Mythes & Cie – sur Hot Milk de Deborah Levy
Conquis par les trois volumes de son « autobiographie mouvante », Ce que je ne veux pas savoir, Le Coût de la vie, État des lieux, les lecteurs français de Deborah Levy ne connaissaient pas forcément sa veine fictive.
Avec Hot Milk, paru outre-Manche en 2016, soit avant son virage vers l’écriture de soi, c’est désormais chose faite. Levy s’y révèle en artiste accomplie, conjuguant freudisme, enquête anthropologique et poésie au service d’un récit à la beauté CONVULSIVE, ainsi que l’aurait voulu André Breton, adossé à une réflexion, façon Roland Barthes, sur « Le Mythe aujourd’hui ».
Au seuil d’un bref mais éclairant texte intitulé « Psychopathologie de la vie d’écrivain », tiré du recueil La Position de la cuillère (Éditions du sous-sol, traduit de l’anglais par Nathalie Azoulai en 2024), Deborah Levy pose le constat suivant : « Le roman fournit à l’esprit humain un foyer accueillant. » Et de poursuivre : « C’est un refuge pour toutes les dimensions de la conscience, dont celle de l’inconscient. »
La conscience en question n’a rien à avoir avec les courants de conscience, mais « plutôt avec la conscience que nous mettons à composer une histoire », avec sa propre « conduite d’écriture », comme nous le dit à peu près Roland Barthes, de préférence « devant un steak-frites et un verre de vin ». Dans le cas de Levy, ce serait plutôt autour d’une tasse, ou d’un verre, de hot milk, que s’élabore son récit, croisant mythologie antique et « Mythologies » contemporaines, à l’heure de la crise des dettes souveraines en Europe et de l’afflux des premiers migrants sur les côtes de la Méditerranée.
Intraduisible, Hot Milk ? Il faut croire que oui, puisque c’est en anglais dans le texte, en V.O. donc, que se présente le titre du roman. L’association du lait (milk) et de la chaleur (hot) serait-elle à ce point claire comme l’eau de source ou de roche ? Ne serait-ce pas plutôt au nom d’une inquiétante opacité ou étrangeté, teasing oblige, que la traductrice, l’excellente Céline Leroy, et son éditeur se sont entendus pour ne pas traduire ? On peut le regretter, ou au contraire s’en réjouir, mais reconnaissons que « Lait chaud » ne passerait pas aussi bien la rampe.
Manqueraient à l’appel la brûlure de cette fin d’été andalou, dans une Almeira « balayée par le vent et cuite par le soleil », l’érotisme torride (Caliente) qui enflamme les nuits de deux femmes amoureuses (Sofia et Ingrid), mais aussi, last but not least, le rappel implicite de la profession de barista exercée par l’héroïne du roman, Sofia Papastergiadis, née d’un père grec et d’une mère venue du Nord de l’Angleterre. Et puis il y a les sonorités, mi-liquides, mi-gutturales, de hot milk. Deux monosyllabes, relevant, l’un du feu, l’autre de l’eau, y scellent un cocktail explosif, placé sous le signe du mariage des contraires et de la rivalité ancestrale, mythique, pour ne pas dire archétypique, entre mères et filles.
En sorcière accomplie, Deborah Levy fait entrer dans la composition de sa potion magique toutes sortes d’ingrédients, d’origine et de nature diverses. Sofia a abandonné sa thèse d’anthropologie (qui portait sur la « mémoire culturelle ») pour accompagner sa mère à Almeira, à la recherche d’une clinique privée en mesure de traiter la mystérieuse maladie des jambes dont souffre Rose.
Mais c’est selon les modalités de « l’enquête », façon détective ou sociologue, que s’organise et s’écrit la chronique de son séjour, confirmant ainsi le point de vue d’un Dominique Viart, pour qui la littérature contemporaine emprunte de plus en plus à l’anthropologie ou l’ethnologie ses protocoles, ses méthodologies, sa conduite de récit[1]. Margaret Mead est longuement citée, les relations mère-fille sont étudiées à la lumière des « structures de parenté ».
C’est une forme de rage, de haine et de violence, qui impulse les pages d’un récit en tout point électrisé et inflammable.
Un doigt d’économie politique se glisse de surcroît dans la mixture à base de lait : l’action se passe dans le Sud de l’Europe (Espagne, Grèce), un Sud touché de plein fouet par la crise des dettes souveraines, percuté par les politiques d’austérité et commençant tout juste à voir débarquer au péril de leur vie, nous sommes dans les années 2010, une main-d’œuvre de migrants taillables et corvéables à merci.
Plutôt que de procéder à un remake de l’orientalisme d’antan, qui voyait les personnalités du monde des lettres ou des arts s’expatrier sur les rivages bénis de la Méditerranée, Levy prend ainsi soin de politiser son sujet, en en déconstruisant la tonalité d’apparence cool, très sea, sex and sun. C’est au contraire une forme de rage, de haine et de violence, qui impulse les pages d’un récit en tout point électrisé et inflammable (« À croire qu’une allumette vient d’être jetée dans une piscine de pétrole »).
La fable moderne qu’est Hot Milk se nourrit surtout d’une bonne dose de mythologie. À la faveur d’une invasion de méduses urticantes, qui mettent en fuite les baigneurs, à commencer par Sofia, la figure de la Méduse se voit convoquée sur le toit brûlant du récit, avec son pouvoir pétrifiant, sa monstruosité radicalement autre, mais aussi son « rire » ambivalent – à l’orée du livre, Levy cite fort opportunément Hélène Cixous, et Le Rire de la méduse (1975) : « À toi de rompre les vieux circuits. » La couturière Ingrid Bauer, l’amante de Sofia, joue à plein, elle, sa partition d’Amazone, de guerrière brandissant son arc et sa flèche, prompte à la renchérir sur les cuisantes « piqûres du désir ». Quant à Rose, on découvre, non sans ironie, que son prénom porte en lui les lettres du dieu Éros, elle dont le cœur ne contient pas la moindre once d’amour maternel, preuve que nous vivons « tapis dans les signes des uns et des autres ».
Il n’est pas de mythologie qui tienne dans une dimension thérapeutique de soin. Semblant suivre en cela Michel Foucault, Deborah Levy place au centre de son dispositif un bio-pouvoir (médical), une plainte (celle, sans fin, de la patiente qu’est Rose), et une architecture : le dôme en forme de sein unique, et d’une couleur de marbre laiteux, qui surmonte la clinique privée où officie le docteur Gomez, authentique spécialiste, à moins qu’il ne s’agisse d’un charlatan notoire.
Une triple ration de psychanalyse vient faire mousser le tout. Jamais nommé, Freud règne en maître sur ce roman analytique, dont il est la puissance totémique, en l’absence de tout autre tabou. Freud et Vinci, Freud et le trait d’esprit en lien avec l’inconscient, Freud et l’imago maternelle. « Tout dans le monde revient à la Mère », lit-on dans La Position de la cuillère, qui s’ouvre sur une lettre à sa génitrice, Philippa Beatrice, cette « Chère étrangère ».
Abandonnée par son père, Sofia, elle, n’en finit pas d’étouffer, au figuré comme au propre, sous le poids d’une mère castratrice à laquelle elle a tout sacrifié, sans rien recevoir en retour. L’amour qu’elles se portent (ou pas) est un amour vache – un amour hache, plutôt : « Mon amour pour ma mère est une hache. Il blesse gravement. »
Actes manqués et lapsus tranchants se succèdent ainsi pour le plus grand bonheur du lecteur : à l’ouverture du livre, Sofia fait tomber son ordinateur dont l’écran se fendille, signe prémonitoire qu’un processus de fracturation avancé, du temps, des paroles, des identités et, plus généralement, du sens, est en marche. Les noms, propres ou communs, glissent, trébuchent, dérivent, ou en tout cas leur interprétation (leur Deutung), pour le meilleur ou le pire : Trieste sonne comme « Tristesse », sous « Désirée » se cache un funeste « Décapitée », agua met sur la piste de l’agonie, etc.
La poésie est partout dans Hot Milk, mais surtout du côté des animaux, dont le récit prend le parti.
Dernière composante, employée sans modération aucune : la langue poétique, qui flotte mais jamais ne coule, à l’image de ces méduses « lentes et tranquilles, pareilles à des vaisseaux spatiaux, délicates et dangereuses ». Si ne pas parler la langue de son père grec met sa narratrice mal à l’aise, écrire l’anglais met Levy en situation d’accueillir, dans ce foyer qu’est le roman, un imaginaire à la fois archaïque et contemporain, greffé sur une prose, tantôt ouvertement poétique, à l’image de ces courts chapitres intermédiaires, en gras, où se met en scène une pulsion de type voyeuriste, tantôt allusive. À l’image du grand étalon andalou que chevauche Ingrid sur la plage, et dans lequel les admirateurs de Sylvia Plath croiront reconnaître le digne successeur d’Ariel, son cheval fétiche.
La poésie est partout dans Hot Milk, mais surtout du côté des animaux, dont le récit prend le parti. Toute une ménagerie fantastique s’y déploie, entre la dorade « charnue et folle de rage » que Sofia vole à l’étalage d’une poissonnerie, histoire de prouver son intrépidité, les mouches et les taons qui pullulent dans l’air chauffé à blanc, les méduses, of course, mais encore le chien qui hurle à la mort, les poulpes jetés en pâture aux chats errants, le serpent coupé en deux, la chatte gestante du bon docteur Gomez, les renards qui rôdent sur le bas-côté des autoroutes, en l’attente d’une proie facile…
Fracassant les faux vases grecs, dans l’espoir de briser les chaînes qui emprisonnent les esclaves porteuses d’eau qui défilent sur leurs parois, le récit de Levy se veut, à l’évidence, féministe, émancipateur. Sofia, la soi-disant incarnation de la sagesse, ne sait que fulminer, telle un volcan, et ruer, mais un peu tard, dans les brancards. Mais tout rêve de guérison semble repoussé aux calendres grecques. En attendant, la violence, verbale et autre, dont Levy parvient à faire un « hymne », recèle bel et bien en son sein un « cheval de Troie ».
Qu’est-ce qui se cache dans son ventre et dans sa bouche, sinon ce qui fait qu’un écrivain aime, en définitive, à buter sur une résistance, à faire son miel de ce qui échappe à sa compréhension ? « Il est toujours bon de placer quelques punaises sous les fesses d’un récit moralisateur et tyrannique, histoire de le maintenir en alerte, et de lui arracher de petits cris et de s’assurer qu’il ne se carre pas tranquillement dans un fauteuil, un chaton sur les genoux » (La Position de la cuillère).
En appliquant sans ménagement aucun, et à même la peau de ses lecteurs, l’irritante et venimeuse gélatine de ses méduses, la romancière nous maintient, de fait, en alerte. Loin de nous tendre la pommade capable d’apaiser les douleurs, Levy ne fait jamais qu’aviver en nous une soif qu’on sait douloureusement inextinguible. Soif de lait chaud, de lait maternel, fût-il amer (bitter), comme l’est la bière dans le Yorkshire dont Rose est originaire. De quoi cette soif est-elle le nom, sinon de « l’inlassable, enivrante, inapaisable chercherie [sic] d’amour » dont parle Hélène Cixous ?
Deborah Levy, Hot Milk, traduit de l’anglais par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, mai 2024.