Art contemporain

Artistes féministes exemplaires – sur l’exposition Esther Ferrer / La Ribot

Historienne de l'art et critique

Dans l’exposition duelle des deux artistes complices, et résolument féministes, la performance, la danse, l’installation explorent la question du corps appréhendée par un large spectre de médiums, mais aussi l’humour, des esprits libres et des paroles fortes.

Il est arrivé que l’on reproche aux Fonds régionaux d’art contemporain (Frac) leurs trop grandes similarités d’une collection à l’autre, tentés par ailleurs de se faire l’écho d’une certaine scène nationale mainstream.

La dernière double exposition de celui de Franche-Comté prouve qu’il n’en est rien et que leur singularité est bien réelle, et même des plus audacieuses lorsque sont conviées au sein d’un même événement les regards convergents sur le monde de deux artistes féministes s’accordant à transcender les frontières et les catégories : Esther Ferrer, artiste pionnière de la performance (d’origine basque, vivant à Paris), et La Ribot, figure majeure du spectacle vivant (madrilène d’origine, basée à Genève).

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En matière de collection, le Frac Franche-Comté, à l’instar de celui de Lorraine (49 Nord 6 Est), l’un des premiers à s’interroger sur l’acquisition d’œuvres immatérielles (à travers celle qui l’a dirigé pendant vingt ans, Béatrice Josse), détonne par ses orientations privilégiant la dimension performative et transdisciplinaire de l’art. En témoigne la programmation de sa directrice, Sylvie Zavatta, qui s’est attachée aux relations entre les arts visuels et la danse, avec aussi bien l’exposition « Rose Gold » de Cécile Bart, que celles de « Dancing Machines » et « Danser sur un volcan », co-réalisées avec le galeriste et ancien danseur et critique Florent Maubert.

Cette nouvelle exposition duelle ne déroge pas à l’exploration de la question du corps appréhendée selon un large spectre de médiums (objets, installations, performance live, films, maquettes), favorisant tout un jeu de circulations dans les méandres d’une pensée non réductible à une forme exclusive. C’est sous l’égide du temps qu’Esther Ferrer décide d’introduire le visiteur à un parcours intitulé Un minuto más [Une minute de plus].

Ce thème à la fois universel et intime, récurrent chez l’artiste, n’aura de cesse d’être fouillé, disséqué de mille et une manières. Au point même d’être « considéré comme un matériau » aux dires de l’artiste[1]. Si l’on en connaît certaines manifestations, dont la plus notoire est sa série photographique réalisée à partir d’autoportraits composés de moitiés de son propre visage capté à des périodes distinctes (enregistrant les traits changeants de l’artiste), bien d’autres aspects nous sont révélés dans cette exposition[2]. L’approche sonore en est une inédite.

Diffusé dans un couloir d’accès en tout début de parcours, un enregistrement nous fait entendre un montage de 1992 constitué de bribes de sons où se mêlent tic-tacs d’horloge, minutes égrenées par une voix qu’on reconnaît être celle de l’artiste, timbre de voix de La Callas, le temps d’une traversée temporelle et spatiale faite de strates. Son titre : Au rythme du temps. Une expression qui résonne de tout un rapport intrinsèque de la musique au temps, dans un esprit cagien dont Esther Ferrer s’est nourrie depuis ses débuts.

Au débouché de ce couloir succède une salle à la tonalité autrement plus glaçante, qui vient nous arracher à cette ambiance diffuse pour nous frapper de plein fouet. Celle-ci intitulée Sans titre (2015) pourrait sembler anodine à première vue avec sa disposition de chaises en rond, si au centre de ce dispositif un mannequin féminin assis sur l’un de ces centaines de sièges vides, juché sur une table dominant l’assistance, ne nous amenait à diriger nos regards vers une pancarte tenue entre ses mains où figure le funeste et retentissant chiffre du nombre de féminicides comptabilisés sur l’année écoulée. De 139, inscrit lors de l’ouverture de la manifestation le 28 avril 2024, on sait qu’il atteint aujourd’hui le triste record des 152.

Cette dénonciation véhémente matérialisée ici par cette multitude de chaises comme autant de terribles présences muettes (malheureusement exponentielles), participe moins d’une volonté d’en proposer une installation, au sens de « faire œuvre », que de l’absolue nécessité de libérer sa révolte. On sait combien pour l’artiste, grandie sous le régime franquiste, s’élever contre les pressions et les violences en tous genres au quotidien est chose vitale, inscrite dans son ADN. À quatre-vingt ans révolus et plus de soixante ans de pratique d’actions à son actif (dont avec le groupe ZAJ menées de Saint-Sébastien à New York, baptisées « concerts » à leurs débuts afin de contourner la censure, dans la mouvance Fluxus et de John Cage, dont ils étaient proches), elle démontre une fois de plus qu’elle n’a rien perdu de son état d’éveil constant.

Cette présence au monde, indissociable d’une conscience politique aiguë, sait aussi convoquer la dimension salvatrice de l’humour. La salle dite LE MUR DES IMMORTEL.LE.S, Oui, je veux être immortel.le pointe avec un brin d’ironie l’étrange aspiration à le devenir exprimée par certains. Née d’une expression longtemps restée obscure à ses yeux, concernant les Académiciens, l’artiste décida d’en proposer une forme de démocratisation. Désormais, grâce à son invitation, tout postulant peut se saisir de cette possibilité, en notant sur les immenses pages murales mises à sa disposition dans l’exposition, ses motivations (accompagnées de son prénom et âge pour mieux en cerner la portée). Sans surprise, les candidats y ont répondu nombreux, animés de toutes sortes de souhaits, des plus métaphysiques aux plus prosaïques. On y retrouve là le goût cher à l’artiste d’un art participatif ancré dans la vie, où il est fait une place à tout un chacun.

Cette exposition est une démonstration d’esprits libres, habités par une volonté farouche de porter des points de vue singuliers et des paroles fortes.

L’interaction est une dimension qu’Esther Ferrer a toujours privilégiée, enraciné dans sa conception d’un rapport simple et direct à la performance, dans l’héritage direct de Fluxus. Aussi était-il logique d’accueillir le public dans le hall d’entrée (et de sortie) du Frac avec une pièce participative intitulée Qu’est-ce que la performance ? Si l’artiste y propose à même le mur maintes réponses possibles, glanées aussi bien dans des ouvrages spécialisés que lors de propos entendus ou lus – des plus profonds aux plus fantaisistes, sans oublier ceux agacés, voire outrés – chacun à l’issue de ce parcours pourra y contribuer au moyen de post-it à appliquer sur la baie vitrée du Frac, devenue un espace projeté de forum des idées.

Comme une réponse possible à la question posée par Esther Ferrer, une installation de La Ribot située non loin, projetée au sol et partiellement au mur, se fait l’écho d’une pratique placée sous le signe du champ des possibles.

À une vision de la performance revendiquée comme un art ouvert, La Ribot y répond par une approche élargie de la danse, nourrie de transversalités. Avec son titre bien choisi, l’installation vidéo de 2001, Despliegue [Déploiement], peut s’entendre sous son double sens, spatial et mental, et vise à nous immerger dans l’approche diffractée de ce qui a constitué la matrice de son travail. Filmée en contre-plongée depuis une caméra fixée à cinq mètres de hauteur, on la perçoit (plus qu’on ne la distingue vraiment) évoluer au milieu d’une composition hétéroclite subtilement pensée d’un point de vue chromatique, composée d’éléments épars de vêtements et d’accessoires étalés sur un grand carton posé à même le sol. À cette source d’images viennent se télescoper d’autres, filmées en macro projetées au mur, fruit de ses propres mouvements caméra au poing, créant un vertige où le brouillage des repères spatiaux se trouve redoublé par le processus de déréalisation des images. Quant aux micros-actions effectuées, le spectateur un peu avisé ne manquera pas de s’essayer au jeu de leur décryptage, extraites pour la plupart du répertoire des Piezas Distinguidas (« Pièces distinguées]») conçues par l’artiste entre 1993 et 2000, qui firent sa renommée.

On se souvient combien ces brèves performances (durée : entre 30 secondes et 7 minutes), exécutées nue la plupart du temps au milieu du public, entourée d’objets (souvent directement accrochés à même le mur), ont façonné son image faite d’une singularité et d’une grande liberté jamais éclipsées. À ce travail mené en solo pendant près de dix ans, a succédé une conception ouverte à des collaborations (ainsi le duo avec Mathilde Monnier), étendue ensuite au groupe avec un intérêt pour les formes à trois. C’est ce dispositif ternaire à la dynamique particulièrement efficiente qui est privilégié pour la reprise de la Pièce distinguée N° 54 (2020), redonnée lors du week-end de vernissage, durant une temporalité d’une heure trente.

Ce même potentiel de configurations multiples constitue le ressort de la performance évolutive LaBOLA (« La sphère »), ressuscitée ici sous forme de série photographique : LaBOLA desborda, ainsi titrée pour son côté expansif opéré devant les tableaux du musée Prado, investi durant six semaines par ses protagonistes et leur corpus d’accessoires-vêtements. Telle une accumulation vivante qui n’en finit pas de se métamorphoser, LaBOLA avait connu une version antérieure, sous forme de pièce-spectacle programmée à la Ménagerie de Verre à Paris ; sa nouvelle monstration, prévue en octobre prochain au Frac, laisse augurer d’une autre dimension dans le cadre de cette exposition titrée « attention, on danse ! / ».

Faire-défaire ; construire-déconstruire ; élaborer dans un sens puis à rebours selon une autre logique est l’une des modalités exploratoires motrices de la démarche de l’artiste. Cela sans jamais omettre d’entraîner le regard du spectateur dans ces jeux jubilatoires. C’est à cette étonnante expérience que nous confronte FILM NOIR (2014-2017) : hommage au figurant, à l’extra, au « “surnuméraire” » comme le dit La Ribot, à travers un montage de scènes dont elle a occulté les personnages principaux au profit des gestes et déplacements des personnages secondaires, petites mains subalternes, « invisibilisées ».

Ce « corps-opérateur », voué ici à des tâches souvent déconsidérées, fait l’éloge de ceux qui œuvrent dans l’ombre. De la même manière, la Pièce distinguée N°54 s’intéressait aux nuisibles, aux cafards, personnifiés par trois danseuses afin de parler des laissés-pour-compte, des rejetés de notre société et « d’introduire un propos politique »[3], qui lui tient à cœur. Le rapport à l’altérité exprimé de manière forte et imagée est une constante chez cette artiste. Cela est criant dans l’installation Walk the Bastards (2017) où toute une communauté de chaises usagées (du type pliantes en bois) rafistolées, plus ou moins bancales, marquées des signes de la vie, s’offrent au regard.

Métaphores par excellence du corps par leur qualité anthropomorphique, elles en sont le prolongement autant qu’elles sont dépositaires de mille histoires ravivées par des phrases pyrogravées. Au nombre de onze, elles portent des numéros et des titres en lien avec leurs caractères défectueux, éclairés par un texte écrit de la main de l’artiste sur le mur et de sentences gravées sur le bois, dont celle-ci « BAD ART IS STILL ART / IN THE SAME WAY BAD EMOTION IS STILL AN EMOTION » (« Un mauvais art est quand même de l’art, comme une mauvaise émotion est quand même une émotion »), empruntée à Marcel Duchamp.

Au-delà de cette complicité entretenue, aussi bien par La Ribot que par Esther Ferrer, avec cette figure maître dans l’art du déplacement, on retiendra ici la démonstration d’esprits libres, habités par une volonté farouche de porter des points de vue singuliers et des paroles fortes. Assurément féministes dans leur engagement, avec une acuité au réel, elles n’en sont pas moins artistes donnant à voir une pensée active et vibrante de l’art et de leurs pratiques, riches d’approches protéiformes qui ne cessent de se réinventer.

« La Ribot, Attention, on danse ! Esther Ferrer, Un minuto más (Une minute de plus) », Frac Franche-Comté, du 27 avril au 27 octobre 2024


[1] Propos recueillis lors d’un entretien avec l’artiste.

[2] Ici est exposée une version vidéo noir et blanc de cette série photographique : Autoportrait dans le temps (1981-2014), accentuant le glissement quasi imperceptible d’une image à une autre.

[3] Propos extraits d’un entretien avec l’artiste.

Patricia Brignone

Historienne de l'art et critique , Professeure d’histoire des arts à l’École nationale d’art de Dijon

Rayonnages

CultureArts visuels

Mots-clés

Féminisme

Notes

[1] Propos recueillis lors d’un entretien avec l’artiste.

[2] Ici est exposée une version vidéo noir et blanc de cette série photographique : Autoportrait dans le temps (1981-2014), accentuant le glissement quasi imperceptible d’une image à une autre.

[3] Propos extraits d’un entretien avec l’artiste.