Art contemporain

Gestes au stade avancés – sur « SECONDARY » de Matthew Barney

Critique

L’exposition de Matthew Barney à la Fondation Cartier se construit à partir d’un accident survenu en 1978 lors d’un match de football américain : Jack Tatum, des Oakland Raiders, heurte Darryl Stingley, des New England Patriots, laissé tétraplégique. Il ne s’agit pas d’un art qui ferait du sport son thème, ni de faire du sport un art. La rencontre des deux a lieu au sens sportif : dans les formes des matchs, des entraînements, des mêlées, des fautes et des erreurs, du spectaculaire, des règles et du jeu.

Pour célébrer une collaboration de trente ans avec Matthew Barney, dont elle avait co-produit le premier long-métrage, CREMASTER 4, en 1994, la Fondation Cartier présente jusqu’au 8 septembre 2024 une nouvelle exposition de l’artiste américain. « SECONDARY », qui rassemble une installation vidéo éponyme et des travaux de jeunesse, réalisés lors de ses années d’étude en école d’art, témoigne d’un autre dialogue au long-cours, intrinsèque à la pratique du plasticien : un jeu de passe entre la pratique sportive, en particulier celle du football américain, et celle de l’art, de la vidéo, de l’installation, et de la sculpture.

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Des premières vidéos de la série DRAWING RESTRAINT, datant de 1987, jusqu’à l’installation SECONDARY (2023) dont les sept écrans sont répartis dans la grande salle vitrée de la Fondation Cartier, il n’est jamais question d’un art qui ferait du sport son thème, ou de faire du sport un art, non plus de montrer l’art de faire du sport. C’est plutôt au sens sportif du terme qu’il faut probablement entendre la rencontre du football américain et de la pratique artistique : dans les formes des matchs, des entraînements, des mêlées, des fautes et des erreurs, du spectacle et du spectaculaire, et puis des règles et du jeu.

La performance et l’accident

« SECONDARY » se construit à partir de la reconstitution d’un événement marquant, survenu le 12 août 1978, dont Matthew Barney est témoin alors qu’il est lui-même jeune joueur : le demi défensif des Oakland Raiders Jack Tatum heurte violemment Darryl Stingley, receveur éloigné des New England Patriots, laissé tétraplégique par l’accident. Le drame est rediffusé dans toute sa violence par les médias, et la télévision, et marquent ainsi l’histoire du football américain, ainsi que le jeune Barney. DRAWING RESTRAINT délivrait déjà les images de corps soumis à la violence des contraintes, de l’effort ; qui empruntent leurs gestes au vocabulaire de la pratique physique, sauts, escalade, corps-à-corps, frappe et mêlée. Mais l’objectif (dessiner, tracer des traits) et les outils de cette contrainte sont artistiques, et les vidéos explorent à cet égard une analogie entre la rudesse, l’entêtement et l’effort à l’œuvre dans le sport, et les conditions de la pratique plastique.

Cette veine de travail où la part belle est faite au corps au travail dialogue dans l’exposition avec un large pendant de l’installation SECONDARY. Une grande partie des vidéos diffusées sur les sept écrans et tournées dans l’atelier de Matthew Barney à Long Island City montre les chorégraphies filmées sur place des acteurs qui jouent les joueurs de football des Patriots et des Raiders, parmi lesquels se compte l’artiste. Chaque danseur expérimente et développe là un rapport de contact avec les matériaux travaillés au studio, de la fonderie et des tubes de refroidissements au plastique, au plomb, à l’aluminium plus ou moins en fusion.

L’un d’eux donne un coup d’épaule, ralenti et délicat, sur un panneau recouvert d’une peau d’argile molle ; la peau se renverse sur lui, épouse son corps, puis il dépose cette empreinte de son corps en mouvement sur une structure en métal, en retirant son bras. Les gestes du sport ne sont pas simplement employés à l’art, pour travailler les matières : à mesure que les corps dansent avec celles-ci, imprimant leur force, leur précision ou leur souplesse en elle, s’en couvrant et s’éreintant dans ce travail, un déplacement s’opère. Tantôt la matière ne fait plus qu’une avec leur corps, qui se change en la changeant ; tantôt elle les représente, par symbolisme ou métaphore. Elle raconte la douleur, la déformation, la blessure et le bris, la fatigue, le dépassement de soi ; mais également l’endurance, la solidité, l’élasticité, la vitesse, la résistance.

En revenant aujourd’hui sur une histoire dont il avait posé en 1987 les premiers jalons, Matthew Barney ajoute à ces préoccupations celle de la vieillesse, incarnée par des acteurs de différents âges. Dans l’une des scènes, le plus âgé d’entre eux (pour le rôle d’Al Davis, le propriétaire aujourd’hui décédé des Raiders), manipule une sculpture de plomb esquissant les lignes déformées et impraticables d’un déambulateur trop lourd pour son corps. Au-delà de ce moment, la vieillesse n’est cependant pas un sujet central, ni explicite de l’œuvre, mais l’un des multiples paramètres de la longue exploration de gestes dont font ensemble état les sept vidéos. Elle insiste ainsi, à un endroit différent de celui de l’accident et de la blessure, différent encore de celui de la violence, sur les contraintes physiques qui s’exercent sur les corps et avec lesquelles ces derniers n’ont pas d’autre choix que de composer, à travers la série d’affects qui les poussent à l’entêtement – un désir, obsessionnel, une forme d’inconscience ou de dissociation, une ferveur ou une obstination.

Constitutive de ces affects-là et des gestes qui en découlent, la contrainte n’est plus seulement celle du monde auquel on se heurte. Et parce qu’elle relève du corps seul, parce qu’elle lui appartient comme une affaire de lui à lui-même, Matthew Barney fait le choix de la solitude. Il y a certes toute une équipe d’artistes autour de lui, pour collaborer à cet ambitieux projet ; avec chacun·e, une multitude de pratiques pour signer un geste d’entrée dans la matière et dans les codes du football. Les très belles scènes d’accord de voix, en chuchotements ou en stridences semblables à des sifflets, des trois arbitres interprété·es par des vocalistes contemporain·es, en témoignent.

Il n’en reste pas moins que les performances des joueurs, dans les scènes d’entraînement comme dans les reconstitutions d’actions de matchs, sont essentiellement des scènes en solo, à l’exception de quelques séquences en duo. Les heurts se font avec les murs, le sol, les œuvres ou leurs matériaux ; peut-être pour distinguer cette tension duelle ultime, dans la dernière partie du film, du choc entre les deux corps incarnant Tatum et Stingley, rejoué plusieurs fois sous différentes coutures ; explorant chaque fois une analogie de matière différente, argile, plomb, plastique, corps seul.

La solitude au corps

La solitude travaillée par Matthew Barney revêt une dimension politique forte ; peut-être même implicitement à charge sur les conditions de violence des pratiques du sport, ou du moins de leur médiatisation visuelle. Si le spectaculaire du sport fédère, les corps demeurent seuls ; seuls blessés et seuls douloureux, seuls souffrants et seuls au banc lorsqu’un accident tel que celui de Stingley survient. De fait, la reconstitution de l’évènement connaît différents traitements : les premiers relèvent des conventions de représentation (l’accident arrive, puis on en repasse le ralenti sous différentes coutures), puis des conditions de médiatisation (on continue de montrer, avec insistance, les images, sur un temps plus long).

Mais les dernières font état d’un choix fort de l’artiste ; celui d’entrer dans une portée émotionnelle : le corps de Stingley à terre bouge, quand bien même il est paralysé, dans une raideur étrange, à mesure que David Thomson (artiste, danseur, musicien…) effectue les mouvements dont on comprend qu’ils étaient normalement opérés par tout un groupe de médecins du staff sur le corps de Stingley pendant le match. Seul ; parce que c’est en fin de compte toujours seul que demeure le corps, lorsque la blessure rompt le contrat du match, du public, des mises faites sur les joueurs par les clubs, des attentes de carrière et de performance.

La fin du film pourrait être ainsi interprétée à l’aune de cette solitude : le long et étrange parallèle entre les performances des joueurs et la découverte d’un tuyau de canalisation, dans les soubassements de l’atelier de Matthew Barney situé au bord de l’East River, courait tout le long du film et sous-tendait une narration conçue comme une marée, à la mesure de l’excitation que peuvent générer les matchs ; mais le geste final, de jeter dans cette eau boueuse un lourd filet aux mailles composées d’haltères fabriquées en terre cuite, bouleverse, en ce qu’il achève la transformation du corps dans la matière. Le filet rendu à l’eau, les mailles disloquées, laissées inertes et déformées par l’humidité, nous renvoient l’image implicite d’un corps rendu à la fosse, achevé lui aussi – la solitude de Stingley, porté par la foule quand il court, et aux oubliettes quand il ne peut plus.

Le choix du sentiment

À la fois féroce politiquement, et émotionnellement engagée, la proposition de Matthew Barney place son public dans une posture délicate. Les images n’égalent pas la violence crue des pires accidents de l’histoire du sport, où se compte le 12 août 1978 ; mais elles la déplacent vers un investissement émotionnel plus à même de nous concerner sur un plan empathique. Le régime d’images de SECONDARY n’est jamais celui de la télévision et de la retransmission des jeux. Il dialogue toutefois avec ce dernier, ne serait-ce qu’en reprenant les codes et les grands chapitres attendus de ce spectacle, comme l’interprétation de l’hymne national.

Il faut peut-être indiquer au public français, qui reconnaît dans l’installation la configuration d’un terrain – moquette colorée au sol, flanquée en son centre du symbole des studio de Barney – avec un écran à chaque coin, et des projecteurs en panneaux sur chaque côté – qu’il est courant aux États-Unis de retranscrire des vidéos et les ralentis au sein même des stades, et notamment sur des écrans centraux et disposés en hauteur au-dessus de la pelouse. C’est ce que fait Matthew Barney, en proposant au centre de la pièce et suspendus, trois écrans dirigés vers la périphérie du terrain.

S’il est possible de s’installer où l’on souhaite sur la moquette pour visionner l’installation de 1 heure, la meilleure façon de capter les sept écrans en même temps (dont les vidéos ne sont pas toujours les mêmes) est de se placer sur le côté – par conséquent en tribune, comme le public d’un match. Par extension, nous sommes d’autant plus engagé·es que la solitude décrite plus haut nous est présentée dans ce qui se donne finalement comme un face à face, déséquilibré : nous faisons intrusion dans cet espace violent du corps à lui-même, poussé par le dispositif même du match, de son spectacle, de son divertissement. Avons-nous regardé, assis·es devant nos télévisions, les supporters des raiders grimés en vikings avec leurs lourdes protections de jeu, se réjouir de leurs victoires et se détruire les os sur le terrain, avec le même œil passif que nous avons vu les émeutiers du capitole brandir leurs armes et leur violence en arborant des casques à cornes ?

Que nous l’ayons voulu ou non, nous avons regardé à travers SECONDARY l’anéantissement de la carrière et du corps de Stingley au rythme de la télévision, battu par les secondes de l’horloge numérique filmée par Matthew Barney : 0015:00, puis le compte à rebours ; un quart temps qui n’est rien d’autre que celui pratiqué aux États-Unis pour laisser la part belle aux coupures publicitaires. Une fois l’accident arrivé, nous attendons la publicité.

Ces quinze minutes – dernier quart temps – sont montrées à l’intérieur du film, mais également à l’extérieur de la Fondation, comme elles l’étaient sur les murs de l’atelier de Long Island City. Comme une réclame temporelle géante, elle attire comme une lumière un papillon dans la nuit : mais qu’attendons-nous, au bout du temps écoulé ? Tout se passe dans le temps imparti : le film rassemble le match, l’après match, et la préparation – le vestiaire, l’entraînement, mais également toute la chair et le squelette de la création artistique qui sont le temps d’atelier, de forge et d’expérimentation.

Cette vision-là est aussi rare que celle de joueurs sans casque ; dont on peut détailler, dans des ralentis qui sont souvent joués par les danseurs, les micro-expressions faciales, aussi délicates que les chocs sont parfois brutaux. C’est un corps à nu, dans le sens qu’il est livré à notre œil et nos attentes ; et le plus terrible est que nous attendons, ou plutôt que nous nous attendons, narrativement, à l’événement – qu’il soit de gloire ou de misère, de performance ou d’accident, de lyrique ou de tragique.

C’est bien par l’émotion que l’œuvre nous dégage de ces attentes ; le lyrisme est lui-même neutralisé par la performance contre toute attente de la cantatrice très habillée qui s’avance sur le terrain, pour interpréter, au lieu de l’hymne américain, une succession désarticulée de sons, avant de poursuivre sur une création vocale en tout point opposée aux grandes pompes de l’hymne. Les œuvres de Matthew Barney emploient l’humour par ce genre de petites touches, parce que le rire ne peut pas l’emporter sur un sujet qui reste âpre, ni sur l’évocation du terrible accident.

Et cette âpreté tempère le spectaculaire, pour renouer avec un vocabulaire d’émotions plus sobre capable de recadrer la narration hors des affects modelés par la télévision : la dernière vidéo de DRAWING RESTRAINT, réalisée cette année par l’artiste et tournée dans le sous-sol de la Fondation Cartier, clôt une série dont le geste principal est celui du cinéma muet.

De l’image silencieuse pour raconter les heurts de David Thomson contre la glaise et les murs de la Fondation, un noir et blanc qui refuse de déterminer si les traces de terre sur son corps et dans la salle sont bien des traces de terre ou des traces de sang, un personnage dont la mesure est celle du tube cathodique, suspendu en hauteur, à une certaine distance des yeux ; et pourtant, c’est ainsi à rebours des codes de la télévision, dans le mutisme intimidant de l’image, que la chorégraphie de Thomson nous bouleverse, à mesure qu’il court au ralenti, s’écrase contre les murs, marche sur la corde d’entraînement qui le retient, porte les poids de terre les uns après les autres. De cette chorégraphie, épurée dans une salle sous la forme d’une vidéo muette, et dont il ne reste que les traces (de terre, sur les murs) dans l’autre salle, ce sont les gestes qui prennent toute la place, comme toute leur ampleur.

Faire équipe : 1+1=3

Il y a au cœur du sport, comme de l’art, et du fait d’embrasser les deux dans une même expression, le désir de croire que les êtres des choses peuvent se révéler dans un seul geste, si tant est qu’on se tienne à ce geste, qu’on se tienne dedans comme il nous tient ; qu’il est ainsi, à force de son épreuve propre, une façon d’entrer dans le monde. Matthew Barney s’est tenu à son geste depuis son adolescence de jeune quaterback jusqu’aujourd’hui, et c’est sans doute cette persévérance-là, semblable à l’obstination des athlètes, qui a rendu possible la création d’une œuvre finalement si ouverte, riche en échos et perspectives, essentiellement collective, dans la mise en avant des pratiques singulières des artistes qui y participent.

À l’entrée de l’exposition nous est remis le très beau magazine édité pour l’occasion, où les noms des artistes figurent, présentés comme les joueur·euses de cette équipe rassemblée par Matthew Barney, accompagnés de leurs mots et leurs biographies, essentiels pour comprendre plus finement l’installation, à travers leurs différents regards. Le voilà, ce jeu d’équipe finalement si peu montré dans les représentations très solitaires des entraînements et des matchs sportifs : il est dans l’œuvre, à l’œuvre, dans la synchronicité des écrans qui se répondent, montrent des choses semblables et différentes au même moment, toujours en regard.

Ce jeu de passe, d’un artiste à l’autre, structure formellement l’installation, à mesure que nos yeux passent d’un écran à l’autre, en receveur ; à mesure que les séquences de vidéos se renvoient notre attention. Une tournante d’images vidéo huilée par un mixage son extrêmement singulier ; qui semble à la fois entièrement tourné en direct, et remixé ; comme si on avait décollé le bruit de l’image et qu’on pouvait dès lors le déplacer dans n’importe quelle vidéo. C’est en quelque sorte ce qui se passe ; quand le son se déplace dans les enceintes situées sous les écrans, comme s’il courait sur un terrain immense dont les écrans étaient différentes zones. Lorsque le compte à rebours se met à battre, vers la fin, le son passe d’un écran à l’autre, à chaque battement ; dans un sens, et puis dans l’autre, spirale infernale : nous sommes au cœur.

Au-delà du bruitage, c’est une même voix qu’il faut entendre dans ce choix d’un mixage sonore si particulier : ou plutôt un accord de voix, recherché et accompli dans une polyphonie. Ce sont les cris que poussent conjointement les arbitres, semblables à des coups de sifflets, pour marquer la faute ; ce sont les respirations qui se répondent, en veillant à ne pas se couper les unes les autres.

Dans SECONDARY, le heurt des êtres n’est finalement pas simplement celui de l’accident : lorsque les corps de Tatum et Stingley se détachent, après l’impact, il se libère entre eux deux une sculpture d’argile, de plomb ou de plastique, non seulement modelée mais encore créée dans toute son existence par l’impression conjointe des deux joueurs sur chacune de ses faces. 1+1=3, entre deux gestes qui se rencontrent, l’espace n’est pas de vide, mais de matière et de création – et SECONDARY est le résultat exponentiel d’une rencontre qui n’est pas seulement celles de l’art et du sport ; mais de toutes les voix qui la traversent et s’y rencontrent, pour générer de l’émotion dans le mouvement.

Matthew Barney, « SECONDARY » à la Fondation Cartier jusqu’au 8 septembre.


Rose Vidal

Critique, Artiste