Littérature

Doublures du monde – sur Jour de ressac de Maylis de Kerangal

Essayiste

De roman en roman, Maylis de Kerangal ne cesse d’écrire l’aimantation des paysages, la force d’attraction des lieux, mais c’est comme s’il fallait attendre Jour de ressac pour qu’elle creuse cette épaisseur de mémoire qu’irrigue Le Havre, ville portuaire qui donne la couleur et le rythme de son imaginaire.

On a beau chercher, il y a peu de récits de Maylis de Kerangal à la première personne : son écriture romanesque rassemble davantage un chœur de personnages noués à un lieu, un pont, un promontoire, ou à un événement comme une opération du cœur. Même si la fiction se mêle à la figure de la narratrice, quelque chose d’intime résonne ou se questionne dans cette voix portée par le je, et d’autant plus qu’il s’agit pour elle de revenir sur les lieux, de déambuler dans un paysage familier, celui du Havre, où l’autrice a passé son enfance.

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Si chacun porte en lui un paysage premier, nul doute que Le Havre a donné sa couleur et son rythme à l’imaginaire de Maylis de Kerangal. De roman en roman, elle ne cesse d’écrire l’aimantation des paysages, la force d’attraction des lieux, mais c’est comme s’il fallait attendre Jour de ressac pour qu’elle creuse cette épaisseur de mémoire qu’irrigue la ville portuaire. Le Havre est bien le cœur battant du livre, son pôle magnétique, comme on le fait remarquer à la narratrice : « Mais là, Le Havre, ça te fait vriller ; c’est Le Havre ton problème. »

Si la narratrice fait retour dans la ville de l’enfance, c’est à la suite d’un coup de téléphone d’un officier de police judiciaire : on vient de retrouver un corps sur la digue, avec son numéro griffonné sur un ticket de cinéma, et il faut qu’elle vienne pour essayer de l’identifier. Pour autant, même si Maylis de Kerangal s’ingénie à solliciter certains éléments du polar, l’enquête tourne court, ou plutôt elle bifurque. Car en revenant au Havre, c’est à la poursuite de ses souvenirs, de ses expériences amoureuses, de sa rencontre avec le cinéma : le ressac du titre, c’est celui de la mémoire et du passé qui ressurgit. Si le roman prend de fausses allures de roman policier, dépliant « [u]ne sorte d’enquête », c’est une enquête dans les replis et les reflux d’une mémoire incarnée : « Tout se passait comme si la lubie de l’enquête s’était emparée de moi. »

Le livre est porté par une voix frottée d’intime, qui mêle, dans une même énergie, la phrase ample et des jargons techniques, des mots américains, ressourçant la langue littéraire aux parlures professionnelles comme aux références des cultures populaires, de Naruto aux séries policières. Mais cette tension vocale est d’autant plus importante que la narratrice est doubleuse : Jour de ressac est un roman de la voix, dans ses fragilités et dans son engagement physiologique.

Cet enjeu pour cette écrivaine de l’épique était déjà au cœur de Canoës, où elle notait le peu d’attention accordé à la voix des femmes, mais il acquiert ici une intensité nouvelle : bien des romans de Maylis de Kerangal exploraient à travers les gestes professionnels quelque chose du métier d’écrivaine, l’association de matériaux hétérogènes dans l’architecture pour Naissance d’un pont, le sens de l’instant décisif et sûr du geste médical dans Réparer les vivants, ou le désir de matérialité dans le geste pictural dans Un monde à portée de main. C’est sans doute dans ce roman qu’elle explore avec le plus d’acuité son allure d’écriture.

Être doubleuse pour la narratrice, c’est d’abord avoir la passion des récits, de la manière dont la tessiture d’une voix est déjà l’orée d’une narration :

« Blaise connaît mon penchant pour les histoires. Celles que je me raconte, celles que je raconte aux autres, celles où je me démultiplie, où je peux me cacher, redevenir une inconnue, en finir avec moi. Les histoires, c’est ta tendance, ta gravitation interne […]. Il sait ma pente pour ces mythes configurés dans toutes les langues, pour ces vieux poèmes actifs, pour ces petites narrations mal foutues et sauvages, hoquetées, étranglées, trouées de partout, ces bribes. […] Il a deviné depuis longtemps qu’en devenant doubleuse, voix pour les documentaires et les livres audio, je me suis débrouillée pour faire profession de cette prédilection. »

La voix est non seulement ce qui porte narrations et mythes, mais c’est aussi une puissance de dissimulation, un mouvement d’impersonnalisation : la voix n’est pas pour Maylis de Kerangal quelque chose comme une signature de l’identité, mais distille une fragilité en chacun de nous, comme l’a montré le chercheur Dominique Rabaté dans Poétiques de la voix. Ce roman de la voix, c’est celui d’une identification incertaine, d’un écart ou d’une dissociation qui nous empêche de coller à qui on est. Le travail de doubleuse consiste précisément dans cette plasticité d’une identification incertaine, d’un mouvement pour s’ajuster, mais toujours temporairement, à un autre corps, au mouvement d’un esprit. C’est ce que développe l’écrivaine dans une très belle scène de doublage de Carey Mulligan :

« […] et comme à chaque fois, je suis troublée de voir que ma voix active le corps d’une autre femme, remue des fossettes, fait battre des cils. J’aime revivre ce miracle, faire coïncider ma parole aux expressions d’un visage mais également aux gestes des mains, aux soulèvements imperceptibles du buste, jusqu’à toucher parfois le flux intérieur d’une personne – c’est ce que je vise dans le doublage, non pas l’accolement mécanique mais l’animation d’un être et bientôt ce n’est moi qui double Carey mais elle qui me prête son apparence physique, elle dont j’endosse le masque et la légende, elle qui devient ma couverture. »

Maylis de Kerangal s’attache à pointer ces petits désajustements entre le monde et les imaginaires.

Masque, couverture, le doublage est une technique de dissimulation qui permet de se connecter au mouvement d’un être : sans doute est-ce là une très belle réflexion sur ce qu’est un personnage, sur ce qu’il nous permet de capter, mais aussi de crypter, et rend un peu vaine toute lecture trop autobiographique du roman. Et si la narratrice reste anonyme, à qui est paradoxalement demandé de retrouver le nom du cadavre pour l’identifier, c’est que le roman n’est pas une quête d’identité, mais plutôt un cheminement vers l’impersonnel, vers « le commun des mortels », pour reprendre une formule qui conclut presque le roman.

Le travail de la doubleuse consiste en quelque sorte à trouver l’équilibre entre la coïncidence et l’écart, en refusant le redoublement mécanique d’un corps : « Je renonce très vite à l’exactitude mais pas à la justesse. » Et dans l’ensemble du roman, pareillement, il y a toujours un léger décollement, un écart : Maylis de Kerangal s’attache à pointer ces petits désajustements entre le monde et les imaginaires, et en particulier les imaginaires du roman policier ou cinéphiliques. Elle creuse notamment les personnages d’enquêteurs en convoquant les strates d’imaginaire qui surgissent aussitôt pour les peindre « à rebours des figures pittoresques qui traînent dans les séries ». Et Le Havre même est hanté par sa puissance de sollicitation imaginaire : « Mais la cinégénie prodigieuse du Havre, la mise en scène du regard à l’échelle d’une ville entière associée à l’esthétique particulière d’un port industriel, cette énergie graphique, tout cela jouait à plein, dopait les imaginaires. » Ce roman de la doubleuse est aussi le roman des imaginaires doublures du monde, de la pellicule de souvenirs et de références qui redouble le monde.

La voix, Le Havre : ces deux pôles se rejoignent avec une grande émotion, quand ressurgit, dans les vagues de la mémoire, un projet de lycée mené avec une amie. La narratrice et elle avaient retrouvé Jacqueline, témoin du bombardement du Havre pour l’enregistrer : c’est là sans doute un autre pôle de l’enquête menée, son double, celle sur la mémoire des lieux, sur l’expérience de la dévastation. L’attention à la voix, le goût des accents, la précision du corps traversé par la parole qui traversent tout le roman trouvent dans cette figure du témoin une force considérable, et qui bouleversent les deux jeunes filles, en enregistrant sa voix : « Ce qu’elle veut transmettre, si toutefois cela est possible, c’est son expérience de la destruction. » Richesse de l’enregistrement qui ne capte pas que des mots, mais aussi des tessitures, des atmosphères, l’espace d’une cuisine, la cigarette qui se consume, tous ces « détails acoustiques » à quoi Maylis de Kerangal rend sensible.

Avec ce témoignage, le roman trouve un autre équilibre, tourné du côté des ruines et de la hantise, de la résistance fantomatique du passé, comme récemment dans le roman écrit à quatre mains avec Joy Sorman, Seyvoz, sur un village anéanti pour construire un immense barrage hydraulique. Mais cet autre équilibre est aussi celui de toute une œuvre qui prend ici en charge de manière très juste cette part manquante du passé, ce membre fantôme. Il y a dix ans en effet paraissait Réparer les vivants s’ouvrant sur la mort de Simon Limbres au Havre également.

Le titre était emprunté à une citation de Platonov, dont Maylis de Kerangal n’avait conservé que la seconde moitié, pour marquer l’urgence vitaliste qui rythmait cette épopée d’un cœur : « Enterrer les morts et réparer les vivants. » Jour de ressac est comme l’autre moitié de ce diptyque, qui prend en charge l’expérience de la destruction, les corps retrouvés sans nom sur une digue, et la hantise d’un passé qui insiste à la lisière de nos mémoires. C’est ce que marquent les deux jeunes filles après le chamboulement du témoignage de Jacqueline :

« […] quelque chose qui n’est pas la Reconstruction, ni la Renaissance, la Réparation, tout ce qui commence par re pour que reviennent les rêves perdus, non, elle est la trace matérielle de ce qui a disparu, elle nous rappelle que notre ville est hantée. »

À rebours de la réparation, cette hantise n’a pourtant rien de mortifère, c’est la vie même du passé qui nous accompagne, et se transforme en nous, et double en permanence le présent : « Le passé n’était pas une matière fossile, il évoluait dans le temps, souple, plastique, il évoluait infiniment, il se rechargeait au cours de la vie, le passé restait vivant. » Et c’est la grande force de ce livre de pouvoir capter ces ressacs du passé, sa force de métamorphose, qui donne sa pulsation au présent même.

Maylis de Kerangal, Jour de ressac, Éditions Verticales, août 2024.


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble

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