Musique

Contresens mélancoliques – sur Autobahn de SCH

Critique

SCH s’était fait connaître avec A7, mixtape survitaminée. Après deux albums d’une trilogie remarquée, JVLIVS, et un featuring qui lui a offert un nouveau public, le rappeur originaire d’Aubagne revient à ses premières amours. Autobahn est une ode apparente aux bolides, au rap des années 1990-2000 et à la formule 1, mais n’évite pas quelques sorties de route et bonnes vieilles formules.

Vendredi 18 novembre 2022. Sur quelques fils français du réseau Twitter, propriété récente du milliardaire Elon Musk, plusieurs usagers commentent la dernière mixtape du rappeur marseillais SCH, sortie le jeudi soir à minuit pile. Certains twittos fans hurlent au chef-d’œuvre. D’autres (apparemment plus nombreux, mais comment savoir ?) hurlent au contraire leur déception. En quelques heures, ils transforment Autobahn en ambulance, pour allègrement lui tirer dessus, à grand renfort de balles virtuelles.

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En quelques heures, le réseau social nous a offert une image terrifiante et banale de l’actuel mode de consommation – vorace, avide et impitoyable – des albums, et du régime de sanction, bonne ou mauvaise, auquel on expose la culture à l’ère de sa consommation effrénée. Il est peut-être l’heure de sérieusement songer à faire fermer cette gênante boite à bruits.

À la première écoute, Autobahn peut désarçonner le connaisseur, et décevoir le fan affamé de « masterclass ». Car en quatorze morceaux (et trois bonus) la mixtape réagence certaines composantes de la grammaire du rappeur, en suivant parfois quelques recettes connues. Au fur et à mesure des écoutes, Autobahn délivre un certain nombre de surprises… « Chut ! », répète le rappeur à plusieurs moments, comme s’il y avait des secrets d’initiés, des motifs dans le tapis et des lettres volées dans son projet. « J’te fais voir autre chose », affirme-t-il dans son introduction, Magnum. Mais que cherche-t-il à nous fait voir ?

7 ans après A7

En 2015, Julien Schwartzer publie, sous le pseudonyme des trois premières lettres de son patronyme, une mixtape intitulée A7. En quatorze titres éruptifs, elle le propulse sur le devant de la scène rapologique française. Sept ans et cinq albums plus tard, une seconde mixtape sort : Autobahn. Sur le papier, elle répond à sa prédécesseuse. L’autoroute du sud de la France qui relie Marseille à la capitale des Gaules s’est transformée en une autoroute allemande, réputée pour son absence de limitation de vitesse, en référence directe aux origines allemandes du rappeur.

L’exercice de la mixtape est présenté par SCH comme un espace de liberté, sans limites ni contraintes d’aucune sorte. À la différence des deux premiers volets du projet autofictif JVLIVS qui construisaient, morceau par morceau, l’architecture grandiose d’un opéra mafieux, Autobahn ouvrirait un espace de travaux et laisserait toute latitude au rap dans tous les sens, comme l’annonçait le premier extrait, « LIF » : un morceau de boom-bap dans le pur style classique. Toutefois, les démons de l’idée directrice, et peut-être ceux du public, semblent ne pas lâcher SCH.

Formule hein ?

Autobahn vient puiser son concept, sa direction artistique, et son merchandising vidéoludique dans le monde pétaradant des sports mécaniques. La mixtape nous invite en effet dans les bas-fonds impitoyables de la Formule 1, pratique récemment sortie de la ringardise par le succès inattendu de la série Formula One sur Netflix. À nous donc les grands espaces des circuits, la mythologie des stands, d’Alain Prost, des pôle-postions et de Jean Alesi dans le virage de la Rascasse au Grand Prix de Monaco…

Contre toute attente, et même si l’on se tient à l’opposé exact des connaisseurs ou amateurs de F1, le concept-album (et concept-car) ronronne. On entend vrombir des moteurs au début et un peu partout du projet, et certains effets d’accélération sonore imposent une ambiance cinématographique, parfois balourde mais grisante, surtout à l’épreuve du casque audio en espace urbain.

« Maintenant, tu sais c’est quoi le goût du plomb. » Autobahn sent immédiatement le kérosène, le béton, les métaux lourds et l’écocide. Dès son introduction, Magnum, le projet de SCH reconduit une énième fois la figure du bad guy ténébreux, charismatique et bardé de tout un arsenal sombre, déjà détaillé par les albums précédents. Le rappeur chante ici pour les « bétonneurs, assassins, pyromane » : soit une triade horrifique de salauds criminels bien actuels. Ceux qui artificialisent les sols comme les corps humains dans du béton, ou ceux qui règlent des comptes au feu rouge, au volant de véhicules criminogènes et carbonogènes.

Le bolide de SCH roule comme une arme, et comme une métaphore de la musique elle-même. Il se déploie dans Autobahn toute une mythologie organique avec la voiture, où le corps humain se mêle à la machine, presque dans un délire à la Cronenberg. On se souviendra ici du fameux « J’ai vu la vie dans une BMW 645i » sur l’album Deo Favente en 2017.

Les termes techniques automobiles pullulent dans les textes. Les non-initiés aux arcanes de la moto apprendront, après l’existence du « shifter pro » le levier de vitesse cité dans Bande Organisée, celle du « LIF » : un système de contrôle de la roue arrière. Ceci posé, pour la culture, les véhicules débridés, à deux ou quatre roues, s’élancent sur l’autoroute, dans les sons et dans les textes. Ils empruntent des virages, des raccourcis, et quelques sorties de route.

Autobahn ou A50 ?

« J’prends la A50, la ville est trop p’tite pour qu’on s’croise jamais », écrit SCH. Une autoroute en cacherait donc une autre, comme sur un échangeur autoroutier imaginaire… À côté de la A7 et de l’Autobahn allemand, il y a la A50, soit le bref mais névralgique segment d’autoroute qui relie Marseille à Toulon, en passant par Aubagne, la ville natale du rappeur. Cette précision géographique importe, car elle situe Autobahn comme un produit marseillais en diable, dans sa conception comme dans sa production et ses références. Tour à tour solide et mythique, le chef-lieu des Bouches-du-Rhône défile dans le paysage physique et mental, jusqu’à faire dire au rappeur, vingt ans après IAM : « J’suis Marseille » (Niobé).

Dès la première écoute, Autobahn recèle quelques facilités agaçantes. Le titre éponyme Autobahn reprend par exemple la rythmique et le flow caractéristique de La Danse des bandits, un titre en featuring avec Naps sorti en 2021, qui était déjà lui-même une sorte de prolongement du tube Bande Organisé, que SCH enflammait à l’ouverture par son fameux « Oui ma gâtée ». L’hymne a certes retourné la France et ouvert la carrière du S vers un public plus large : « Avant B. O. j’étais moins à la mode », remarque-t-il dans Blanc Bleu.

Mais cette formule musicale répétée, malgré sa bonne exécution, provoque une certaine lassitude. Pour la première fois, SCH chante ce type de production en solo, et une sensation de solitude – celle du pilote ou du soliste – hante toute la tape. Les invités d’Autobahn ne viennent pas nécessairement contredire ce sentiment : le morceau Marginaux comporte un couplet assez anodin du rappeur Dinos. Plus inspiré, le jeune So La Lune accompagne de ses envolées vocales le morceau Transmission automatique, mais les deux voix donnent l’impression de se croiser sans produire d’étincelles.

Arrêt aux stands

Une foule de compositeurs se succèdent dans les stands, et au serrage des boulons d’Autobahn. Il y a là, entre autres, 2K, Ikaz Boi, Geo et le producteur toulousain Guilty, de l’équipe Katrina Squad, compagnon de route et brillant architecte de JVLIVS I. Il n’est ici présent que sur une seule composition planante : Cœur de môme (une « Rolls Royce place du Capitole »).

SCH lui-même a mis les mains sous le capot : il est crédité comme compositeur sur la moitié des titres. Tout ce monde s’affaire à produire de la variété : on entend beaucoup de rythmiques boom-bap à l’ancienne avec quelques pianos mélancoliques ou monotones et quelques violons grinçants. Mais aussi des rythmes plus proches de la trap, de la drill, et même de la « jersey drill » (83k) soit une cadence accélérée, et la tendance (ou le pétard mouillé ?) du moment.

Sur ces instrumentales, les voix du S déploient tout un spectre de flows aux noms divers : « flow avant-garde », « flow Cartel Navarro » ou « flow RMI en Mercedes ». Plus en retenue qu’à son habitude, il donne à entendre des couplets sur-articulés : « Flow en ho-lo-gramme » (Magnum), des passages chuchotés dans Blue Bahamas, déjà esquissés dans JVLIVS II, et de nombreuses phases où le rappeur aubagnais appuie son accent. On tique aussi sur certains schémas de rime tout à fait à l’ancienne : « J’en fais qu’un sans réédition, aucune émotion, sous-estimé dans leurs émissions, j’suis révolution, depuis Sans Rémission, deux dans l’cœur, on n’attend pas ta démission. » Le S fait ici référence au tube Sans rémission de la Fonky Family, groupe marseillais mythique de la fin des années 1990, et il le cite en acte par cette façon de rapprocher les rimes.

L’orchestration d’Autobahn désarçonne par ses teintes des années 1990-2000, mélancoliques et parfois ternes. Nettement moins orchestrées et dramatisées que dans les disques précédents, les instrumentales semblent plus frontales et, d’une certaine manière, plus banales ou classiques. Elles s’étirent en boucle à la fin de chaque morceau, sur 20 ou 30 secondes, un peu comme sur les disques des années 1990. « J’ai faim comme un rookie, appelez-moi le petit nouveau » essaye de nous faire croire SCH dans Offshore. Mais ce rookie fantasmé par le rappeur confirmé serait moins celui de sa première mixtape d’il y a sept ans, que quelqu’un d’autre venu d’une période antérieure : des années 1990-2000.

« Tout est neuf mais rien n’est nouveau », chante SCH sur Cœur de môme. La punchline amère raconte à la fois la misère de celui qui a atteint une forme de sommet. « J’crois qu’ça y est j’suis une tête d’affiche » (Vivienne Westwood). Elle résonne aussi comme l’écho d’une recherche mélancolique pour essayer de fabriquer du nouveau avec des éléments du passé musical. Tentative qui aboutit dans quelques (drôles de) morceaux.

Moteur hybride

On croise plusieurs ovnis dans Autobahn, comme Blue Bahamas et Lilou Dallas (ça rime). Arrêtons-nous une seconde sur ce dernier : une bizarrerie musicale en référence au personnage du kitschissime Cinquième Elément de Luc Besson. Un exercice nouveau : un portrait de femme fatale qui s’ouvre sur une quarantaine de seconde d’instrumentale motorisée. SCH l’attaque en scandant sous autotune : « Cent litres, la conduite est solide, hybride, je muris comme cents rides », puis une version rauque de sa voix prend le relais. Le moteur d’Autobahn serait finalement un hybride, dopé aussi bien aux rythmes récents qu’à la nostalgie. Tout le projet semble slalomer en permanence entre deux pistes ou deux pôles. Deux fictions de deux époques : « Il faut une moitié d’Tony Soprano et une moitié d’Tommy Shelby » (Blue Bahamas). Deux positions morales : « J’suis ni du côté du mauvais ni du côté des bons », avec à chaque fois deux options : ne pas choisir entre les deux, ou choisir les deux : « La part du ciel et la part de l’ombre » (LIF).

À la fin du morceau Offshore, on entend l’accélération furieuse d’un moteur puis, comme un motif dans le tapis, la voix d’un officier de la PJ, teintée d’accent marseillais : « Chef, quatre allemands dans une Mercedes pas rouge, ça vous intéresse ? » Il s’agit d’un extrait du film de Gérard Pirès Taxi, sorti en 1998, et produit par Besson (cf. supra) et mis en musique par IAM (cf. supra). Plus tard sur Transmission automatique, un second extrait de Taxi retentit : « viens avec moi sur l’autoroute ! On va voir, je vais te l’exploser ta Peugeot ! » La voix de l’un des membres du gang des postiches allemands qui s’attaque aux banques des quatre coins de Marseille. Ce trait comique enrichit l’architecture sombre du projet d’une pointe d’autodérision réjouissante. L’axe germano-marseillais et la figure du méchant se complexifient. Autobahn construit alors une constellation hétéroclite et improbable où se rencontrent beaucoup de références des 90’s : Takeshi Kitano, une héroïne bessonienne, les mafieux hallucinés de Gomorra, Lewis Hamilton de chez Mercedes, et le commissaire Gibert de Taxi (interprété par Bernard Farcy) et ses opérations COBRA, J-Lo et Patrick Swayze…

Contresens mélancoliques

SCH excelle dans un geste : le contrepied, le contrepoids ou le contrepoint, bref : toutes les formes du contre. Il aime à braquer soudainement le véhicule pour partir à contresens, aussi bien dans ses textes que dans ses interprétations. Autobahn emprunte plusieurs fois de tels virages. Dans LIF par exemple : « Ma mère s’en branle du Urus [une sorte de SUV de l’archi-luxueuse marque Lamborghini], elle veut la Citroën. » Au milieu d’une mixtape qui accumule les noms et les mérites de cylindrés exorbitantes, le rappeur trouve la place pour convoquer un point de vue radicalement différent : celui de sa mère, indifférente aux bolides rutilants et donc au concept même de la tape.

Ce goût du contresens ouvre aussi des abîmes de mélancolie, et se traduit par une façon de vociférer des contradictions et de littéralement envoyer péter toutes les formules, les conventions qu’il avait préalablement construites, comme un homme qui brûlerait ses vaisseaux, et un rappeur qui maudit son art. Le contresens mélancolique trouve une forme d’apothéose dans le splendide morceau bonus sorti en dehors d’Autobahn, Comme avant :

« Toujours un mal, on dirait qu’j’ai vieilli et j’vis mes disques comme des maladies. Récompensez-moi si j’en ai les vertus, délaissez-moi si j’vous ai déçu et parlez-moi de c’que j’ai jamais su. Laisse-les causer des situations qu’ils ont pas vécues, des armes qu’ils ont pas tenues et des gens qui ont jamais vu. S’il faut, j’prends le gauche, j’sors la moto du box, j’la crame au point du relai et j’aurais tout saboté. L’espèce de don qui est en moi et ils salueront l’talent quand j’serai dans une boîte »

Dans Comme avant, il ajoute : « Il y aura toujours un peu d’mon père dans mes sons ». Ce fantôme du père, disparu et célébré notamment en 2018 sur l’album JVLIVS I, revient dans Autobahn : « J’revois mourir mon père à chaque fois que j’ferme les paupières », et cette phrase répond directement à une autre, extraite de Loup Noir, le dernier morceau de JVLIVS II : « J’ai pas vu père fermer les paupières ». Une image poétique persistante comme un fil rouge, et qui répond à celle du crucifix pendu autour du cou de Jvlivs, qui ferme les paupières à chacun des crimes commis par celui qui le porte.

Autobahn nous rend curieux de la manière dont sera produit et composé le troisième et dernier tome du cycle JVLIVS. Annoncé pour bientôt, il ne pourra pas ne pas tenir compte des traces laissées par Autobahn.


Romain de Becdelièvre

Critique, Producteur à France Culture, Dramaturge

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