Cinéma

Trop tôt, trop tard – sur Megalopolis de Francis Ford Coppola

Critique

« Grand retour de Coppola », « œuvre-somme », « film d’une vie » : les formules se télescopent pour annoncer Megalopolis, promesse d’un manifeste esthétique et politique, signé d’un cinéaste démiurge. Rien de moins que la chute et la reconstruction d’un Empire romain contemporain. Cette fresque autoproduite à plus de 100 millions de dollars a longtemps tenu du fantasme. Qu’en reste-t-il quand le film atteint enfin nos écrans après son accueil mitigé à Cannes ? L’étrangeté et même la fragilité d’une œuvre, à la fois visionnaire et anachronique.

Tout cinéphile aurait donné son empire (estimé à cent soixante-seize DVD-BR et quelques autographes de ses cinéastes favoris) pour assister à la première projection publique de Megalopolis, le 16 mai dernier à Cannes. Qui plus est pour un film signé d’un empereur du septième art, traitant lui-même de la décadence d’une Rome/New York en mutation vers un âge utopique.

publicité

Faire partie des happy few, pressés d’arriver le regard vierge devant un film fantasmatique – la première réalisation de Coppola depuis 2011, son opus magnum écrit, raturé, reporté depuis des décennies –, relève de la conjonction des planètes. Davantage qu’un film, Megalopolis (ou plutôt l’image que l’on s’en faisait) apparaissait comme une invitation à se connecter de manière directe avec l’imaginaire foisonnant d’un créateur.

Mais comme tout fantasme, celui-ci n’a duré qu’un temps. Il a dû culminer au moment où les projecteurs des salles cannoises se sont lancés, puis s’est évanoui quand les lumières se sont rallumées. Somme toute, il n’aura vécu que la durée de sa première projection (à laquelle le signataire de ces lignes n’a pas eu l’honneur d’assister).

S’en sont suivis un accueil cannois mitigé (pour rester poli), une polémique sur la présence au casting de Shia LaBeouf (en attente de procès pour violences sexuelles), une absence au palmarès (qui n’a pas fait débat), des accusations de comportement déplacé de Coppola sur le tournage (suivies de démentis emberlificotés) et des bugs de promotion (dont l’épisode involontairement comique des fausses citations critiques générées par IA pour une bande-annonce vengeresse). La symphonie promise arrive lestée de couacs.

Aujourd’hui que le film atteint les écrans, au milieu d’autres sorties, il garde quand même en lui cette aura de rêve éveillé, de film à la taille d’un empire, mais d’un empire curieusement replié sous cloche. Ce n’est pas pour sa métaphore grandiloquente et immédiatement lisible que l’on peut apprécier ce post-scriptum monumental, dernier (?) envoi d’un créateur qui s’est rêvé parrain et tycoon. Plutôt pour son étrangeté, ses curieux accès de fragilité nichés au cœur de son apparente démonstration de force.

L’orgueil de Coppola, c’est d’abord de se mesurer aux géants de l’histoire du cinéma. Il y a une véritable jouissance à découvrir les premières séquences qui ravivent le souvenir de gestes fondateurs de l’héroïsme cinématographique. Le premier conclave des élites (architecte, maire, mécènes), débattant sur des planches dans les cintres d’un théâtre, au-dessus d’une maquette de la ville, est un pur séminaire wellesien. Les déambulations en voiture, au crépuscule, avec ombres portées sur les gratte-ciels, réveillent les mânes de Metropolis. Et même les vues hyper dynamiques sur la mairie de New York sont d’inattendues remises en pratique du montage des attractions d’Eisenstein.

En convoquant aussi fortement ces classiques au sein d’un imaginaire lié à l’Empire romain, Coppola prend-il le risque de faire sonner cette rhétorique cinématographique comme une langue ancienne ? Au contraire. Tel un vieux prof charismatique qui se mettrait à scander du hip-hop en latin, il ose reprendre à son compte des formes sanctuarisées que plus personne n’ose explorer.

Si Cesar Catilina, l’architecte, a le pouvoir d’arrêter le temps (en faisant notamment un arrêt sur image lors de la destruction d’un vieil immeuble, troublant écho au 11-Septembre), Coppola, « homme sans âge » du cinéma, a le pouvoir de le remonter, y compris dans l’histoire du cinéma.

Mais ce superpouvoir a aussi son revers : l’étanchéité absolue au contemporain. La figure du démiurge-alter ego est un « starchitecte » comme on n’en fait plus (depuis au moins Niemeyer et Brasilia), visité par la transcendance des formes, considérant son art comme de la sculpture géante et sourd au moindre dialogue avec les habitants (les grands absents de cette cité idéale). Un héros littéralement hors-sol, en cela raccord avec certaines élites politiques pourtant pourfendues par le récit. D’où l’impression que le film vit dans un perpétuel éther et ne sait pas parler à ceux qui sont censés l’habiter. Une fois passée la séduction initiale, il se révèle colosse aux pieds d’argile.

Si Megalopolis refait le monde, on préfère ne pas le suivre comme un tutoriel, mais flâner dans ses interstices. Cherchons plutôt ses détours que la voie principale.

Si Megalopolis est assurément le rêve d’un cinéaste, est-il un rêve partagé ? Rien n’est moins sûr. Une fois la (première) vision (en en attendant d’autres ?) du film achevée, l’impression qui domine est proche d’un réveil abasourdi. De ce qu’on vient de voir, on n’a saisi qu’une infime partie. Serait-on face à une œuvre à la fois monumentale et volatile, à l’instar de The Tree of Life de Malick en son temps ? Ou alors, plus embarrassant, à une œuvre à la fois indigeste et qui laisse sur sa faim ?

Si une part importante du film nous échappe, ce n’est pas parce qu’il s’évapore, mais plutôt parce que l’on préfère mettre de côté de gros morceaux. À savoir de longues tirades pontifiantes (dont on nous fait savoir qu’elles sont cosignées, entre autres, par Marc-Aurèle ou Shakespeare) sur l’art, le temps, le pouvoir, moments récurrents où le film préfère théoriser sur lui-même de manière assez obsessionnelle plutôt que de s’abandonner à ses propres élans formels. D’où un film clivé entre sa part raisonneuse et une autre qui aimerait accompagner jusqu’au bout la combustion de ses motifs.

Le film se retient lui-même de se jeter la tête la première dans le brasier de sa propre foire aux vanités. L’épicentre du film tient dans un étonnant décor qui prend au pied de la lettre les différents sens du terme arena pour les condenser en un seul lieu : arène, jeux du cirque, salle de concert, boîte de nuit, assemblée parlementaire. La course de chars de Ben-Hur peut alors rentrer sur la piste du Studio 54, tout en étant scrutée par les édiles de la cité. Une vestale au look de Miley Cyrus peut y perdre son honneur tout en orchestrant plus tard sa vengeance en multi-écrans. À vrai dire, on aurait bien passé plus de deux heures sans quitter cet endroit, porté par l’ivresse de cette dernière bacchanale avant la fin du monde. Derrière ce télescopage, se dessine une intuition historico-politique à la fois géniale et glaçante : dépeindre ces entrelacs de mondanités et de jeux du cirque comme l’origine du trumpisme (puisque cette idéologie a éclos dans un environnement d’hôtels, de casinos et de happenings médiatiques).

C’est en s’accrochant à cette boussole que l’on parvient tant bien que mal à suivre les évolutions de cet opéra sans musique (mais surchargé en récitatifs), où s’entrechoquent l’hubris créatrice du démiurge, la raison faillible du maire, les puissances de l’argent, l’arrogance des gens des médias et la dégénérescence des héritiers.

Si l’architecte Cesar a le pouvoir d’opérer des « arrêts sur image » et de stopper le temps, le péché mignon de Coppola semble donc être « l’arrêt sur discours », en tempérant la propre effervescence de son film pour avoir à l’expliquer (mais aussi à l’embrouiller). Mouvement tout en avances saccadées, d’autant plus abrupt que le film opère un lent glissement vers le film-trip, retrouvant une inspiration surréaliste, avec effets d’hypnose proches de l’Anémic Cinéma de Duchamp, projections de lumières colorées sur les visages et décors des plus artisanaux (lune et nuage de cotons) sentant l’expressionnisme de fête foraine.

Le geste de Coppola est à la fois visionnaire et anachronique, vaniteux et généreux, peut-être même désespéré, mais pas cynique. Il assume son orgueil démesuré (« après moi le déluge ») tout en indiquant une voie pour changer le cours des choses. Megalopolis tient aussi à ne pas nous laisser démuni face au chaos dont il s’enivre. Cesar comme Coppola veulent changer les règles du jeu… tout en restant les maîtres du jeu.

Car la grande œuvre du bâtisseur Cesar ne tient pas tant dans le dessin de sa cité futuriste que dans l’usage d’un matériau révolutionnaire, le Mégalon. À l’écran, celui-ci apparaît comme une boule flottante, quelque part entre pâte à modeler et billes de mercure en lévitation. Voilà le matériau universel, capable de s’affranchir de l’angle droit comme de la gravitation. Sa malléabilité infinie génère des immeubles d’inspiration végétale, des villas pétales, des voitures gouttes d’eau glissant sur des routes nervurées.

Non content de remiser acier, verre et béton au rang de fossiles du vingtième siècle, ce Mégalon s’avère aussi un remède chirurgical miracle. Grâce à lui, on peut reconstituer un visage qui s’est pris une balle de revolver en pleine face. Ce Mégalon, ça peut être aussi l’étoffe ultime de la mode. Il permet de tresser des robes caméléons, qui, s’adaptant aux lumières et textures de leur environnement, changent continuellement d’aspect jusqu’à devenir des capes d’invisibilité.

Or, au cinéma, ce paradigme du changement de matériau s’est joué durant les années 1990, avec l’avènement du numérique et ses deux bornes – Terminator 2 en 1991, Matrix en 1999 –, dont les signatures formelles trouvent encore un écho dans cette Megalopolis : suspension du temps (l’effet bullet time de Matrix), remodelage incessant des formes et des corps (les mutations perpétuelles du T-1000 de Terminator 2, insaisissable cyborg au visage de mercure).

Coppola se contenterait-il de rejouer une révolution dont il n’a pas été l’acteur ? C’est aller un peu vite car de cette révolution, il a été aussi l’un des initiateurs avec Coup de cœur (1982), féérie fluo électronique et prototype d’un cinéma technologique (mais resté sans lendemain), accommodant les artifices de Las Vegas aux élans « bigger than life » du musical de Broadway.

C’est le charme comme la perversité de Megalopolis : transformer Coppola en chat de Schrödinger. Où situer son esthétique ? Avec dix ans d’avance ou (au moins) deux décennies de retard ? Sachant retomber sur ses pattes, il navigue sur ce curseur avec joie. Être arrivé soit trop tôt, soit trop tard. Avoir loupé le moment. Arrêter le temps sans arriver à être de son temps. Derrière son assurance de bâtisseur d’empire, Coppola livre là une secrète clef mélancolique. D’aucuns en seraient restés inconsolables, mais pas Coppola, qui tire de ses contretemps un élan, une sincérité, une croyance au premier degré à laquelle nous, spectateurs, ne sommes plus vraiment habitués.

D’où cet aspect pontifiant, mais d’où aussi un art tout personnel de la syncope, où il suffit parfois d’une image, d’un surgissement, d’une surprise pour racheter les tartines de discours. Cela peut être la vision olympienne de l’architecte et sa muse trônant dans les cieux sur un chemin de planches en suspension, déclinaison inversée de la célèbre photo Lunch atop a Skyscraper. Cela peut être encore des images plus fugitives, voire nichées dans les arrière-plans : la robe « couleur de temps » d’une jet-setteuse, le bureau ensablé du maire, une souche d’arbre taillée en croix gammée (signe du crypto-fascisme menaçant les États-Unis) ou la maquette de la cité idéale, bricolée avec des matériaux de récup (ballon de basket, ressorts rouillés), mix d’alambic urbain et de machine de Rube Goldberg. À dire vrai, on préfère de loin cette esquisse poétiquement bringuebalante à la « mise au propre » de l’utopie fonctionnaliste de la ville du futur (et énième avatar du Tomorrowland disneyesque) concrétisée dans les dernières images.

Autant d’images surprises, parfois symboliques, parfois exhibées, parfois plus fugaces, agissant comme de véritables aspirateurs d’imaginaire, sur lesquelles chacun peut se raconter ses propres histoires. Images qui, pour le coup, donnent envie que le film s’arrête ou parte dans une autre direction. Si Megalopolis refait le monde, on préfère ne pas le suivre comme un tutoriel, mais flâner dans ses interstices. Cherchons plutôt ses détours que la voie principale. C’est là où l’on pourra continuer à le fantasmer et à y trouver plus de rêverie et moins de discours, davantage de conte (avec ses étrangetés) et moins de fable (avec sa morale).

Megalopolis de Francis Ford Coppola, en salles le 25 septembre 2024.


Rayonnages

CultureCinéma

Les peuples contre le Peuple

Par

Se demander comment un peuple est construit, c’est montrer qu’un Peuple auto-constitué est impossible. Et c’est, par conséquent, se donner les moyens de penser la crise démocratique en cours, de penser le... lire plus