’est une manière d’être, de vivre. Son nom est Fluxus. Ben y est très actif, comme il l’est habituellement. Être actif, c’est sa nature, il n’a pas besoin qu’on vienne s’occuper de lui, il n’attend rien de l’establishment, des institutions, des subventions, de la culture. Il fait, il réalise, dans le présent, pas demain, maintenant. Il aime proposer, rassembler, travailler avec d’autres. Il est le seul artiste français de Fluxus, même si, avec son drôle d’accent, il donne l’impression d’être un perpétuel étranger, immigré d’on ne sait d’où. Mais, considérons qu’il est français.

Fluxus organise des concerts de musique classique, qui, bien entendu, n’ont rien de classique. On met le feu aux partitions, on peint le piano noir avec de la peinture blanche, on cloue une par une les touches du clavier, et je vous assure qu’il faut taper fort avec le marteau et bien tenir les clous qui glissent. Scandale ! Houlala, scandale ! Et pourtant, ces personnes, bien vêtues, en parfaites tenues de concertistes, hommes et femmes (oui, il y a des femmes dans Fluxus), de nationalités diverses, faisaient de réelles propositions, nouvelles, jamais vues dans le monde de l’art, même si elles étaient clairement dans la lignée de Dada, mais Dada non plus, à peu près personne n’avait jamais vu.

Ben a autour de lui, et derrière lui, de sacrés parrains. Daniel Spoerri l’avait invité en 1962 à participer à l’exposition des Misfits à Londres. Ben accueille en 1963 le « Concert Fluxus » dirigé par George Maciunas en personne. Le concert devait avoir lieu au Nouveau Casino, mais la rumeur que Ben projette de dynamiter un piano sur scène fait changer la direction d’avis. À la dernière minute Ben doit louer l’hôtel Scribe. Il crée le Théâtre Total dont les représentations se déroulent rarement dans le calme, subissant régulièrement insultes, jets d’objets divers, œuf dur en pleine figure (ça fait mal). Il est entouré par ses complices, ses amis, prêts à le suivre et à le défendre. Et surtout, sur tout, il a sa femme, Annie Baricalla, qu’il rencontre en 1963 et qu’il épouse l’année suivante. Soixante ans ensemble, ne faisant qu’un. Annie est son repère et son repaire, sa boussole, son ancrage. Elle est son ange gardien, ailes ouvertes afin qu’on puisse aimer Ben et qu’on puisse l’estimer. Elle est belle à tous les points de vue, humaine en amitié, plus libre, mieux que lui, qui est parfois envahi par ses jalousies d’artiste.

Ben vit à Nice. Il se tient volontairement en dehors de Paris, en province, en dehors des capitales dominantes, c’est de sa part une réelle prise de position ? Il a une boutique Ben doute de tout dans laquelle il vend des livres, des disques d’occasion, des objets de brocante, de l’art bizarre. Sa boutique n’est pas seulement un lieu de rendez-vous, c’est vraiment un commerce de survie qui lui assure un minimum. Son appartement est bourré à craquer de documents, de feuilles de papier. Il écrit beaucoup, des textes théoriques, des anecdotes, des poèmes. La vérité est que Ben Vautier est un poète. Il est proche des poètes beatniks américains. Il est le chanteur du coin de la rue. Quand quelqu’un l’accompagne à la guitare, les paroles viennent dans sa bouche, il est capable d’improviser le blues, ce qu’il ressent, ce qu’il vit.

L’art de Ben vient fondamentalement du corps, de la performance. Pour lui, la poésie, l’art signifient langage, oralité, écriture. Il édite lui-même ses écrits. Dans les années soixante, chez lui, toutes les pièces, sont encombrées par des pages ronéotées, s’entassant sur les meubles, sur les tables. Des cartons remplis sont même accrochés au plafond et pendent, tenus par des cordes. Annie est tout le temps auprès de lui pour imprimer les copies, les assembler, les relier. Entre lui et elle, c’est du solide, ça dure, et ça va durer encore longtemps… toujours… jusqu’à toujours.

Sur une de ses toiles, il a écrit « vivre c’est aimer ».

Des tas de petits poèmes concernent Annie. Ils sont pleins d’amour et d’humour, de tendresse, d’érotiques fantasmes :
« Quand je reviens
à la maison je trouve Annie très belle
très en forme
très vraie
très fraîche
qui me dit
je viens de prendre une douche
j’aime Annie
sa peau est douce
elle n’aime pas mes cheveux courts et dit souvent quoi quoi quoi »

« Annie sa piscine est très belle très bleue
ça donne envie de se baigner
Annie aussi est très belle je lui ai proposé de lui installer un matelas dans le potager pour ses amours clandestins mais elle m’a dit
il y a trop de moustiques »

« Annie ne se rend pas compte
De combien je l’aime
Je l’aime comme
Une partie de mon corps
Qui des jours va bien
et des jours va mal
comme un tiers de mon cerveau
trois quarts de mes mots
comme la moitié de ma tête
comme un tiers de ma haine
un quart de mes doutes »

Que Ben soit un poète, il le garde pour lui. C’est sa richesse perso. Nous savons tous que les univers de la poésie, comme ceux de la performance, sont – malheureusement – limités, réservés, cantonnés. Pourquoi ? Hé bien, tout simplement, parce qu’ils ne sont pas bankables. On ne peut pas en vivre et ils ne font pas gagner de l’argent. Sur le marché, ils ne font pas le poids. Ben sait où il veut s’imposer : dans le monde de l’art. Il va réussir le tour de force de faire des œuvres plastiques qui gardent en elles la saveur de sa poésie, de ses performances. Il va faire des tableaux avec son écriture. Il écrit sur la toile, les mots deviennent sa peinture. Là, il met au point quelque chose d’important, il tient le fil rouge de sa création.

Ben veut la simplicité, le contact direct, comme la vie, celle de tous les jours.

C’est nouveau, aucun artiste ne l’avait fait systématiquement, comme il le fait. Et surtout, et cela est fondamental dans la démarche de Ben, c’est à la portée de tout le monde. L’espace public, la rue, les gens ont toujours été son domaine d’expression. Les lieux institués le dédaignaient. Il se veut un artiste populaire, pour n’importe quel public, pas seulement pour les initiés, pour les professionnels, pour les consacrés, pour les habitués des galeries et des centres d’art. Ceux-là, il n’a qu’une envie, c’est de les allumer, de les bouger, de leur faire comprendre ce qu’ils ne veulent pas comprendre. Ben veut la simplicité, le contact direct, comme la vie, celle de tous les jours. À ses yeux, il est indispensable que ses tableaux soient immédiatement compréhensibles. Phrases ordinaires, messages clairs, pour laver les yeux qui en ont trop vu, pour nettoyer les cerveaux saturés d’images.

À partir des années soixante-dix, en ce qui concerne sa carrière d’artiste, les choses pour Ben ne vont faire que progresser, confirmant sa dimension internationale. En France, le à peu près personne va devenir quelques-uns, puis un certain nombre, puis finalement beaucoup, et enfin presque tout le monde puisque ses écritures vont orner des tee-shirts, sacs, paires de chaussettes, stylos, agendas, cahiers, cartables, pour des jeunes qui peut-être croient que Ben est une interjection, genre Ben alors, Ben dis-donc.

Serait-il passé de nom propre à nom commun, comme la voiture Citroën Picasso ? Ce serait un super exploit, auquel extrêmement peu d’artistes parviennent.

La question que nous sommes en droit de nous poser serait alors la suivante : Ben aurait-il vendu son âme ? Serait-il devenu un objet de décoration, de consommation plus ou moins mondaine, comme le furent souvent les pointes dressées des moustaches de Salvador Dali ? Non, je ne le crois pas. La réussite ne l’a pas changé, il a poursuivi la même existence, il est resté le même.

Je prends l’exemple de sa maison qui à Nice est devenue un spot touristique. Elle est recouverte de peintures et d’objets. C’est son île aux trésors. Elle est très visible, il ne se barricade pas, il donne à tous son adresse. Il écrit : « Bien que super parano, je n’ai rien à cacher, donc si voulez venir en pèlerinage à pied ou sur vos genoux me voir, voici mon adresse postale : 103 route de Saint-Pancrace, Nice, 06100 ».

Ben et Annie s’y s’installent en 1975. La façade est un immense patchwork de choses trouvées, horloge géante, roues de vélo, miroirs, panneaux publicitaires qui côtoient les propres phrases de l’artiste : « Chacun sa vie, chacun ses mots », « Je suis inquiet », « Au soleil », « Vie », « Amour ».

Le jardin est tout autant envahi. Ben a beau promettre à Annie de ne pas déborder de plus d’un mètre de la maison, il se répand petit à petit sur les pelouses avec des baignoires, des bidets et des cuisinières remplies de terre dans lesquelles il plante des géraniums. Une estrade sur laquelle il a écrit « Strip-tease autorisé ». Un fauteuil de velours jaune avec « Il a dit la vérité, il sera exécuté ». Avec lui, il n’y a pas de risque que ça fasse un jour propre et dépouillé, ça sera toujours un peu foire, marché de trottoir, vente en plein air, Emmaüs. Mais la maison n’est pas qu’un monument à la gloire farfelue de Ben, c’est aussi un lieu de rencontres, de prises de paroles, d’événements, de fêtes, de manifestations et d’expositions collectives. Des artistes sont invités à installer leurs créations dans le jardin de sculptures.

J’ai vu Annie continuer à cultiver son potager. Et, comme je sentais sa fatigue, je lui ai fait remarquer qu’elle avait désormais les moyens de ne plus planter ses carottes, de ne plus récolter ses haricots verts et ses tomates, elle m’a fait cette réponse de bon sens : « On ne sait jamais ce qui peut arriver ».

Tous les deux, ils n’ont que faire d’une vie de luxe. Ben bosse comme un fou, totalement incapable de s’arrêter, réalisant projet sur projet, expo sur expo, archivant, établissant ses listes de choses à faire, à ne pas oublier, ses listes de listes. Il a toujours été l’homme du trop, du beaucoup, du plein, de la quantité. Il a toujours fait preuve d’une activité débordante, et même envahissante. Avec l’âge, il ne s’est pas calmé, mais ses excès se sont assagis. Il continue sans cesse à distiller sa poésie, ses actions, ses performances dans ses lieux d’exposition. Il ne parvient jamais réellement à se satisfaire d’accrocher ses tableaux sur les cimaises des galeries et des musées. Le soir du vernissage, il ne peut pas rester en place, verre à la main, picorant des toasts au buffet. Il lui faut s’engager personnellement. Il a besoin d’intervenir physiquement, pour de vrai, animant discussions avec les autres, débats contradictoires, ses fameux Pour et Contre. Il est friand du bruit, effets de tribune, arguments à l’emporte-pièce, foire d’empoigne, mais en vieillissant, il donne plutôt dans le côté gentil. Quoi qu’il en soit, il reste un poète de la vie, qui recherche le corps à corps, comme un boxeur sur le ring, pour le désir et le plaisir de l’échange.

Dépassé les 80 ans, il donne encore son temps, son énergie, gratuitement. Quand il faut y aller, il y va, il ne s’économise pas, il fonce, pour le feeling, pour le fun, pour le swing, pour le groove, pour le flow, pour le duende. Mais si, vous savez, ces espèces de lutins énigmatiques qui se mettent on ne sait comment, on ne sait où dans l’inspiration des musiciens et des poètes, ces petits diables enchanteurs et facétieux qui font vivre les œuvres d’art et qui font que, même quand elles sont lourdes, elles restent quand même légères.

Lawrence Ferlinghetti :
« Le poète est une chanteuse des rues qui recueille les chats errants de l’amour. »

Ben :
« J’aurais voulu être chanteur des rues,
chanter du blues, place Garibaldi
et Annie passerait avec le chapeau. »

Federico Garcia Lorca avait beau être un poète d’avant-garde, il n’empêche qu’une lecture de ses poèmes qu’il avait faite sur le trottoir fut saluée par une ovation populaire. Des gens, dans la rue jetaient leur chapeau en l’air, pour manifester leur enthousiasme.

La vraie consécration est celle qui vient de la rue. Il existe des artistes éminemment populaires, qui sont ignorés du grand public. Je pense à Robert Filliou, artiste de génie, proche de Fluxus et de Ben.

Ben est rentré dans le cœur de tout le monde. S’il se répétait, il s’en foutait, ça l’amusait. Insister, insister, faisait partie de sa démarche. Il n’a cessé de dire et de répéter : « L’art doit être nouveau et apporter un choc ». Il y a là comme un paradoxe insoluble, c’est le paradoxe de la vie qui est faite de répétitions et qui est insoluble. Bien sûr, à force de dire et de répéter ce genre d’affirmation, au cours des années, la nouveauté s’estompe, le choc s’amortit. Inévitablement, le déjà vu s’installe.

Ben a su consciemment jouer avec le fait de s’être pris à ses propres pièges. Il disait qu’il n’avait plus d’idées nouvelles, qu’il avait un peu honte de refaire les mêmes trucs, mais, tu parles ! on voyait bien qu’il pétait le feu, qu’il prenait son pied, qu’il se régalait, son cerveau débordait de propositions. Il exprimait ses doutes avec une grande franchise. Il ne trichait pas avec lui-même. Il n’avait pas peur de montrer ses défauts, ses contradictions. Il a écrit : « Il devrait y avoir un enfer pour ceux qui se sont trompés et ne le reconnaissent pas ». Il envoyait des Newsletters fort longues, avec des pépites de trouvailles. Comme un qui a beaucoup compris, il savait mêler la connerie avec l’intelligence.

Boris Vian a écrit dans Le Goûter des généraux :
« Dire des idioties, de nos jours où tout le monde réfléchit profondément, c’est le seul moyen de prouver qu’on a une pensée libre. »

Ben :
« Dans une rétrospective, il ne faut rien cacher.
Vont-ils me laisser être moi-même, montrer que je suis toujours vivant et con ? »

Les musées ont un contrat avec la mort. Ils possèdent le don de prendre des œuvres vivantes et d’en faire des reliques culturelles. J’espère qu’ils ne vont pas tout le temps le ranger dans l’École de Nice. Moi, je le verrais bien, du côté de Sète, avec Robert Combas qui, lui, est très fort pour montrer qu’il est toujours vivant et con et garder l’esprit libre.

Post-scriptum : Le 3 juin 2024, Annie est victime d’un AVC. Elle meurt le 5 juin. Quelques heures plus tard, Ben met fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête. Il a laissé quelques mots pour indiquer qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Elle avait 85 ans et lui 88 ans, 89 en juillet.


Pierre Tilman

Plasticien, poète