Cinéma

Möbius sentimental – sur Septembre sans attendre de Jonas Trueba

Critique

Une comédie de remariage qui organise le simulacre d’une crise de couple en renversant les affects : et si la séparation pouvait être joyeuse, et dénuée de toute passion triste ? Film à plusieurs mains et aux multiples parrainages, ce délicat jeu de faux-semblants sur la pérennité des sentiments est aussi un traité d’auto-mise en scène qui transcende un égotisme assumé pour donner naissance à un pur acte d’amour et de création.

C’est un lever de rideau. Un matin d’été, Ale et Alex se lèvent, vaquent à leur routine matinale. Filmés à mi-distance, ils paraissent enserrés dans les embrasures de portes. Leur espace domestique crée des split-screens naturels. Rien que par leurs prénoms, ils ne font qu’un. Mais est-ce encore le cas ? Ne vivent-ils pas ensemble mais déjà séparément ? Et là l’étincelle. Ne serait-ce pas le moment idéal ? Pour se dire que c’est terminé, que leur amour a assez vécu ? Rien ni dans cette quiétude matinale, ni dans la lumière d’un mois d’août madrilène, ni surtout dans la confiance réciproque dont chacun de leurs regards est imprégné ne semblait avoir préparé à cela : c’est la fin (décrétée) de leur histoire d’amour. Il faut finir avant que cela ne devienne moche.

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Paradoxalement, leur plénitude les a fait atteindre le point où ils peuvent accomplir le fantasme de tant de couples en crise : « réussir leur séparation » sans même passer par la case « sauver leur couple ». C’est fini, mais il n’y a pas d’abcès à crever, pas de vieux comptes à régler. Profitons-en ! Germe alors l’idée commune d’organiser, d’ici quelques semaines, une grande fête pour sceller la fin de l’union. On convie bien familles et amis pour les mariages. Quelle pudeur empêcherait la cérémonie inverse ? Et le voisin en vis-à-vis qui dit poliment bonjour de l’autre côté de la cour étroite ? On l’invite lui ? Après tout, il a toujours été le premier spectateur de ce théâtre intime.

Ce pitch peut laisser poindre une œuvre programmatique. Laquelle serait toute entière tendue vers la préparation de cette « divorce party », scandée par les réactions des ami.e.s (sur le mode « oh non, pas vous ! ») et possiblement conclue par une épiphanie durant ladite cérémonie (croiser son nouvel amour parmi les invités). Alors oui, il y a bien tous ces passages (obligés ?) dans le film, mais s’il fallait se contenter d’un tel déroulement, nous serions simplement face à l’œuvre d’un scénariste fatigué. Or, Septembre sans attendre ne cesse d’étoffer son canevas de nouvelles surprises et de se permettre des pieds-de-nez sur les événements annoncés. C’est un film retors qui a besoin d’en passer par le simulacre pour atteindre sa propre sincérité.

Ainsi, de cette vraie-fausse crise de couple dont on ne cesse d’interroger le degré de gravité. Ainsi, de cette mise en abyme surgissant sans prévenir au tiers du film. Dans un plan vu de loin, c’est Ale, la réalisatrice qui filme Alex l’acteur, marchant sur un pont. Le moment, a priori anodin, est revue par Alex sur un écran d’ordinateur dans une salle de montage. Ce compagnon, désormais vu comme une figure lointaine, extérieure même. Et quel film étions-nous jusqu’alors en train de regarder ?

Là où ce subterfuge est plus perturbant, c’est qu’à l’instar du Deuxième Acte (Quentin Dupieux 2024) ou Conte de Cinéma (Hong Sang Soo 2005), il n’y a pas d’étanchéité entre film et « film dans le film ». Pas de coulisses, pas d’équipe de tournage, pas de barda. Pas d’« action » ou de « coupez » lancé en off sur la bande-son, balisant bien les limites entre réalité et imaginaire. À la place de ce folklore de la fabrication, s’opère une transmutation beaucoup plus immédiate des écrans : celui de la salle de cinéma devient parfois celui du banc de montage d’Ale, qui à sa guise, reprend et effectue des variations sur les images, modifie le rythme interne des scènes ou les teste avec des nouvelles musiques.

Par une opération simplissime mais presque magique, s’opère une connexion directe entre le regard d’Ale et ses interrogations immédiatement visibles à l’écran. Entrons-nous dans le fantasme absolu d’une réalisatrice (tout du moins de son personnage) : combler les lacunes, reprendre, recommencer, rejouer le quotidien de sa propre histoire ? Certes, mais par une alchimie particulière, cette transparence absolue entre le réel et ses modulations façonne un ruban de Möbius sentimental : ce que l’on croyait être une fin alimentait, en fait, un recommencement. Et ces éternelles reprises sur la chronique d’une fin de couple participent de sa régénération. La mèche avait d’ailleurs été vendue dès le titre original : Volveréis (vous reviendrez).

Si le film conduit sa petite utopie d’une œuvre qui est aussi un acte d’amour et de création, il ne situe pas dans les vieux rapports univoques entre muse et créateur.

Cette logique du ruban agit à un autre niveau, plus meta, quand on sait que le film est coécrit à six mains, entre Jonas Trueba, Itsaso Arana – sa compagne mais qui en interprétant Ale devient son alter ego-réalisatrice dans la fiction – et Vito Sanz qui interprète Alex. Soit l’œuvre d’un trouple : l’imbrication d’un couple cinéaste-actrice, et d’un couple de personnages de cinéma.

Si le film conduit sa petite utopie d’une œuvre qui est aussi un acte d’amour et de création, il ne situe pas dans les vieux rapports univoques entre muse et créateur. Il ne joue pas la seule carte du renversement de regard (une réalisatrice qui regarde son homme), mais table sur un échange de regards et d’interrogations réciproques en triangle, comme autant de coups de billard à trois bandes.

Il faut dire que le film se nourrit aussi d’un épais écheveau de références cinéphiles et familiales. Jonas Trueba fait jouer à son père Fernando (réalisateur de Belle Epoque, gentil manifeste hédoniste et grand succès du cinéma espagnol en 1992) le rôle du père d’Ale qui lui a soufflé l’idée de cette fête de séparation. Lequel pourrait donc être un ordonnateur secret du récit, tout en s’en dédouanant rapidement (« Ce n’est pas parce que je vous avais parlé d’un article de Courrier International sur ces “fêtes de la séparation” en Mauritanie qu’il faut faire ça dans la vraie vie »).

Cette pirouette autour d’une filiation qui pourrait être encombrante est à l’image de la malice dont le film assume sa cinéphile sans s’en encombrer. On peut ainsi débattre à loisir sur le Ten (Blake Edwards 1979) : sa peinture du démon du midi en dessine-t-il la critique ou, au contraire, une confortation de vieux schémas machistes ? Scène qui, par sa vivacité devient presque un bonus caché au film d’Edwards, qui montre, encore plus simplement, comment les films nous accompagnent.

L’élégance de Septembre sans attendre est aussi de savoir qu’il arrive après une histoire chargée de l’exploration des rapports de couple au cinéma. Notamment entre deux pôles : le pôle radieux de la « comédie du remariage » hollywoodien (et de sa théorisation morale par Stanley Cavell) et le pôle tourmenté du « cinéma de l’incommunicabilité », estampillé modernité cinématographique des années 60 (Antonioni, Bergman, Godard). À ces deux corpus totémiques, le film emprunte plutôt leur esprit que des citations : aussi bien la rhétorique moderne des changements de points de vue que la légèreté des quiproquos ou le crépitement des dialogues. Surtout, il retient la leçon du « bas de pyjama cherche haut de pyjama » de Billy Wilder, alors scénariste de La Huitième Femme de Barbe-Bleue (Ernst Lubitsch 1938).

Rappelons le coup de génie inaugural de cette comédie. En goguette sur la Côte d’Azur, Gary Cooper cherche à acheter un haut de pyjama dans un grand magasin. Le vendeur refuse, arguant qu’on ne saurait séparer les éléments, et va même jusqu’à déranger au téléphone, le directeur du magasin (qui émerge à peine du lit, ne portant que caleçon et… haut de pyjama). Puis arrive Claudette Colbert qui elle, cherche un bas de pyjama. Voilà comment mettre en place, en un clin d’œil, une rencontre et une destinée amoureuse, par la métonymie du « pyjama partagé » et plus largement par le trafic des objets.

Ce faisant, dans Septembre sans attendre, les objets tiennent autant du fétiche cinéphile aux pouvoirs divinatoires (un tarot Bergman, renvoyant aux figures clefs de la filmographie du maître) que des témoins d’un temps révolu (les livres de la bibliothèque dont on ne sait plus à qui ils appartiennent, dans une scène délicate, sans doute inspirée d’Annie Hall) ou un marqueur pour l’après (un portrait à la peinture à l’huile d’Ale, portrait qu’Alex s’oblige à regarder à l’envers pour pouvoir le poursuivre). Rien n’est finalement jamais figé dans cette circulation des objets qui n’est que l’écho assourdi d’une incomplétude salvatrice des affects.

De fait, en tant qu’œuvre ouverte, un tel film pourtant lesté de ses références (mais puisque le cinéma nous aide à vivre, ne faisons pas semblant de ne plus penser au cinéma dans les moments délicats de l’existence) signale aussi sa pertinence à l’ère des séries. Ale et Alex ne seraient-ils pas les showrunners de leur propre vie sentimentale ? Sont-ils tentés de ne pas reconduire « la saison de trop » de leur couple ? De fait, nous en revenons toujours aux cycles. Si Rohmer a tourné ses « contes de quatre saisons », Septembre sans attendre serait le « conte de la saison qui ne veut pas être de trop ». Sans doute, cette saison est-ce désormais à chacun et chacune de (se) l’écrire à la découverte du film.

Au-delà de sa légèreté et de sa grâce immédiate, le film séduit surtout par le déploiement de touchantes et secrètes interrogations qu’il instille(ra) dans les esprits de ses spectateurs et spectatrices.

Septembre sans attendre de Jonas Trueba en salles le 28 août.


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