Histoire de la honte – sur Pour Britney de Louise Chennevière
C’est un livre de combat. Au cas où l’on n’aurait pas encore compris ce que les hommes font aux femmes. Et de fait, en le lisant, on se rend compte qu’on (en tant qu’homme cisgenre) n’a pas compris, pas vu, pas été concerné, du moins pas intimement. Un texte de mitraille, staccato, qu’on ne peut guère lâcher une fois qu’on l’a commencé, qu’on lui a prêté un peu de notre chair pour le faire fonctionner : ni fiction ni essai, à la première personne. Pour Britney est un livre violent, qui parle fort et vite.
La mort est en son cœur : l’autrice va-t-elle réussir à tenir celle-ci en lisières, à la circonscrire, l’éloigner ? Elle cite l’écrivaine québécoise Nelly Arcan (1973-2009), qui, avec la chanteuse américaine Britney Spears, est l’autre héroïne théorique du livre : « “Les putes comme les filles du Net étaient condamnées à se tuer de leurs propres mains” et “elles préféraient s’achever elles-mêmes en sentant le grondement des derniers milles plutôt que de ramper dans l’existence”. » C’est extrait de Folle (Seuil, 2004). Et cela vaut pour toute femme médiatisée, pour toute femme au final, « vivant et mourant du désir des hommes » comme l’exige notre culture.
On se rappelle que Nelly Arcan connut une entrée foudroyante en littérature avec l’autofiction Putain en 2001, aussitôt rangée au rayon des textes sulfureux ou émoustillants malgré l’âpreté et la complexité de son propos sur le regard masculin, sur ce que celui-ci avait fait à son corps, passé sous le bistouri esthétique. Elle est retrouvée pendue dans son appartement en 2009. Après sa mort, Nancy Huston préface un inédit. Camille Laurens et Ovidie écrivent sur elle. Des spectacles sont montés, un film sort en 2017.
En 2024, nous voyons Britney Spears sur son compte Instagram qui danse, mal éclairée, en bikini, sous l’œil d’une caméra un peu trop surplombante pour que l’image soit flatteuse. Les médias people vomissent chaque semaine des phrases du type « Britney Spears s’est fait remarquer de la pire des manières ». Louise Chennevière argumente : « Elle danse encore et elle putasse Britney devant ce miroir à travers lequel le monde entier peut la regarder et peut encore se moquer de cette femme qui semble ignorer, tout de la loi du marché dont elle avait pourtant maîtrisé les moindres subtilités alors, qui s’offre mal, qui offre un corps dont personne ne veut plus et c’est ça qui fait rire – mais peut-être qu’elle ne l’offre pas ce corps, qu’elle ne fait rien d’autre que danser comme bon lui semble avec ce qui lui reste de vie et, se montrer n’est pas nécessairement s’offrir combien de fois faudra-t-il le dire, combien. »
La phrase de Chennevière est insistante, faite de coulées, coups de boutoir et reprises : les virgules viennent signaler souvent un moment de respiration plutôt qu’elles ne respectent la syntaxe (parfois on attend un complément qui ne vient jamais, suspens de l’indicible). Pour Britney aurait ainsi pu être un poème en prose avec retours à la ligne après ces virgules désordonnées. Le texte, on l’a vu, est tissé de citations d’Arcan qui dialoguent avec le phénomène Spears et le vécu de l’autrice. Par exemple (enfin non, pas par exemple, car ce n’est pas un élément adjacent ou digressif mais un maillon du système que Chennevière met à bas) : « Je ne savais pas encore que l’enfance était avant tout une période pour adultes, écrit Nelly » à propos de la sexualisation des petites filles – laquelle est le corollaire de cette évidence : l’enfance est une invention d’adulte, une projection d’adulte.
Le sujet « Spears » ici considéré est évidemment l’image de Spears et non une introuvable réalité de la personne.
L’enfance comme « période pour adultes » vaut pour l’interprète de « Oops !… I Did It Again », dont Chennevière raconte que, interviewée à l’âge de dix ans sur un plateau de télé-crochet américain, elle se voit demander par un vieux présentateur s’il ferait un petit ami possible pour elle (« tu as les yeux les plus jolis, les plus adorables qui soient, as-tu un petit copain ? » a-t-il d’abord essayé). Engagée dans le business musical à l’âge de 15 ans, Britney Spears endossera l’« uniforme de lycéenne » des Lolita : c’est l’innocence usinée par le conservatisme (elle déclare vouloir arriver vierge au mariage) et qui n’atteint pas l’ironie ou la couche « méta » d’une Madonna ou d’une Rihanna.
Précisons que le sujet « Spears » ici considéré est évidemment l’image de Spears et non une introuvable réalité de la personne. Ce qui intéresse Chennevière est ce qu’on dit de Spears, ce qu’en disent les médias et la justice – mais elle ne fait guère appel en revanche à La Femme en moi, ses mémoires sorties chez Lattès en 2023. Spears a été conspuée par la presse, victime entre autres de slut-shaming quand on a appris qu’elle avait « trompé » Justin Timberlake alors que, dans le même temps, le chanteur avait couché avec nombre d’autres femmes sans que personne ne « trouve rien à redire qu’il jouisse, autant qu’il le pouvait et sans entraves tandis qu’elle, se ferait huer par tout un stade où elle s’était, simplement l’idiote, rendue pour voir un match ». On s’est moqué d’elle quand elle s’est rasée la tête, son père a obtenu sa tutelle pendant treize ans…
Il se trouverait des gens pour remarquer que la star se prêtait volontiers au jeu des médias et paparazzi, qu’elle avait mis en scène sa vie conjugale dans une télé-réalité, etc. et qu’elle ne pouvait donc être absolument victime. Mais argumenter que Spears l’a bien cherché médiatiquement en s’exposant est du même tonneau que dire qu’une femme violée n’avait qu’à pas s’habiller de façon « provocante ». Car les femmes n’ont, au XXIe siècle, tout simplement pas le droit d’avoir le même comportement que les hommes. À eux toujours l’héroïsme de la conquête, à elles la honte : « Il était écrit qu’une femme ne pourrait pas innocemment se jouer de son propre pouvoir qu’elle n’avait pas demandé à avoir. »
Chennevière raconte qu’un ami garçon lui glisse à l’oreille « Louise on voit ta culotte ». Elle ne lui répond pas, écrit-elle, ce qui pourtant serait logique, ce qu’elle devrait lui mettre dans les dents : « Au nom de quoi dis, te sens-tu quelque droit instinctif et souverain sur cette culotte ? » Car on sent bien, dans cette remarque supposément prévenante qu’« une jeune fille ne doit pas montrer sa culotte, c’est entendu et s’il est quelqu’un pour regarder la culotte de cette fille, ce sera toujours, un peu sa faute à elle ».
Et comme toujours c’est la femme qui est coupable (variante : « Une mère n’est jamais malheureuse mais toujours mauvaise ») et que par conséquent l’homme ne saurait l’être, cela donne des kilomètres de séquences télévisuelles hallucinantes. On se penche sur le web en lisant Pour Britney : on retrouve les interviews dégradantes de Spears en France qu’évoque Chennevière, avec un présentateur-harceleur, ou de Nelly Arcan chez Ardisson, séquence d’humiliation qu’elle transformera en une nouvelle : « La Honte ». Louise Chennevière rapporte qu’elle même tombe des nues en entendant à la radio un critique traiter son premier roman (Comme la chienne, 2019) de « turpitudes féminines », avec une liste méprisante ad hoc : « La prostitution, la folie, le viol, l’inceste, la mort tout ça. » Le critique, fort lettré, n’ignore pas que « turpitude » signifie « laideur morale », « honte », « indignité ».
Mais quand on apprécie ses talents littéraires, c’est presque pire (en quoi le Sade de Justine voyait assez juste) : des écrivains établis, admirables, vieux finissent presque toujours par la renvoyer à son genre, son âge, sa beauté « et je ne vois pas bien ce que viennent faire ni la couleur, ni la longueur de mes cheveux là-dedans, pourtant on allait me dire, oh je ne vous imaginais comme ça, un visage si doux, et les cheveux blonds ».
On se prend à imaginer des « Apostrophes » de Pivot où l’on aurait demandé à Sollers ou Bukowski s’ils bandaient bien ou pas.
Si l’on ne sent toujours pas où est le problème, Pour Britney propose une scène assez simple : « Non – ça ne s’était jamais vu : un écrivain sur le plateau d’une émission venu discuter de l’un de ses livres, encerclé par plusieurs femmes qui n’auraient fait que, le renvoyer à la taille de sa bite », comme on demande à Britney Spears si ses seins sont refaits, si on peut l’embrasser, comme on dit à Arcan « j’ai de la misère à vous regarder dans les yeux ». Qu’on ne vienne pas dire que c’est le genre de l’émission qui veut ça ou le sujet du livre : on n’a jamais osé parler de leur cul à des hommes, fussent-ils pornographes. Et l’on se prend à imaginer des « Apostrophes » de Pivot où l’on aurait demandé à Sollers ou Bukowski s’ils bandaient bien ou pas.
Louise Chennevière a l’âge d’avoir été fan de Britney Spears – ce n’est pas donné à tout le monde –, de l’avoir aimée, d’en avoir ricané, de l’avoir délaissée, puis de la retrouver, vingt ans plus tard, « libérée ». Elle en fait une héroïne universelle, une petite fille comme toutes les autres, qui veut juste chanter et danser toute seule, hors du désir des hommes, sans « se soumettre à ce qui les tue ». D’une certaine façon, l’expérience médiatique que traversent Spears et Arcan, qui est une expérience prostitutionnelle (et Arcan s’est, en outre, prostituée au sens judiciaire), n’est qu’une loupe, un amplificateur, un révélateur de l’expérience que fait toute femme dans un monde hétéropatriarcal où, comme l’écrit l’autrice, les hommes s’acharnent à « bâtir leur solidarité sur notre humiliation » (en détruisant, ajouterait Hélène Giannecchini, les solidarités féminines pour plus de sûreté).
Pour Britney prend son inflexion la plus amère quand la narratrice évoque ses propres expériences et sa déception des garçons, y compris ceux qui sont jeunes et lisent Hervé Guibert mais n’ont pas compris ce que signifie le consentement. Elle découvre que « le vieux pervers n’est pas un individu particulier mais, une manière de voir qui circule partout, et même dans le regard des garçons qu’on aime ». On imagine aisément que ces agressions, même dites « micro », ne sont pas sans effet réel : Chennevière dit la culpabilité qui découle de ces mauvaises aventures et « le cœur battant, je ne sais pas exactement de quoi, d’avoir eu si peur, de n’avoir pas crié, de ne pas l’avoir défié, d’avoir mis cette robe trop courte ».
Car l’expérience de « la violence n’a pas besoin d’être profonde pour miner le corps et la tête qui sont, une seule et même chose », et de citer son cas, et celui de toute femme pour qui après la perte de la confiance, c’est-à-dire très tôt dans la vie, « c’est compliqué parce qu’elle-même ne comprend pas tout à fait pourquoi ça fait si mal, s’il n’y a pas eu de coups, ne comprend pas bien quel est son problème ». Comment arriver dès lors à retrouver ou trouver cette légèreté, cette même « force » pointée par Nelly Arcan qu’ont les « hommes à ne pas être concernés » par ce qui se joue dans le sexe. C’est-à-dire comment désapprendre cette vergogne jamais inculquée aux hommes.
Il y a encore autre chose dans le livre, que l’autrice ne raconte volontairement pas : « Peut-être est-ce que cela me sera possible un jour, ou bien peut-être pas un jour dans combien d’années, combien d’années encore faudra-t-il pour que je sache enfin avec certitude que tout cela est arrivé pour de vrai dans le réel. » C’est l’angle mort de Pour Britney et son moteur obscur, peut-être ; c’est aussi sans doute un programme de travail littéraire : puisqu’il s’agit en écrivant (en créant) de rendre « vrai » le réel.
Louise Chennevière, Pour Britney, P.O.L, septembre 2024