Littérature

Un coup de revolver dans un concert – sur Les Derniers jours du Parti socialiste d’Aurélien Bellanger

Écrivain

Aurélien Bellanger est parfaitement informé de la difficulté d’écrire un roman politique, « ce coup de révolver au milieu d’un concert » (Stendhal). Mais que se passe-t-il lorsque le concert tourne à la cacophonie, qu’un attentat meurtrier est une aubaine pour des aventuriers, que toutes les aventures politiques mutent en pitreries médiatiques ? Peut-être est-il temps de braver les conventions littéraires, d’écrire un « roman coup de révolver » semble s’être dit Bellanger. Son courage est là.

Le roman d’Aurélien Bellanger, Les Derniers jours du Parti socialiste, est un objet littéraire hybride, à mi-chemin du roman balzacien et de la chronique des idées, une comédie burlesque qui raconte sur un ton faussement neutre la création du « mouvement du 9 décembre » (en référence à la date anniversaire de la promulgation de la loi de 1905), copie fictionnelle du « printemps républicain » qui fut créé à la suite de l’attentat du Bataclan par Laurent Bouvet, disparu depuis, dans le but de remettre au cœur de l’agenda médiatique et politique le principe de laïcité, menacé par les assauts du terrorisme et une islamisation rampante de la société française. Un mouvement à l’assise populaire plus que réduite et dont le rayonnement releva plus de la guerre médiatique que d’une quelconque mobilisation sociale (la fameuse hégémonie culturelle de Gramsci redécouverte par les agitateurs de la sphère médiatique).

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Le roman retrace cette bataille idéologique et culturelle, qui sévit au sein du Parti socialiste dans les années 2010 et sur les plateaux TV après les attentats de 2015. Bellanger dresse un paysage d’évènements dans de courts chapitres, comme autant d’épisodes parodiques qui auraient pu inspirer les auteurs du Baron Noir ou de La Fièvre, les récentes séries télévisées centrées sur la vie du Parti socialiste en décomposition (vie de Charlie Hebdo, diners en ville, manifestations, conciliabules en coulisses, omniprésence numérique du grand manipulateur, rivalités mimétiques entre membres de la secte laïque…).

Bellanger radiographie la nébuleuse néo-laïque au travers de personnages-prismes qui sont autant de doubles fictifs des cavaliers de l’apocalypse que sont Laurent Bouvet, Philippe Val, Michel Onfray, Raphaël Enthoven, Caroline Fourest, une camarilla qui assène en toutes occasions, comme son chef de file Manuel Valls, les mêmes concepts vides comme des dents creuses (disait Deleuze) : « La République, l’ordre républicain, les valeurs républicaines » ; « La République partout, la République pour tous », sans prendre la peine de lui donner un contenu.

« Plutôt que de faire l’éternel procès du libéralisme d’une certaine gauche, je voulais raconter comment une certaine gauche avait été le lieu de la réinvention d’une sorte de néoracisme. Raconter ces gens qui, depuis dix ans, répètent qu’ils sont la vraie gauche et que la gauche est devenue folle, “racialiste”, “islamo-gauchiste”… Dans le fond, ce qui m’intéressait, c’était vraiment la trahison des élites. La trahison des élites est un fait majeur de cette séquence. Qu’il y ait du racisme en France, d’accord, mais qu’il soit porté, relayé, par des médias, y compris mainstream, et par le gouvernement, c’est le fait le plus grave. Toutes les paniques morales qu’ils ont agitées sur le wokisme, l’islamo-gauchisme, ont abouti à la situation dans laquelle nous sommes. »

C’est ce théâtre qui tient lieu de débat public depuis le début des années 2000. L’orthodoxie néolibérale jette l’anathème sur les assistés. L’impensé colonial y refait surface. La haine de l’étranger devient le seul contenu d’un patriotisme qui se survit au stade de zombie. L’extrême droite fait le jeu des injonctions néolibérales qu’elle prétend combattre, en fustigeant les chômeurs, les assistés, les fraudeurs… Partout la même parole xénophobe, le débat démocratique rabaissé par l’insulte et l’anathème. Et tout cela légitimé, rehaussé, magnifié par la sacro-sainte laïcité.

C’est le vrai sujet du roman de Bellanger, la veine royale qui parcourt tout le roman, éclaire son intrigue, anime ses personnages. Philosophe sans philosophie (« des villes et des champs »), agitateur d’idées à Solférino, Premier ministre de Hollande au verbe orwellien, « homme sans humour qui défend l’humour », « directeur d’un journal satirique qui ne supporte pas la satire ». On devine que tous sont à la recherche d’une nouvelle sacralité politique.

Des lendemains de l’attentat, marqués par une authentique émotion collective, aux manifestations qui ont suivi – spontanées au début, puis scénarisées par les médias et les autorités –, de l’éclosion virale des #jesuisCharlie à la Pentecôte de « l’esprit du 11 janvier », Bellanger écrit l’histoire de ce qu’on appelle, depuis Voltaire et Zola, une « affaire », un imbroglio de sens, une intrigue qui questionne les grands enjeux collectifs : la justice, la nation, la laïcité, la religion, l’antisémitisme.

« L’esprit du 11 janvier » tombé sur les manifestants rassemblés à la mémoire des victimes s’est mué en une mêlée confuse, une danse macabre avec son cortège de masques grimaçants, de postures héroïques et de dénonciations.

« L’esprit du 11 janvier » fut une Pentecôte à l’envers qui n’apportait pas la connaissance mais l’ignorance. Qui ne révélait pas un sens caché, mais ne faisait que répéter les symptômes sécuritaires observés aux États-Unis après le 11-Septembre. Augmentation du budget militaire, « Patriot Act » à la française, chauvinisme et intolérance, instrumentalisation de l’émotion collective à des fins politiques… Régis Debray alerta en vain dans un article de la revue Médium (avril-juin 2015) sur les dangers d’un « maccarthysme démocratique ». « Presse, radios, télés ont fait flotter un moment dans le pays, relayés par le gouvernement qui les relayait (la boucle classique), une suspicion généralisée, certains lançant une chasse aux traîtres équivoques ou déclarés. L’intolérant prêchant la tolérance, c’est comme le pas de liberté pour les ennemis de la liberté : un grand classique. Plus embêtant semble la bonne conscience conférée par l’inconscience. »

Les philosophes médiatiques (« des villes et des champs ») se sont découverts à cette occasion une soudaine passion pour le Peuple, l’Identité, la Nation, la Laïcité, comme si les écailles tombaient de leurs yeux alors qu’ils refaisaient le parcours classique du pamphlétaire, avec ces lieux communs et ces topoï bien repérés par Marc Angenot dans La Parole pamphlétaire (Payot, 1982).

Ce n’est pas seulement à la dérive droitière d’intellectuels que nous assistons dans le roman d’Aurélien Bellanger, mais au spectacle de la dévoration médiatique de toutes les figures publiques de la représentation.

À lire Bellanger, on en retrouve la trame (l’Urmelodie) : la vision d’un monde crépusculaire, la mélancolie d’un âge d’or perdu, le pouvoir du bon sens, la mort de la littérature, la menace de la modernité, l’anti-France… Une vision du monde, du peuple, de l’école « old school », comme dirait Michel Onfray (Frayère dans le roman), qui ira jusqu’à dénoncer, en pleine crise des réfugiés, les « messes cathodiques » en faveur des immigrés, qui feraient passer le sort des étrangers avant « le peuple français méprisé », auquel ses élites préféreraient « les marges célébrées par la pensée de Mai-1968 ». Pendant que les « populations étrangères [sont] accueillies devant les caméras du 20 heures, la République fait la sourde oreille à la souffrance des siens ». Et de se faire l’avocat de « ce peuple old school », « notre peuple », « mon peuple », en précisant bien que « c’est à ce peuple que parle Marine Le Pen ». La boucle est bouclée.

Cela fait des années maintenant que les médias, avec une persévérance qui confine à l’obsession, sont devenus le théâtre de l’emphase identitaire, la scène sans cesse rejouée de l’inconfort français : identité malheureuse, racisme anti-Blanc, phobie de l’autre s’y donnent à lire sans scrupule ni recul. Et sur cette scène, c’est la même histoire qui est racontée, celle du « petit Blanc » oublié, méprisé, insulté par le « méchant » Maghrébin et sa femme voilée, la masse colorée des Français sans souche qui transgressent les règles du jeu de la laïcité, de la République.

L’objectif est clair : connecter les transformations de la société française à la question de l’immigration. Et pour cela, construire la figure d’un ennemi intérieur, un autre inassimilable, le Musulman, le Rom, l’Étranger, le jeune de banlieue, selon les mêmes méthodes utilisées par les antisémites pour construire la figure du Juif malfaisant. Il s’agit moins de défendre le vrai peuple injustement méprisé que de reconfigurer la société, en traçant une frontière entre les insiders et les outsiders, les Français et les réfugiés, le Citizen et le Denizen…

La dérive droitière des intellectuels est la forme que prend leur ralliement à la doxa médiatique, leur soumission à l’air du temps. Ils ne dérivent pas à droite, ils suivent la pente des idées reçues.

Ce n’est pas seulement à la dérive droitière d’intellectuels que nous assistons dans le roman d’Aurélien Bellanger, mais au spectacle de la dévoration médiatique de toutes les figures publiques de la représentation. Homo politicusHomo academicusHomo mediaticus. Toutes les figures publiques y succombent l’une après l’autre : la figure du politique, privée de sa puissance d’agir, celle du journaliste, de son indépendance, celle de l’intellectuel, du magistère de la pensée. Homme politique sans pouvoir, journaliste embedded et intellectuel sans œuvre : voilà les trois figures de la dévoration médiatique. Déchargées de leur puissance d’agir, ayant perdu toute autonomie, elles fusionnent sous nos yeux pour donner naissance à l’histrion, au polémiste, qui est la forme terminale de l’intellectuel médiatique. Dans un univers où la manipulation des pulsions a pris la place de l’échange des idées et des expériences.

Disons-le d’emblée : l’entreprise est courageuse car les protagonistes de cette affaire, ou leurs modèles dans le monde réel, qui sont moqués par l’auteur tout au long de cette chromique, moqués plus que critiqués, démasqués dans leurs prétentions ridicules de changer le cours de l’histoire, débarrassés de leur vêtements tragiques, n’ont pas manqué d’activer leur réseau dès avant la sortie du livre, en lui offrant comme sur un plateau la preuve de leur incapacité à distinguer le réel et la fiction, le personnage et son modèle, l’histoire et sa représentation dégradée, la vision historique et l’ambition ridicule d’être des acteurs de l’histoire.

L’entreprise est courageuse à un deuxième niveau. Un courage de méthode. Car comment le roman peut-il survivre à un tel rabaissement de ses personnages et de ses ressorts narratifs ? On ne parle pas seulement ici de la tension narrative qui est suspendue par la répétition des mêmes obsessions idéologiques, mais aussi de la platitude de ces personnages qui poursuivent sur quatre cent soixante-dix pages la même illusion lyrique, la même passion dévorante pour la Laïcité.

C’est justement une des réussites du roman que cette réduction histrionesque des personnages qui rapproche le livre davantage du Flaubert de Bouvard et Pécuchet que du Balzac des Illusions perdues. Il s’agit moins ici de Pouvoir, de Société ou d’Histoire magnifiées par les machines de la narration, que de leur version déformée, défigurée par l’ambition.

Depuis la Libération, l’école républicaine a produit en série des générations d’esprits surchauffés par la littérature, qui passent leurs examens comme on gagne des batailles, confondent l’odeur de la craie et celle de la poudre et qui, du haut des estrades, croient s’élever au niveau de l’histoire universelle. À l’atelier théâtre du lycée, ils se chauffent la voix et le cœur en de grandes tirades et s’octroient des destins remarquables, des vies romanesques. Très vite, ils se prennent pour Julien Sorel, Lucien de Rubempré ou Frédéric Moreau. Madame Arnoux n’est jamais loin. Ils mûrissent sous son regard comme des prématurés en couveuse. Déficit d’expérience. Excès de littérature. Cela les conduit plus tard à envisager la carrière politique comme une discipline « paralittéraire », comme d’autres, ayant échoué en médecine, s’orientent vers des professions paramédicales…

Bouvard et Pécuchet avaient une passion anthropologique : la « Science ». Les Bouvard et Pécuchet de Bellanger ont une obsession : la « Laïcité », alpha et omega de leur conception de la République. Tout doit lui être sacrifié.

Flaubert voulait écrire le roman impossible des savoirs. Bellanger a écrit le roman impossible des passions politiques. Son roman aurait pu s’intituler « après la fin des grands récits ». D’où cette difficulté inscrite au cœur même du projet romanesque. Qu’est-ce qu’un roman politique aujourd’hui ? Comment écrire un roman peuplé d’effigies romanesques, de doublons fictifs, de personnages qui se prennent pour des personnages ? Comment écrire un roman du storytelling intégré ?

Au moment de commencer Bouvard et Pécuchet, Flaubert reçut une lettre de Tourgueniev, qui exprimait des réserves sur son projet : « C’est un sujet à traiter presto, à la Swift, à la Voltaire. […] Si vous vous appesantissez là-dessus, si vous êtes trop savant… »

Flaubert lui répond fermement, mais non sans révéler ses doutes et ses craintes :

« Il n’y a plus à reculer. Mais quelle peur j’éprouve ! Quelles transes ! Il me semble que je vais m’embarquer pour un très grand voyage vers des régions inconnues, et que je n’en reviendrai pas. Malgré l’immense respect que j’ai pour votre sens critique […] je ne suis point de votre avis sur la manière dont il faut prendre ce sujet-là. S’il est traité brièvement, d’une façon concise et légère, ce sera une fantaisie plus ou [moins] spirituelle, mais sans portée et sans vraisemblance, tandis qu’en détaillant et en développant, j’aurai l’air de croire à mon histoire, et on peut faire une chose sérieuse et même effrayante. Le grand danger est la monotonie et l’ennui. Voilà bien ce qui m’effraie cependant… […] Je ne puis exposer une idée sans aller jusqu’au bout[1]. »

Aurélien Bellanger est parfaitement informé de la difficulté d’écrire un roman politique, « ce coup de révolver au milieu d’un concert » (Stendhal). Mais que se passe-t-il lorsque le concert tourne à la cacophonie, qu’un attentat meurtrier est une aubaine pour des aventuriers sans cause, que toutes les aventures politiques ont muté en pitreries médiatiques, que le maître des horloges nous condamne au timing interminable de ses facéties ? Peut-être est-il temps d’écrire un « roman coup de révolver » semble s’être dit Bellanger. Son courage est là. Faire de la difficulté un défi. Transformer l’obstacle en moteur de l’intrigue. Écrire le roman d’après les grands récits. Un roman des passions politiques épuisées « qui raconte comment une hérésie du Parti socialiste, le Printemps républicain, entouré d’un groupuscule d’intellectuels médiocres, aura rendu possible la victoire de l’extrême droite en France. »

Aurélien Bellanger, Les Derniers jours du Parti socialiste, Seuil, coll. « Cadre rouge », août 2024


[1] Flaubert à Tourgueniev, 29 juillet 1874, Correspondance, IV, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 843.

Christian Salmon

Écrivain, Ex-chercheur au CRAL (CNRS-EHESS)

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Notes

[1] Flaubert à Tourgueniev, 29 juillet 1874, Correspondance, IV, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 843.