Adieu Esther – sur Les Cahiers d’Esther. Histoire de mes 18 ans de Riad Sattouf
C’est la seconde fois qu’il faut avaler la couleuvre, la seconde fois que nous pleurons toutes les larmes de notre corps. « Jamais deux sans trois » dit le dicton, mais il n’y a pas de troisième fois en vue, puisque Riad Sattouf n’est l’auteur que de deux séries, pour le moment du moins. L’une, autobiographique, L’Arabe du futur, s’est achevée en novembre 2022 avec la parution d’un sixième tome ; la seconde s’achève maintenant avec la publication ces jours-ci du neuvième et dernier volume des Cahiers d’Esther, sous-titré sobrement Histoire de mes 18 ans.

L’auteur a suivi Esther de ses dix à ses dix-huit ans. Il avait annoncé que, lorsqu’elle atteindrait sa majorité, il arrêterait de raconter le quotidien de cette héroïne mi-réelle, mi-inventée, car Sattouf a pris soin de brouiller les pistes afin que personne, pas même ses amis de classe, ne la reconnaisse. Le lecteur a le cœur serré, il est l’heure de se quitter. Cet ultime album, aussi remarquable que les précédents, est dominé par la nostalgie, même s’il reste drôle, même s’il pratique l’autodérision, comme l’entièreté de l’œuvre de Sattouf. Un cycle s’achève pour nous comme pour Esther.
À plusieurs reprises elle exprime sa tristesse : en quittant son lycée, « le lycée Royal » (s’agit-il d’Henri IV ? de Charlemagne ? Les hypothèses vont bon train dans les cours d’établissements et cette curiosité a contaminé les parents des jeunes lecteurs), son enfance se termine. Désormais majeure, prête à passer son bac, sommée de choisir une orientation sur Parcoursup, Esther s’inquiète de ne pas savoir quoi faire de sa vie, comme s’il fallait qu’elle le décide maintenant, comme si les dés allaient être définitivement jetés en ce mois de juin. À dix-huit ans, on a l’illusion que tout se joue maintenant et pour toujours. Riad Sattouf le sait, il est un excellent psychologue. Il fait une place à cette crainte du chômage et de la responsabilité.
Mais ce n’est pas tant sur là-dessus qu’il insiste. Il va plus loin : Histoire de mes 18 ans est un album sur la séparation. Esther sent le sol se dérober sous ses pieds en cessant d’être lycéenne. Elle regarde ses parents, ses deux frères et l’appartement familial d’un œil différent, non pas critique, mais légèrement étranger, décalé. Elle remarque les cheveux blancs de sa mère en laquelle elle voit la « mamy » de demain. Bientôt Esther sera ailleurs, un peu éloignée des siens, qu’elle aime.
En quittant Esther, le lecteur adulte perd le fil qui le reliait une fois par an, à la parution de chaque volume depuis neuf ans, à cette tranche de temps perdu, une époque marquée par une relative insouciance. Il retrouvait avec Esther le temps où il jouissait d’une liberté confortable, encadrée par une vie de famille (Esther est heureuse et sa famille, sympathique). Sans Esther, il n’aura plus l’occasion de se remémorer le temps de l’école que Riad Sattouf représentait déjà avec génie dans son film, Les Beaux Gosses (2009). Les Cahiers d’Esther ne charrient jamais la même crudité que Les Beaux Gosses, scénario porté par des garçons. Esther est « célib » et ses amours ne commencent jamais ; elle les rêve. La jeune fille est une romantique parigote, et se déclare « obsédée par l’idée de ne plus être célibataire ». Puisqu’Esther existe dans la vraie vie, Sattouf, respectueux, ne lui attribue pas de pensées obscènes comme en avaient les personnages des Beaux gosses.
Mais il n’y a pas que le sexe dans la vie. Sattouf sait reproduire d’autres éléments essentiels de la vie d’une fille heureuse entre ses dix et ses dix-huit ans : les profs ridicules (il y en a une ici, une professeure de philosophie, désagréable, aguicheuse), les meilleures copines, les modes vestimentaires et comportementales, les discussions qui animent la récréation. Que ce soit dans L’Arabe du futur, Les Beaux Gosses ou Les Cahiers d’Esther, il exerce l’un de ses dons, celui de restituer l’énergie de l’enfance. Le héros de L’Arabe du futur pourrait s’effondrer sous le poids des difficultés et des drames qu’il affronte et dans lesquels il baigne, mais son instinct de survie l’emporte. Sattouf n’est jamais larmoyant ; l’humour le sauve.
Cette force n’est pas une barricade contre l’émotion ; au contraire : l’auteur restitue remarquablement la mélancolie, le « vertige », comme le dit sur une planche Esther dans ce volume. Il rend compte de l’angoisse qui lui monte à la gorge à l’idée de devenir une jeune adulte et de quitter un cocon. « Avez-vous parfois l’impression de vivre avec le fantôme de vous-même ? Parce que moi, oui », annonce Esther au lecteur dès la première planche. À cet âge, peut-être pour la première fois, parce que la charge symbolique des dix-huit ans est forte, on sent ce qu’on a déjà perdu, alors qu’on débute à peine.
Dans cent ans, Les Cahiers d’Esther seront encore lus.
On prête parfois à Riad Sattouf des qualités de sociologue, nous y reviendrons. Ce n’est pas faux mais il est avant tout, ou en même temps, un excellent récepteur et traducteur des affects. Les émotions de ses personnages varient, elles vont et viennent. Ce mouvement fait de Riad Sattouf un dessinateur doublé d’un romancier. Il comprend l’état d’esprit propre à l’élève de terminale : le « j’en peux pluisme » : Esther en a assez de croiser les mêmes têtes depuis tant d’années au « lycée Royal ». Elle est jeune, mais déjà fatiguée. Elle veut changer de décor tout en redoutant le changement. La confusion propre à la fin de l’adolescence est dans cette oscillation entre le confort de la dépendance et la tentation de l’affranchissement.
Dans cent ans, Les Cahiers d’Esther seront encore lus. Étude de mœurs menée à travers le prisme d’une jeune Parisienne, c’est un document qui mêle inventions et données réelles. Riad Sattouf fabrique, engendre son personnage, tout en restant fidèle à celle qui l’inspire. Esther, qui dans la vie porte un autre prénom (inconnu de nous), est la fille d’amis du dessinateur. Riad Sattouf l’a dit et écrit dès le début de la série. Une planche de ce dernier volume intitulée « Naissance d’un chef d’œuvre mdr » raconte dans quelles circonstances la rencontre entre lui et la petite fille s’est faite, et cette page témoigne des relations sociales et amicales de ce début de XXIe siècle.
Un soir, les parents d’Esther prévoient d’aller dîner chez Riad Sattouf. Esther, âgée de dix ans, n’a pas envie de rester avec son petit frère gardé par la baby-sitter à la maison. Elle supplie son père et sa mère de les suivre et de rester sage ; ils acceptent. C’était en 2016. Une fois chez Sattouf, Esther se mêle à la conversation, à table. Elle met son grain de sel quand les adultes commentent le monde comme il va. Riad Sattouf l’écoute et l’encourage à décrire les « populaires » de son école. Il devine qu’il peut utiliser ces confidences et en faire de l’or.
Les Cahiers d’Esther mélange le vocabulaire de Riad Sattouf, tissé de familiarités, de mots précis et d’humour, aux tics de langage des filles nées dans des familles de la classe moyenne. Le père d’Esther est prof de gym et sa femme travaille dans « les assurances ». Esther dit « j’avoue », « fatigue », « je follow » « Moi en mode … ». Par exemple : « Là c’est moi en mode je viens de rencontrer l’homme de ma vie et il est en train d’écrire son numéro sur mon tel car il n’a plus de batterie, promis je le rappelle direct, vite horloge tourne plus vite S.T.P. » Jeune fille pressée, elle veut néanmoins ralentir le cours du temps. Elle aura bientôt vingt ans, cet âge qui n’est pas le plus beau.
Riad Sattouf sociologue ? Il s’en défend. Certes, il n’étudie pas de façon exhaustive les jeunes Français ni même les jeunes Parisiens. Néanmoins il attrape l’air du temps et son œuvre retranscrit les positions politiques de certains jeunes (ceux qui sont à l’extrême-gauche ou à gauche, dans le cas d’Esther), le mélange de distance et d’attachement qui les lie à leurs parents, la façon dont ils se déplacent dans Paris, leur goût pour des chanteurs français d’autrefois – dans le cas d’Esther, il s’agit de Barbara –, leur émotion à la mort de Masha Amani. Esther concède être vaguement écologiste, mais elle précise ne pas être passionnée par la politique. Elle prétend ne pas s’intéresser à l’actualité ; c’est faux. Elle est au courant de l’essentiel, et ses idées ne sont ni celles de son frère aîné, qui est de droite, ni celles de son père, qui vote Mélenchon, ce qui la fait rire et rouspéter à la fois. Elle rencontre un garçon qu’elle trouve beau, qui est d’extrême-gauche, et selon lequel les autres orientations politiques sont les héritières directes du fascisme ; elle décide ne cesser de le fréquenter : ça ne collera pas entre eux.
En terminale, elle découvre les œuvres qui témoignent de l’extermination des Juifs et l’ampleur de ce qu’elle apprend la terrasse. Riad Sattouf a intitulé la planche dans laquelle son héroïne lit Primo Levi, Anne Franck, Simone Veil, Esther Senot (née en 1928, elle est une survivante de la Shoah, déportée depuis Drancy à Auschwitz), « La culpabilité ». Esther regarde Nuit et brouillard d’Alain Resnais, Shoah de Lanzmann, et choisit de parler de la mémoire et de l’oubli lors de l’épreuve du bac appelée le Grand oral. Riad Sattouf a l’art de rester en retrait, idéologiquement, tout en diffusant quelques-uns de ses points de vue. Il le fait en portant des faits à la connaissance de ses lecteurs.
Dans L’Arabe du futur, il montrait la propagande antisémite à laquelle étaient soumis les élèves de son école en Syrie. Lui-même arrivait de France, cette haine le tétanisait ; il en était le spectateur effaré. Dans ce dernier tome des Cahiers d’Esther, l’engagement de Riad Sattouf consiste à choisir la Shoah comme point crucial de l’Histoire, et non un autre fait. Il termine cette planche avec une adresse aux lecteurs, pratique inhabituelle de sa part : « Si vous aimez Les Cahiers d’Esther, faites-moi plaisir et allez écouter une rencontre d’Esther Senot sur Youtube, y en a plein. Et après, envoyez la vidéo à vos amis pour qu’ils la voient aussi. »
Les couleurs de cet album sont celles que Riad Sattouf, économe en couleurs, utilise traditionnellement : du rouge, du noir, du bleu. Du orange, inhabituel chez lui, apparaît. C’est la couleur de la tranche du livre et du chat d’Esther. Il se prénomme Titange, il a seize ans, il n’est pas en grande forme. Bizarrement, nous ignorions son existence auparavant. La pauvre bête meurt dans cet album, en même temps qu’Esther prend congé de nous. « Comment Esther a-t-elle pu nous cacher Titange, elle qui nous disait tout ? », pense le lecteur. C’est parce que Les Cahiers d’Esther ne sont pas une autobiographie exhaustive, mais un portrait subjectif, un puzzle de mensonges, d’omissions, et de vérités. Il va falloir s’habituer à ne plus savoir ce que devient Esther, dont nous avions depuis neuf ans des nouvelles au début de chaque mois de juin.
Riad Sattouf, Les Cahiers d’Esther. Histoire de mes 18 ans, volume 9, Allary, juin 2024.