Littérature

Rapport sur lui – sur Le Syndrome de l’Orangerie de Grégoire Bouillier

Écrivain

On retrouve avec plaisir le personnage du détective Bmore qui enquêtait dans le précédent livre de Grégoire Bouillier sur un fait divers oublié : le suicide d’une vieille dame à Paris, qui s’était laissée mourir de faim. Cette fois, l’objet de l’enquête peut sembler radicalement différent, puisqu’il s’agit des Nymphéas de Claude Monet, mais les obsessions ni la manière de l’écrivain n’ont changé : il nous embarque dans une extraordinaire odyssée narrative, drôle et inquiétante à la fois, à la recherche du fantôme caché des tableaux… et du secret, peut-être, de la littérature.

Il remet ça, se dira-t-on peut-être, à la lecture des premières pages du nouveau livre de Grégoire Bouillier, Le syndrome de l’Orangerie : pas tout à fait aussi volumineux que le précédent, Le cœur ne cède pas, ou que les deux énormes volumes du Dossier M, mais tout de même conséquent.

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L’écrivain, dont on ne se lasse pas de rappeler qu’il avait commencé avec de formidables petits livres brefs et autobiographiques publiés chez Allia (Rapport sur moi et L’invité mystère, en 2002 et 2004), semble ainsi avoir trouvé sa forme et son rythme : une sorte d’élan narratif continu, presque torrentiel parfois, qui conjoint le roman en train de se faire et le commentaire instantané de son écriture, dans une espèce de liberté et même d’ébriété inventive assez extraordinaire, où la fiction ne cesse pour ainsi dire de proliférer à partir de la réalité, à force de détours, dialogues, digressions.

Il y a du Diderot dans ce dispositif, se dit-on à nouveau, en retrouvant au début du syndrome de l’Orangerie les personnages du détective privé et son assistante qu’on avait laissés dans Le cœur ne cède pas, BMore et Penny. Leur conversation ici retrouvée est une mise en perspective immédiate des potentialités du récit, en même temps qu’un retour malicieux sur le livre précédent, dont on se souvient qu’il partait d’un fait divers tragique et bien réel, l’agonie un peu mystérieuse d’une vieille femme à Paris, Marcelle Pichon, ancienne mannequin oubliée de tous, qui s’était laissée mourir de faim et sur laquelle enquêtait donc le romancier. Y aurait-il d’autres dossiers de ce type à ouvrir, qui pourraient assurer au livre le même succès ? Et, plus généralement, y a-t-il encore des « sujets » pour qui veut raconter des histoires et croit au pouvoir de l’imagination littéraire, lorsqu’elle sait capter quelque chose de la puissance trouble du réel ? Comment, en somme, échapper à l’ironie de la déjà vieille modernité, sinon en la mettant au carré ?

Tout cela peut sembler assez théorique, voire légèrement cuistre, alors qu’en vérité on éprouve un plaisir franc, direct, vite addictif, à entrer dans la mécanique du Syndrome de l’Orangerie – un peu bavarde, souvent très drôle – qui nous happe comme un vertige. Bmore fait donc, à l’initiative de Penny (qui ensuite s’éclipsera de l’enquête), une visite au musée de l’Orangerie, à Paris, où sont exposés les fameux panneaux des Nymphéas de Claude Monet. C’est pour lui, qui ne les avait jamais vus, un choc esthétique, mais bien au-delà : une terrible crise d’angoisse, en même temps que l’intuition un peu folle qu’un secret – et peut-être des fantômes – se cachent là, dissimulés par le peintre dans son impressionnante série de tableaux. Pourquoi, en effet, se serait-il obstiné de la sorte à peindre des centaines de fois ce motif floral qui faisait son spectacle quotidien dans ses jardins de Giverny ? L’imagination du détective est mise en branle : son affaire, il l’a. Et son sujet, l’écrivain le tient derechef. Dès lors, comme dans le film Blow up d’Antonioni, où un meurtre se dissimule dans une photographie (et que cite Grégoire Bouillier), le personnage de Bmore va s’employer à confirmer son hypothèse dans le développement d’une enquête qu’on pourra juger un peu délirante et parfois même risquée, puisqu’elle finira par conduire en partie le récit du deuil intime de Monet au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, mais où peut se lire surtout quelque chose comme un extraordinaire exercice de réflexivité narrative.

C’est à lui-même que ne cesse en effet de se parler le narrateur, à travers le dispositif dialogique mis en place par l’écrivain : au miroir du peintre, sur lequel il dépense une folle énergie à se documenter méthodiquement, c’est le travail de création tel qu’il lui semble possible (ou non) aujourd’hui – au regard de la tradition esthétique, comme de l’héritage tragique de l’histoire du XXe siècle – que place Grégoire Bouillier au cœur de son livre. Ainsi fait-il de Monet le premier artiste explicitement sériel de l’histoire de l’art : ses fleurs toujours recommencées seraient l’expression parfaite d’une multiplicité dépourvue de centre, inspirée non par le jardin réel de Giverny, mais par la duplication infinie, reprise, répétée, variée, de la mort à l’œuvre pendant la Première guerre mondiale et ses millions de victimes.

Ce principe d’une œuvre sans cesse décentrée, du moins en apparence, peut-être le retrouve-t-on alors dans la composition même du Syndrome de l’Orangerie, où la recherche d’un secret, fondé sur une intuition initiale et angoissée, se révèle en vérité une machine à multiplier les fantômes, et pour ainsi dire les sujets : celui du livre n’est plus seulement la révélation d’un sens, l’élucidation simple d’une énigme par le détective, mais l’ouverture de cette signification indécise au pluriel des millions de morts de la guerre passée, et pour Monet de la guerre à venir : il disparaît en 1926 et bien sûr ne put connaître Auschwitz. Redisons-le : il y a là un vertige, d’autant plus fort que la forme presque agressivement allègre du livre correspond très exactement, dans l’expérience quasi physique qu’elle nous procure, à cette remise en question d’un ordre. Elle n’en reste pas moins soucieuse de l’implacable linéarité du récit, dont les parties et séquences demeurent soigneusement numérotées (même si c’est pour nous proposer, à l’occasion, la pause délicieuse d’un chapitre exclusivement composé de citations en exergue !) : comme une fatalité, c’est bien vers une clé finale que conduit le livre, dont on ne dévoilera pas le dernier chapitre, mais qui assimile son propre fonctionnement à une série de paliers franchis successivement, comme les étapes d’un jeu vidéo ou les verrous sautant, les uns après les autres, d’un très singulier système de sécurité.

On ne peut s’empêcher de voir dans ce livre quelque chose comme un palais des glaces, en miroir du dispositif des panneaux où se multiplient les fleurs d’eau.

Vers quelle révélation nous mène alors, à sa façon, Grégoire Bouillier ? Comme l’écrivain mesurant la distance qui le sépare de l’objet de son livre, celle-ci finissant par en devenir la matière même, on est pris par le jeu de « zoom » permanent qui tantôt nous rapproche et tantôt nous éloigne du texte, et des tableaux : le narrateur s’amuse de cet espace, qui est celui aussi de l’humour, qui rend possible une sorte de mouvement perpétuel où nous sommes engagés avec délices. Un exemple ? Une page presque au hasard, où les impressions de beauté méditative, voire apaisante, traditionnellement associées aux Nymphéas, se renversent en leur contraire, appelant progressivement des images de guerre, de carnage, de mort :

« Voilà ce que c’est que de chercher : on trouve des choses qu’on n’imaginait même pas. Car je vois maintenant l’ensemble des panneaux comme un immense paysage après la bataille. Ou comme le paysage d’une immense bataille. J’y vois même, transférés sur la toile, des villages bombardés, des maisons en feu, la campagne éventrée par les obus, tout le théâtre des opérations, l’énorme charnier. Même le mouvement des troupes je le vois. Le panneau intitulé Les Nuages ne montre-t-il pas un immense planisphère que menace et dévore, venant de la droite, la mort aux allures d’une terrifiante masse noire, d’épouvantables ténèbres ? Et si les Nymphéas représentaient la dernière vision qu’aurait un soldat agonisant dans les marées de Saint-Gond, avant de fermer les yeux, deux trous rouges au côté droit ?  Si j’étais cinéaste, c’est exactement ce que je filmerais.

Mais je m’emballe.

Jean Eustache disait qu’« il n’y a qu’à laisser tourner la caméra et le film se fait tout seul ». Cela vaut pour mon cerveau. (Si on ne sait pas qui est Jean Eustache, il y a Google.  (Je le précise, car j’intervenais l’autre jour dans une université et les étudiants ne savaient pas qui était Joseph Goebbels.) (Si on ne sait pas qui est Joseph Goebbels…) (Etc.) »

L’enchaînement des parenthèses et le mouvement de cet « etc. » dit quelque chose de l’énergie pressée d’un texte qui file, au fond, et à fond, à la recherche de lui-même : Grégoire Bouillier croit de toute évidence en son interprétation des Nymphéas, si hypothétique soit-elle au départ, et son enquête n’est pas un simple exercice de style, même si elle permet dans ses arabesques et virages à pic d’accrocher au passage d’innombrables motifs et trophées thématiques, d’Edgar Poe aux Aventures de Tintin (où est glosée magistralement l’apparition du professeur Tournesol), d’une anecdote tirée de Pline l’Ancien à Amédée ou Comment s’en débarrasser d’Eugène Ionesco… On peut considérer tous ces éléments comme des ornements, ou des trompe-l’œil digressifs, qui donnent une sorte de sel supplémentaire au récit sans en perturber fondamentalement la direction principale. Ils participent cependant d’autre chose encore : le principe de l’association d’idées et la multiplication des analogies ou mises en perspective, correspond à une double postulation qui explique aussi notre plaisir de lecture, pour ainsi dire réfléchi par Le syndrome de l’Orangerie.

Ce que met littéralement en scène le livre, ainsi, c’est d’une part le rapport de l’artiste, ici le peintre, à ses tableaux et la richesse des échos que provoque la distance que celui-ci impose entre ce qu’on pourrait appeler son âme et son œuvre. C’est, d’autre part, comme une exacte contrepartie, la relation du spectateur, ici le détective BMore, aux tableaux qu’il regarde : dans cette distance-là, c’est le livre lui-même qui s’écrit, fort de toutes les interprétations nées du travail de zoom et des pistes qu’il ouvre à l’imagination… Et c’est enfin, en conséquence, notre propre distance à l’œuvre dont nous tournons avec tant d’impatience les pages, qui est cette fois réfléchie : Le syndrome de l’Orangerie est de ce point de vue un livre absolument extraordinaire sur la lecture (comme, pour le dire très vite, À la recherche du temps perdu : sans que rien dans son style n’y fasse penser, on sent bien que tel est l’horizon implicite, lointain mais sensible, de Grégoire Bouillier). On ne peut, du reste, s’empêcher de voir dans son livre quelque chose comme un palais des glaces, en miroir du dispositif des panneaux où se multiplient les fleurs d’eau : cherchant un sens, une mort, un secret, l’écrivain ne fait rien d’autre, en définitive, que désigner ce qui est depuis toujours la quête implicite, mais essentielle de ses livres. Son premier ouvrage s’appelait Rapport sur moi : ce dernier pourrait, par bien des aspects, convenir aussi à sa vertigineuse enquête sur les Nymphéas de Monet.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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