Littérature

Un mouvement de fuite sidérale – sur Sister-ship d’Élisabeth Filhol

Journaliste

Élisabeth Filhol imagine qu’à la fin du XXIe siècle, une mission spatiale habitée est envoyée vers un satellite de Saturne pour sauvegarder l’humanité. Un roman d’anticipation qui croise éthique et politique.

Pour les passionnés d’astronomie, la date du 15 janvier 2005 reste à jamais gravée dans le marbre. Ce jour-là, la sonde Huyghens, appartenant à l’Agence spatiale européenne, s’est lentement approchée de Titan, le plus gros satellite de Saturne, avant de s’y poser.

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Ce faisant, Huyghens a permis de collecter de multiples données de cette lune lointaine, dont celle-ci : les composants chimiques situés dans l’atmosphère et dans le sol de Titan pourraient préluder à une vie primitive, comme ce fut le cas sur Terre. En outre, même si la température en surface est de – 180 degrés, Titan, de par les caractéristiques de son atmosphère et de sa gravité, ne serait pas un milieu hostile à l’humain moyennant un équipement relativement léger.

Il n’y a pas que les passionnés d’astronomie à avoir rêvé à partir de cet événement. On compte aussi une romancière, Élisabeth Filhol. Qui publie en cette rentrée un roman, son quatrième, d’une originalité… cosmique ! Sister-ship se déroule dans un XXIe siècle presque achevé, alors que la première mission spatiale habitée s’approche de Titan avec pour tâche rien de moins que de sauver notre monde et notre humanité. Un roman d’anticipation qui s’appuie, comme les lois du genre l’exigent (ou peu s’en faut), sur des faits réels qui ne demandaient qu’à être extrapolés. La découverte de Titan et de ses caractéristiques en est évidemment un – l’exploration pionnière de Huyghens est d’ailleurs évoquée dès les premières pages du livre.

De toute évidence, une autre donnée de la réalité est entrée dans la ligne de mire de la romancière. Une lubie de milliardaire – du moins c’est ce qu’on a pu croire au départ – qui s’est avérée sérieuse et de portée nettement plus politique : la volonté affichée d’Elon Musk de coloniser Mars. Et ce, afin de répondre à la probable extinction de la vie sur Terre. « L’alternative est de devenir une civilisation à travers l’espace et [de faire de l’homme] une espèce multiplanétaire », a déclaré en 2016 l’homme d’affaires, fondateur et patron de SpaceX, société de construction de fusées qui s’est imposée au point d’être désormais un prestataire majeur de la Nasa.

Mais revenons à la littérature. Qu’est-ce qui a pu intéresser Élisabeth Filhol pour travailler ces motifs ? En quoi s’inscrivent-ils dans son univers romanesque ? Tout d’abord, l’aventure spatiale est collective. Or, les héros de ses romans sont pour la plupart des groupes : les ouvriers intérimaires des centrales nucléaires dans La Centrale (2010) ; les salariés d’une entreprise en liquidation séquestrant leur patron dans Bois II (2014). Ici, nous sommes en présence de deux types de personnages. D’une part, une équipe de cinq astronautes en route vers Titan dont la mission se déroule en 2097, consécration du programme Sister-ship. D’autre part, le directeur de l’International Space Agency, Lee Wang, au moment où il prononce son discours de clôture de la 133e édition du Congrès international d’astronautique, en 2082. Enfin, presque au second plan mais extrêmement présente – elle conclut même le roman –, l’astrobiologiste Svetlana Ivanova, dont Lee Wang rappelle le rôle décisif dans la détermination de l’objectif du programme Sister-ship qui, en cette année 2082, est lancé.

Du microscopique – l’atome – dont les conséquences peuvent être considérables (La Centrale) à l’infini intersidéral (Sister-ship), en passant par la montée du niveau des mers en raison du réchauffement climatique (Doggerland), voici les (dé)mesures qui occupent l’horizon sans fin d’Elisabeth Filhol. Et comme Doggerland, Sister-ship est un roman qui arpente un immense espace-temps avec, de la même manière, un axe historique, ou vertical, et un axe au présent, ou horizontal, les deux ayant en outre une fonction structurante.

L’histoire, c’est Lee Wang qui la déroule au long de son discours fleuve, parcourant un siècle d’épopée spatiale. Bien entendu, son récit comporte un volet technique. Mais l’évolution technologique de pointe n’existerait pas sans l’idéologie qui l’entraîne ni les capitaux qui l’irriguent. Et là encore, on reconnaît une thématique cardinale de la romancière qui a déjà ausculté dans ses romans précédents certaines facettes du capitalisme. En l’occurrence, il s’agit de ce que celui-ci requiert de croyance (ou de « storytelling ») pour sans cesse trouver à se redéployer.

Aux yeux de Lee Wang, un homme a rendu possible la nouvelle conquête de cette fin de XXIe siècle : Lewis Farrell (sorte d’Elon Musk en plus flamboyant), dont il vante le charisme et l’esprit visionnaire. Son credo : « Libérer l’humanité de la finitude de la Terre. » Les mythes ont besoin de héros, et Farrell est tout désigné avec son statut d’outsider car venant d’un pays, l’Australie, mal placé au départ dans la course spatiale. Mais les héritiers de riches familles d’entrepreneurs (ce qu’il est) savent se dépasser quand ils ont aussi l’âme de self-made-man. Lorsqu’il parle de son mentor, Lee Wang imprègne son discours de lyrisme qu’Élisabeth Filhol rend parfaitement : « Sauver l’espèce humaine de sa disparition. Et pour cela, quitter la Terre, essaimer, disséminer nos gènes. Parce qu’un homme s’est projeté au-delà de notre proche banlieue, incapable de se soumettre au réel, de se plier aux contingences, au lieu de calibrer ses ambitions, son parti pris, façonner le réel pour qu’il s’adapte à elles. Et c’est le début d’un changement de paradigme sans précédent. »

C’est que tout roman de science-fiction qu’il est, Sister-ship garde une forte charge de critique sociale, une des marques de fabrique d’Élisabeth Filhol.

Seule limite au projet de Lewis Farrell : il visait la planète Mars. Question d’époque : quand on est né en 1997, on garde un petit pied dans le XXe siècle ! Alors Lee Wang, empli de reconnaissance, raconte la suite : l’exploitation des ressources des astéroïdes, que l’on a su tracter près des bases lunaires ; enfin, le programme Sister-ship.

Venons-en au second axe, avec les cinq astronautes dans l’espace – trois femmes et deux hommes –, qui n’apparaît qu’épisodiquement au début du roman, sur quelques pages trouant le discours de Lee Wang, avant de prendre le relai une fois celui-ci achevé. Comme si la rampe historique de lancement était désormais en place pour laisser la fusée s’exprimer. C’est par le journal de bord que tiennent les trois femmes, Aiko, Helen et Tracy, que l’on sait ce qui se passe au sein du vaisseau. Celui-ci est accompagné de deux autres appareils du même acabit chargés en matériel. Leurs noms : l’Olympic, le Titanic et le Gigantic. Ce sont les « Sisters ships ». « Le programme Sister-ship est un héritage de cette pratique qu’avaient les chantiers navals de dupliquer en plusieurs exemplaires certaines grosses unités, un cuirassé, un paquebot, au lieu de se contenter d’un seul. Construire deux ou trois navires à l’identique, à quelques détails près d’aménagement, des jumeaux, des bateaux frères, mais c’est l’anglais qui s’est imposé dans toutes les langues et avec lui le genre féminin du mot. » Il n’est pas interdit de penser que le titre, Sister-ship, renvoie aussi aux analogies existantes entre la Terre et Titan.

Au sein de la capsule spatiale, la vie est relativement tranquille, banalisée. « Quatre ans d’isolement complet, à plus d’un milliard de kilomètres de la Terre », c’est long. Il est nécessaire de bien s’entendre. L’intelligence artificielle (IA) – avec ses « algorithmes qui nous connaît mieux que personne », écrit une des astronautes – n’a pas été sollicitée cette fois-ci pour constituer une équipe harmonieuse, un jury interne s’y est attelé, alors qu’on s’en remet habituellement à l’IA pour sélectionner les heureux élu.es lors des missions plus courtes. Une manière pour la romancière de suggérer l’impossibilité de se passer de l’humain et de sa subjectivité y compris à la pointe du « progrès ». Dans le même esprit, les astronautes ne peuvent s’empêcher de voir dans les comportements des nombreux robots qui les précèdent sur Titan, avant qu’eux-mêmes y posent les pieds, des gestes d’entraide et de solidarité, par conséquent, une forme de conscience.

Bien qu’Élisabeth Filhol ait pu s’appuyer sur une vaste documentation pour l’ensemble de son livre – mais jamais celle-ci ne prend le pas sur la vitalité du récit –, cette partie extra-terrestre emprunte beaucoup à l’imagination. Pas vraiment à la manière d’un Kubrick – qui, dans 2001 l’Odyssée de l’espace, envoyait ses astronautes du côté de Jupiter voir s’il ne s’y trouvait pas quelque présence énigmatique. Le cours des choses, chez la romancière, est moins dramatique, plus réaliste. Exemple : les cinq astronautes de l’Olympic constatent que leur ordinateur central, baptisé Milena, finit par commettre des erreurs inexpliquées, mais, même s’ils lancent une « enquête indépendante » pour comprendre ce qu’il se passe, rien n’indique que Milena soit devenue leur ennemie.

C’est que tout roman de science-fiction qu’il est, Sister-ship garde une forte charge de critique sociale, une des marques de fabrique d’Élisabeth Filhol. Avec les cinq astronautes, le cœur de l’intrigue se situe moins dans le cosmos qu’à l’intérieur d’eux-mêmes. Transportant une nouvelle arche de Noé, autrement dit les gènes d’un million d’espèces terrestres répartis dans 53 cuves d’azote liquide, ils se sentent investis d’une mission qui dépasse leurs propres personnes. Certes, ils ont conscience que leur cargaison pose problème. Non seulement Lee Wang n’a pas respecté les limites éthiques posées par Svetlana Ivanova (« Hors de question de disperser notre ADN à tout vent, notre ADN d’espèce invasive », avait-elle averti). Mais les génomes humains sélectionnés l’ont été à partir de l’apport privé que leurs propriétaires étaient en mesure de faire. « Les modalités d’échantillonnage de la cuve 53, je ne suis pas sûre qu’un seul d’entre nous y adhère sincèrement, écrit Aiko. Avant d’ajouter, s’arrangeant avec sa conscience : “Pourtant d’une loyauté sans faille, on mènera notre mission jusqu’au bout.” L’éthique n’a plus de place face à une entreprise vendant du rêve, spectaculaire et marchandisée – la mission est diffusée en mondiovision comme un des plus ambitieux programmes de téléréalité ». Tout rapprochement avec des événements plus proches de nous est autorisé…

Sauver l’humanité et rêver d’immortalité ? Peut-être faut-il faire preuve d’un peu plus d’humilité et continuer à scruter l’humain pour tenter de le comprendre. Par exemple, Sister-ship compte de belles pages sur la question du legs et de ses conditions. Où entreposer ces 53 cuves sur Titan pour avoir des chances d’attirer l’attention d’éventuels êtres à venir ? Dans un site de Titan que les Terriens trouvent magnifique ? « Est-ce que ce qui est beau le sera pour eux ? Peut-être pas. » Un mont, dénommé Ayrarat, est choisi pour son étrangeté géologique et topographique : « Si des hommes avaient vécu sur Titan avant nous, ils auraient fait de cette singularité un lieu de culte, comme ils l’ont fait à Uluru et Kata Tjuta. Une curiosité, une anomalie dans le paysage, ça commence toujours comme ça ». Autrement dit, un lieu de légendes, un endroit propice aux mythes, mais pas ceux qui ne favorisent qu’une poignée de riches. Quelque part où émergerait de véritables croyances collectives. Des utopies. Il y a aussi de ces heureuses projections dans le très beau roman d’Elisabeth Filhol.

Élisabeth Filhol, Sister-ship, P.O.L, août 2024.


Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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