Art moderne

Un peu plus près – sur l’exposition « Van Gogh et les étoiles » à Arles

Critique d'art

Exposée à Arles tout l’été, La Nuit étoilée est au centre d’une exposition dédiée à Van Gogh – de ses inspirations à son influence – par la Fondation qui porte son nom. Pensée à travers le dialogue de 75 artistes, l’accrochage propose un travail par constellations. Le principal, et quasi unique, argument de cette florissante exposition est le suivant : nous avons perdu les étoiles sur l’autel de la modernité.

Dans le silence presque confiné de la Fondation j’ai l’opportunité de passer quelques minutes seul face au tableau. La Nuit étoilée (1888) de Vincent Van Gogh s’imprime sur le regardeur. L’œuvre étonne par sa présence malgré un format assez réduit de 73 x 92 cm. Comme souvent chez l’artiste un rapport de matière et de texture saute aux yeux. Ici s’ajoute un travail de ton sur ton, un jeu pour faire apparaître et disparaitre les objets et les personnes, à l’image de ce couple au premier plan qui tourne le dos à la mer.

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Le retour à Arles de La Nuit étoilée, prêtée par le Musée d’Orsay à la ville qui a vu sa réalisation, est un évènement. L’œuvre est également un chef d’œuvre d’appréhension de la lueur du ciel et des mystères qui l’accompagnent. L’exposition « Van Gogh et les étoiles » célèbre, à sa façon, les dix ans de la Fondation arlésienne. Pensée via le dialogue de 75 artistes par la directrice de la Fondation et le commissaire de l’exposition Jean de Loisy, l’accrochage propose avec singularité un travail par constellations.

Les lumières de la ville

Le principal, et quasi unique, argument de la florissante exposition est le suivant : nous avons perdu les étoiles sur l’autel de la modernité. À la merveilleuse toile de Corot faisant scintiller l’astre du Berger, entre proche et lointain dans une mi-distance, guide cosmique, viennent discrètement répondre les teintes surannées des tableaux de Dove Allouche, véritable outil colorimétrique d’un contemporain en quête de sens.

Dans cette exposition, à l’image du monde comme il va, le ciel est dynamique, ondoyant, fluide comme l’eau d’une rivière. À la Fondation Van Gogh, le toit du monde nous captive parce qu’il semble vivant. Il a cette dimension parfois mystique, dont Van Gogh parle à son frère Théo dans ses lettres citées dans le catalogue : « J’ai un terrible besoin de religion. Alors la nuit je sors pour peindre les étoiles. » Ainsi, le ciel est comme personnifié, peut-être pour représenter l’univers d’un au-delà, un peu démiurge et un parfois contraint, à l’image de l’œuvre du maître d’Amsterdam et qui préoccupe tant l’artiste tout au long de sa vie. Cet effet est accentué par les couleurs choisies par les artistes pour peindre le ciel. Dans La Nuit étoilée l’artiste préfère le mauve et le bleu aux pigments noirs ou plus sombres.

Des astrophysiciens ont reconstitué la carte des étoiles et la lune représentées dans La Nuit. Celles-ci correspondaientt à la configuration céleste visible à Saint-Rémy-de-Provence, le 25 mai 1889. D’après les archives, l’étoile du berger était particulièrement brillante à cette date, quand Van Gogh a peint son tableau. C’est sans doute pour cela que l’on observe une étoile plus grande et plus claire que les autres dans l’œuvre. Pour d’autres, l’éclat et la brillance sont accentués par le peintre grâce à l’utilisation de cercles de peinture concentriques. Mais leur lumière, avec poésie, reste dans le ciel. Elle ne se propage pas dans la partie inférieure du tableau : la terre reste sombre, lointaine, tellurique et mortifère.

Dans un monde logiquement myope, ce sont bien les volutes, les éclats et les iris qui dessinent les étoiles comme les lumières de la ville. Que penser alors, un peu plus près du silence absolu, de ce dialogue qui se forment entre Lucio Fontana et Gillian Brett autour de cette poussière d’étoile qui traverse le céleste. Le Concetto spaziale (1965) de Fontana porte en soi le rêve de l’astre noir entre origine et désir. L’exposition de la Fondation Van Gogh et son propos liminal se pose justement dans cet entre-deux, dans cette nouvelle disparition du commun (les étoiles) avec un ciel en partage.

Waiting in the sky

«  Il est bien vrai que dans l’obscurité je peux prendre un bleu pour un vert, un lilas bleu pour un lilas rose, puisqu’on ne distingue pas bien la qualité du ton. Mais c’est le seul moyen de sortir de la nuit noire conventionnelle, avec une pauvre lumière blafarde et blanchâtre, alors que pourtant une simple bougie déjà nous donne les jaunes, les orangés les plus riches. »
Vincent Van Gogh

Le tourbillon formé par le ciel nocturne de La Nuit étoilée est conjugué au bleu de cobalt et de Prusse. Le néant du ciel pourrait-il devenir un pigment dans le vide qui le définit ? Question radicalement terrestre, nous y sommes appelés (parfois attirés), le dos dans les herbes folles et le regard au loin nous situant partie d’un tout que l’on ne peut comprendre. C’est probablement ce que souhaite représenter la formidable Lee Bontecou avec son « mobile » de 1996. Travail de courbes concentriques, de compositions dessinées qui mêlent l’organique et l’industriel évoquant ainsi la puissance technologique, le progrès technique et les mystérieux voyages interstellaires.

C’est ici probablement que les sept chapitres qui composent l’exposition demandent à être dévoilés. Ténèbres, Firmament, Cosmos, L’Atelier de l’astronome, Lumière dans la ville ou encore Les Spirales du ciel viennent écrire les constellations de notre univers, ou son interprétation. De fait, ce que le naturaliste Humboldt nommait au XIXe siècle un « essai de description physique du monde » par le biais d’un regard sur le cosmos définit cette union de la poésie, de la philosophie et de la physique. Néanmoins, l’approche artistique et plastique des étoiles n’est pas aujourd’hui sans poser de question. Les œuvres de Gloria Friedman, d’Anish Kapoor ou d’Alicja Kwade traduisent d’une volonté de faire constellation et de construire, de manière symbolique, un cosmos personnel.

Observation, construction et vision viennent composer chacune à leur endroit, une nouvelle identité de l’auteur à la fois démiurge et visionnaire. Frédéric Bruly Bouabré écrit cette légende à travers ses recherches (1990-1995), lesquelles sont ici présentées. Celui qui ne s’oublie pas, le Révélateur, tels sont les nouveaux patronymes du créateur des mondes qui s’exposent. Pour autant, qui ne souhaiterait par le simple pouvoir de son esprit devenir l’organisateur de « voyages cosmiques », véritable hypnotiseur de l’image produisant, à l’envi, l’effet d’une voie lactée sur son audience. Cette union spirituelle qui anime les forces de l’univers est le sujet du XIXe siècle. Aussi l’exposition de la Fondation Van Gogh prend-elle un tour étrange, à la suite des forces productivistes de la modernité lorsqu’elle y répond par les « observatoires sacrés » de l’art autour de Bruno Taut, Paul Mignard ou Jean-Marie Appriou.

Grands récits

Du passage de « la nuit des ténèbres » aux firmaments se trouve une mystique qui laisse aujourd’hui peu de place au rêve du progrès. Pour un portrait de l’artiste en démiurge on se réfèrera au texte passionnant de Constantin Nakov dans l’ouvrage qui accompagne l’exposition et qui nous remet en mémoire la demande des futuristes italiens de retirer le clair de lune pour donner place à l’électricité. C’est ici que le récit de Van Gogh, le « sujet céleste » mis en orbite par l’exposition, permet de rapprocher les rêves suprématistes comme nos égarements contemporains. La mise à notre portée des astres et la conquête spatiale, on le sait, a autant d’incidences politiques que techniques ou artistiques. La dernière frontière doit être remplacée pour donner lieu à une abstraction radicale comme à une quête de sacrée. En cela, et c’est pour partie le propos de l’exposition : La Nuit étoilée de Van Gogh serait l’ancêtre direct du Carré blanc sur fond blanc (1918) de Malevitch.

En quête de sens et de relais spirituel nous serions amenés, par le truchement de la Fondation, à nous tourner vers les artistes désormais prêcheurs dans les musées, cathédrales des temps modernes et dont Arles semble se faire le réceptacle imparable. C’est par ce prisme que la proposition de Bice Curiger et Jean de Loisy pour l’exposition peut lourdement interroger. Ferions-nous, à l’image du personnage de Corot dans la formidable toile de L’Étoile du Berger (1864), un signe de main invisible au progrès, comme ici à Vénus, pour mieux quitter le jour ? Entrons-nous de passion lasse dans un hiver mystique aux imaginaires saisis dans la ruine à l’image des œuvres de Juliette Agnel. Il y aurait dans la passion ruskinienne de la décadence qui semble poindre, par endroits, dans l’exposition, une spirale négative qui se fait parfois inquiétante.

Nous ne cessons de nous éloigner. Sujet contemporain s’il en est, on s’approche pourtant de la question en constatant l’expansion de l’univers. Forme théorique, l’accroissement du cosmos est la réponse hypothétique trouvée par le physicien Alexander Friedmann pour rendre compte du fait que l’Univers ne se soit pas déjà effondré sous l’effet de la gravitation. Travail de spirale et des ondes, elles devaient permettre aux artistes de composer et de réfléchir comètes et vortex et cela dès notre plus jeune âge. Un écho puissant se fait entendre avec les travaux de Camille Flammarion dont les gravures bénéficient, au sein de l’exposition, d’une place de choix. De la même manière les travaux d’Auguste Strindberg traduisent d’un souci de donner à voir une empreinte céleste, pulsion scopique vers l’invisible.

Volonté de savoir

La question de la représentation d’un ciel étoilé, ce rêve d’enfant que l’on pouvait vivre dans un planétarium comme dans l’odeur des herbes folles par une nuit d’été nous force à penser l’irreprésentable de l’état du ciel. Strindberg par la réalisation des Céléstographies à la fin du XIXe siècle permet de saisir cette pensée pointilliste qui poursuit l’astronome et l’artiste, c’est-à-dire moins la possibilité de capter ou d’enregistrer l’état du ciel que de faire son image. Le travail de Strindberg comme les images littéralement incroyables du télescope James Webb qui nous parviennent aujourd’hui expliquent comment le rêve de « faire voir l’absolu » persiste dans nos imaginaires.

C’est le travail de William Parsons alias Lord Rosse qui exprime au mieux ce dialogue fructueux entre imaginaire et documentaire. L’astronome amateur s’est fabriqué dès 1840 un télescope géant afin d’en être « un peu plus près ». Sa principale découverte aura été en 1845 la structure en spirale de la galaxie M51, laquelle sera reproduite dans L’Astronomie populaire de Camille Flammarion. Il dira à ce propos : « Dans l’hypothèse d’une résolubilité complète en étoile, l’esprit se perd à dénombrer les myriades de soleils dont les lumières individuelles agglomérées produisent ces franges nébuleuses d’intensité si diverses. » Un programme politique qui, dans son agencement, ne dirait pas son nom. Comment l’espace de l’exposition parviendrait-il, pour un instant, à politiser le ciel nocturne ou, du moins, sa représentation ? De manière implicite, les questions soulevées par ces interrogations croisent un regard comme celui de Malevitch associé à SMITH et Mariko Mori formellement distincts. Un discours qui se situe entre volonté de savoir et de connaître et sublimation d’un monde inconnu et lointain que l’on rêverait plus proche.

« Van Gogh et les étoiles », Fondation Van Gogh, Arles, du 1er juin au 25 août 2024


Léo Guy-Denarcy

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