Musique

Dans les cuisines de l’enfer – sur JVLIVS Prequel : GIULIO de SCH

Critique

Avec son nouvel album, le rappeur SCH prend le temps à rebours, en inventant une genèse à son avatar mafieux Jvlivs. Il libère ainsi à nouveau le cerbère des enfers et circule sous les voûtes de son propre musée.

Entre la rivière Hudson et la 8e avenue, un quartier touristique de New York porte un nom artisanal et inquiétant : « Hell’s Kitchen », traduction française : la cuisine de l’enfer. L’origine historique de ce nom tout à fait mythologique reste à ce jour trouble et contesté. On raconte que cette partie du West Side de Manhattan a vu grandir le jeune émigrant Vito Andolini qui, après un passage par Ellis Island et l’erreur d’un fonctionnaire, s’est vu affublé du nom de sa ville sicilienne natale : Corleone.

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Dans la fiction, Hell’s Kitchen a été le véritable lieu de naissance de Vito Corleone, le théâtre de son entrée dans la vie criminelle puis mafieuse. Dans la réalité, ce quartier autrefois populaire fut, entre autres, le lieu de naissance d’Alicia Keys et le territoire de gangs irlandais. « In Hell’s Kitchen, I chef the impossible » rappe Prodigy du groupe Mobb Deep dans le morceau Quiet Storm. Dans Hell’s Kitchen, on cuisinerait l’impossible. Comment un quartier peut-il cuisiner ses habitants ? Qu’est-ce que le diable cuisine dans ses enfers ? Des crimes sûrement, quelques plats familiaux importés, peut-être de la cocaïne, mais surtout de la musique.

« Hell’s Kitchen » figure à la quinzième position de la tracklist de JVLIVS Prequel : Giulio, signé SCH, posant ainsi un nouveau lieu sur la carte de la géographie imaginaire du rappeur. Hell’s Kitchen désignerait l’un de ces « merdiers » au pluriel dans lequel on naît, qu’il s’agisse d’un recoin perdu de Sicile, d’un village « où ça troue les panneaux », ou de l’une des banlieues de Marseille. En lui-même, le titre « Hell’s Kitchen » offre une transition entre des rythmes déjà présents sur Autobahn (projet précédent de SCH) et une tonalité plus propre à l’univers JVLIVS. Le titre lie (via l’autoroute) l’univers italien et Marseille, « City Vice ».

Cycle interminable ?

Entre deux mixtapes de SCH, on attendait la clôture de son grand cycle JVLIVS, une trilogie initiée par un premier volume en 2018 et un second en 2021. En deux albums, l’univers JVLIVS est apparu comme un grand work in progress baroque et autobiographique qui diffracte la figure du rappeur (Julien Schwarzer à la ville) en mafieux italien (Jvlivs dans la fiction). Héritiers d’un père décédé, Julien, Jvlivs et SCH tissaient en musique la vie et la légende, sur un fond orchestré et polyphonique.

À contresens des attentes, SCH ne conclut pas avec Giulio. Au contraire, il replonge dans sa propre matière mythologique, mais chargé de l’expérience des projets précédents, causant ainsi un vertige temporel où un rappeur plus vieux raconte et incarne tour à tour un avatar de lui-même plus jeune. « J’ai plus la tête à la fête ou à faire marche arrière », constate SCH dans Giulio, et pourtant sa course en avant semble le ramener quelques années en arrière.

JVLIVS Prequel : Giulio se tient donc devant nous, sous une forme plébiscitée par le cinéma de franchise : un prequel. JVLIVS Prequel : Giulio, ce titre complexe cache un album solo, solitaire même : dix-huit morceaux sans aucun featuring, exercice dans lequel excelle pourtant le marseillais. SCH étire ainsi un peu plus son autofiction, fait un tour au musée, et déploie une nouvelle fois ses talents d’homme-chorale à lui tout seul. Pendant ce temps, le tome III de JVLIVS continue de s’éloigner, comme une voiture que l’on poursuit, comme le rivage dans l’histoire d’Ulysse, ou comme la mort du héros dans le film.

Giulio a mano armata

Les projets de SCH n’existent pas sans un concept, même discret. En 2019, sa mixtape Rooftop investissait le toit d’une tour, les sommets du succès ou d’un hôtel de luxe. Autobahn mélangeait en 2022 les bolides de courses et les « go fast ». Au printemps 2024, les quelques signes avant-coureurs et commerciaux venus annoncer Giulio ont suscité quelques craintes. L’hypothèse d’un album concept « trattoria » avait de quoi faire peur, avec ses métaphores filées ou faciles de la cuisine, la rencontre des cooks et des crooks, une recette de cannellonis égrenée in extenso et, pour finir, un restaurant éphémère ouvert à Paris en partenariat avec la cosa nostra Uber Eats… Heureusement, le fil rouge gastronomique reste discret et digeste dans Giulio.

Davantage que les deux précédents opus JVLIVS (qui pourtant le suivent chronologiquement), l’humeur du prequel est italienne, et le « flow Pavarotti » est de mise. Tout le monde s’est grimé en italien et s’invente des oncles, de Sicile ou de Calabre. « Jvlivs » est devenu « Giulio », fils d’une famille fictive qui parle italien et à laquelle il répond en français dans un court-métrage sorti en même temps que le disque. L’armada de beatmakers (2K, Gancho, Seezy, entre autres…) est rangée sous la bannière de la maison Baron Rouge, rebaptisée plaisamment « Barone Rosso ». Toutes teintées du style JVLIVS, les instrumentales sortent à nouveau les mandolines, les guitares et le piano dans des compositions orchestrées et changeantes.

Giulio rêve l’Italie comme un pays natal, imaginaire et composite, qui s’incarne dans plusieurs espace-temps. D’une part, l’« Italie côté Chicago », la diaspora d’Al Capone vieille d’un siècle, ou l’utopie sicilienne et new-yorkaise des Corleone. De l’autre, une Italie plus actuelle représentée dans la série de Stefano Sollima Gomorra, une référence accrochée à SCH depuis son premier projet A7 en 2015. Giulio revient aux sources fantasmées de la propre jeunesse du rappeur, comme une gousse d’ail ou un oignon, que l’on ferait justement « revenir ».

Flux et flow d’un homme-orchestre

Classiquement, tout commence dans Giulio par un « baptême », une piste introductive composée d’un feuilletage sonore où s’empilent des violons, la voix d’une sage-femme, des sirènes, un curé italien énonçant les devoirs du parrain, des basses drill distorsionnées, et les cris de quelques mouettes. Après cette introduction à l’effet immersif certain, Giulio s’écoute comme une longue plage sonore de 55 minutes environ, aux transitions ciselées et où aucun morceau ne se détache ni ne détonne dans la cohérence de l’ensemble. Le rappeur marseillais reprend tous les codes de JVLIVS, son lexique « pensées noires et nuit blanches », « marché noir », ses ciels bleus ou rouge. Bref, toute la gamme mafieuse et braqueuse de l’anti-héros tragique.

Sur le seuil de Giulio, le S renvoie à son lexique propre la critique avide de le ranger dans des catégories, et il le fait en des termes peu amènes : « J’baise le hitmaker, puta, j’baise le lyriciste. » Il congédie ainsi ses diverses postures passées de faiseur de tubes (on renvoie ici à Bande organisée) d’une part, et à ses qualités d’écriture de l’autre (on renvoie ici à presque tous les titres de SCH). D’une manière nihiliste et touchante, SCH brûle dès l’introduction ce qui le définit, le cadre même de son expression, et le projet qu’il construit par ailleurs patiemment.

Comme dans un musée, SCH reprend sur Giulio tout un panel de flows et de voix déjà présents dans JVLIVS I et II. L’album sonne ainsi le retour triomphal de la voix canine, celle du « cerbère en rage qu’on a sorti des cages » et qui grogne dans la gorge. Dans quelques balades mélancoliques comme « Ciel bleu » ou « Gris » résonnent quelques accents des projets précédents. On retrouve aussi, avec un grand bonheur parfois, la voix lyrique qui s’envole en pics émotionnels : « J’ai pas encore guéri-i-i » entonne SCH sur le très beau « Les hommes aux yeux noirs », avec un effet déchirant d’autotune sur le « i » du milieu.

Au milieu de la foule de ces flows, le rappeur s’essaye par ailleurs au bégayement, dans le titre « Jimmy Twice ». Il reconvoque, dix ans après Booba, une silhouette mafieuse d’un autre Hell’s Kitchen : Jimmy Deux Fois, personnage archi-secondaire des Affranchis de Martin Scorsese qui répète tout deux fois : « Je vais chercher des clopes. Je vais chercher des clopes. » Sauf qu’à la différence du titre de Booba, SCH applique ce bégayement contrôlé à l’échelle de la syllabe dans le titre magique « Garcimore » : « J’ai déjà vici-ci-ci-ci. » Comme si la fiction JVLIVS bégayait sur elle-même.

Storytelling

Comment relancer ou faire renaître la forme (un peu éculée) du récit mafieux dans un projet rap ? Projet de la naissance et de la renaissance, Giulio retracerait la genèse d’un anti-héros. Morceau après morceau, on doute cependant de cette hypothèse. Car quel jeune pourrait écrire ces phases du morceau « Balafres » ? : « J’vois des mecs exploser avec des phrases illisibles. J’suis pas un d’ces aigris, j’me dis qu’un jeune de plus s’en sort mais l’artisan qu’y a en moi a jamais compté les heures. »

Au-delà de ce décalage temporel, il semble impossible et vain de suivre le parcours d’une histoire, écrite de A à Z, dans Giulio. Tout commence par un baptême et se termine par une ouverture au piano, agrémenté d’interludes portés par la voix rauque de Gérard Surugue, en remplacement du regretté José Luccioni, voix française d’Al Pacino. Au fur et à mesure de l’écoute, la succession des morceaux défait toute linéarité de l’histoire.

On se méprendrait à vouloir faire du cycle JVLIVS l’équivalent d’un film, situant par ce geste le rap à la remorque du cinéma, comme forme esthétiquement plus noble ou plus aboutie. Bien plus qu’un film, le projet JVLIVS s’apparente à une fiction musicale et sonore qui avance par images successives et suggestives, où les temporalités de l’avant et de l’après se confondent, et avec elles les styles successifs, perdant l’auditeur sous les voûtes du temps.

Le pouvoir suggestif des images de SCH se trouve aussi et surtout à l’échelle plus modeste, celle de l’écriture fragmentaire d’images en mouvement, comme le précis : « Y a des bouts d’verres sur ta montre en lithium quand l’aluminium brise les carreaux » (« Prequel »). Une autre chose vient briser la linéarité de la narration, la place des silences et de ce que le rappeur tait : « J’tairai le nom d’nos amis morts par respect d’leurs familles et leur deuil. » De même, un relatif silence entoure la figure du père, qui n’apparaît pas dans les interludes, mais surgit par éclats dans les morceaux « souvent j’pense à mon père, j’espère que Dieu l’aide un peu » (« Les hommes aux yeux noirs »).

Tristes temps

Dans le titre « Prequel », SCH poursuit son jeu de massacre des types de rappeurs. Il n’épargne pas les auteurs politiques avec une punch de pimp qui pique : « J’fais twerker cette jolie bitch sur les genoux d’un rappeur engagé. » On repassera donc pour l’engagement, car l’horizon politique de Giulio reste celui du roman ou du film noir. Néanmoins, des images bien contemporaines affleurent et perturbent parfois le texte de la mythologie mafieuse : « Un officier qui tabasse un jeune, là, en bas d’chez-toi » (« Les hommes aux yeux noirs »). Comment dès lors situer le projet narratif Giulio dans notre présent qui court ?

Titre après titre, le monde de JVLIVS délivre la chronique politique et lucide (malgré la fiction) d’un ordre du monde où les corps et les objets semblent tous mourants ou mortifères. On se tromperait en déplorant la tonalité monochrome noire de cette univers, l’anomie sociale des gangs et des criminels qui infusent tous les textes de SCH, surtout en nos temps qui ne sont pas doux.

Pourquoi encore un récit mafieux dans le rap ? On aimerait pour une fois retourner la question. Pourquoi les histoires de mafias, cent ans après Capone et quarante après Corleone, continuent d’être opératoires et de nous parler ? Peut-être parce que tant que l’organisation de notre monde ressemblera à un conglomérat mafieux, trusté par des Corleone ou des Arturo Ui, des Bolloré ou des « hommes politiques aux airs de nazis » (dixit SCH), le rap sera toujours là pour au moins nous rappeler que ladite organisation règne ici-bas.

Car le rap n’a jamais été un genre conçu pour vendre de l’espoir, pour faire « rêver du million à des gens qui n’ont rien ». C’est en ce sens, politiquement désespéré mais entendable, que l’on peut comprendre la phrase du morceau « Cannelloni » : « J’suis l’même pourri qu’les politicards », comme un miroir tendu à l’époque, et un constat tragique de l’ordre du monde à un moment donné.

Face à ces temps noirs ou gris, certaines punchlines à retardement du S recèlent aussi quelques vifs accents comiques ou piquants, qu’on serait triste de ne pas partager : « Trop d’grammes pour qu’ce soit des grammes » (« Beaux-arts ») ou encore : « Va niquer ta mère, la guerre, tu veux pas voir si j’sais la faire » (« Jimmy Twice »).

Les balafres de l’art et du temps

Qu’est-ce qui couve dans les marmites de l’enfer Giulio ? Une « musique artisanale, écrite avec les tripes », écrit SCH dans « Calabre ». Comme rarement auparavant, SCH insiste dans Giulio sur la dimension proprement artisanale de son travail. Et c’est peut-être en suivant cette piste que l’on pourrait mieux comprendre la métaphore culinaire, et entendre le quotidien studieux d’un artiste qui a produit huit projets en dix ans, et des morceaux en pagaille, comme on produit des tables ou des cannellonis.

L’artisanat a son revers noble : les beaux-arts. SCH chante : « Beaux-arts c’est déjà trop tard », mais faut-il le croire ? La critique rap a coutume d’utiliser facilement un adjectif pour qualifier certains projets : « classique ». Et si SCH répète certaines formules de JVLIVS dans Giulio, il poursuit une entreprise réellement classique, et propre aux beaux-arts : celle de produire des fleurs qui poussent sur les tombes, les douleurs et les balafres, comme un antidote sur un « cœur couleur hématome » (réponds à ça, Laurent Voulzy…).

Dans le clip du morceau « Prequel », SCH porte une veste spéciale, et Dieu sait si les vêtements sont importants pour lui : une pièce en jean sur laquelle sont collés quelques morceaux dorés d’un décorum classique. SCH travaille ainsi dans les ruines de l’art occidental, avec des morceaux de culture et de civilisation qu’il raccommode avec son flow et sa véhémence.

Giulio, comme toutes les œuvres de SCH, est un projet compact et dense. Il porte en lui plusieurs épaisseurs d’expérience, qui nécessitent plusieurs écoutes et contredit donc en partie le projet d’écrire un album de jeunesse, à trente ans passés. Souvent, les rappeurs ont l’air plus vieux que leur âge, et SCH ne déroge pas à cette règle. « 26 piges et j’cause comme si j’en avais quarante », écrivait-il déjà à raison dans Rooftop. Le rappeur Prodigy de Mobb Deep parlait déjà de ce décalage dans les années 90 sur le morceau mythique Shook Ones Part II : « I’m only nineteen, but my mind is old » (« Je n’ai que 19 ans, mais mon esprit est vieux »). L’âge de l’esprit ne correspond pas toujours à celui du corps, surtout si le dit corps est parcouru de balafres.

Derrière le sang, le crime, les enfers urbains, les tortures à la perceuse, les relations amicales corrompues et les relations amoureuses tarifées de Giulio ou Jvlivs (on ne sait plus, mais peu importe…), la puissance des flows de l’homme-orchestre SCH demeure pour les raconter. Pleine d’une énergie toujours relancée, la voix du S porte le signe d’une positivité paradoxale. La positivité d’un survivant qui, pour citer les derniers mots de l’album juste avant le piano déchirant, est « mourant comme tout le monde, et vivant tant qu’on saigne ».

SCH, JVLIVS Prequel : GIULIO, disponible depuis le 31 mai 2024.


Romain de Becdelièvre

Critique, Producteur à France Culture, Dramaturge

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