Un premier roman venu d’Amérique et d’Iran – sur Martyr ! de Kaveh Akbar
Martyr ! est le premier roman de Kaveh Akbar, un Américain d’origine iranienne dont la poésie a déjà été remarquée dans son pays d’adoption[1]. C’est un récit fabuleux, douloureux, qui vous échappe à peine voulez-vous le qualifier ou le situer. Plus simplement, c’est un roman de formation d’un genre nouveau, une épopée intérieure qui raconte la vie et les tourments d’un jeune homme à qui l’auteur a offert un prénom impérial perse – Cyrus – et un nom qui signifie soleil en arabe – Shams.
Cyrus Shams est né en Iran en 1988, un an plus tôt que l’auteur. Et comme lui, à l’âge de deux ans, il a émigré aux États-Unis et vécu dans l’Indiana. C’est donc là, dans une université de cet État du Midwest, que commence le roman. Cyrus Shams souffre, lutte contre ses nombreuses addictions, délire et s’interroge sur l’étoffe dont sont faits les songes et la réalité, sur la présence intermittente de Dieu et de ses émissaires : prophètes, anges, lumière qui clignote…
D’emblée le roman échappe au réalisme ; d’emblée il pénètre la pensée d’un être doué de génie, de visions et d’une formidable capacité de dédoublement ; aussitôt il se glisse dans l’esprit d’un homme qui lit, écrit, médite et néglige le corps. Là, en quelques pages insolites où se mêlent révélation, religion et oxycodone, fermente un récit qui va se déployer au fil de 450 pages à la fois extravagantes et graves. Le lecteur ne s’y perd jamais : le roman est divisé en 32 chapitres parfaitement distincts, entrecoupés par quelques agréments narratifs et plusieurs poèmes attribués à des figures de martyrs choisies par l’auteur.
Car le cœur du roman est là, qui lui donne son titre : être ou ne pas être martyr. La question hante la conscience du narrateur qui enquête et écrit sur ce thème dans un subtil jeu de mise en abyme sur lequel il est inutile d’insister. Ici, la forme importe moins que le fond : vouloir mourir, désirer le sacrifice, être manipulé et y croire, douter, « quitter la vie pour quelque chose de plus grand que le simple fait de vivre »…
La substance de ce roman n’a rien de frivole ; il en va de la valeur d’une vie, du sens qu’il nous est loisible de donner à notre passage sur cette terre. Kaveh Akbar, l’auteur, a beau avoir grandi au cœur de l’Amérique, il est iranien, profondément iranien, né dix ans après la révolution des mollahs, dans un pays qui n’a plus de héros ni de victimes : il n’a que des martyrs. « À Ispahan, l’ancienne capitale, des soldats se présentaient sans préavis à la porte de vieilles femmes et leur disaient : “Félicitations, vos fils sont morts en martyrs.” Les mères devaient retenir leurs larmes, tordant les lèvres en une sorte de rictus qu’elles passeraient le reste de leur existence à perfectionner. C’était les plus chanceuses. Sur la place de la Révolution à Téhéran, les fils d’autres mères étaient pendus à des grues. »
Il est lui-même un pont, un écrivain accro, écartelé, à la fois apatride et binational, toujours sur le point de craquer.
Structurellement, le roman flamboie, tournoie, brille d’inventivité ; il est d’une grande liberté formelle ; il ne cesse de battre et rebattre les cartes de la chronologie et de transgresser les règles de la vraisemblance. Il tranche avec le rationalisme de la pensée occidentale et le confort intellectuel auxquels nous sommes habitués. Les trente-deux chapitres qui le composent donnent la parole à toute la constellation des personnes, dont chacun est un ou une martyr, qui ont donné naissance à Cyrus Shams, toute sa parentèle, que voici :
– sa mère, Roya, morte dans un accident d’avion, un vol commercial iranien qu’une frégate de l’US Navy a abattu par erreur en 1988. C’est ainsi que l’Histoire s’invite dans le roman : par les empreintes cruelles qu’elle laisse dans la vie d’une famille qui n’a rien demandé. Et ainsi que renaît une mère disparue, qui prononçait « Cyrus » à l’américaine, en « écrasant le r comme un bonbon au caramel ». L’image est aussi douce et sucrée qu’une femme dont la peau et le parfum vous manquent ;
– son père, Ali, qui a répondu à l’annonce d’embauche d’un élevage de poulets industriel de l’Indiana. Voilà comment le fils et le père sont devenus américains : par hasard, par nécessité et par dépit. Land of opportunity, appelle-t-on encore l’Amérique. Quelle ironie, alors que l’Iran des mollahs faisait et fait encore la guerre au Grand Satan ;
– son oncle, Arash, revenu de la guerre Iran-Irak presque fou. Dans le Khouzistan, en 1985, au milieu de tapis de mourants abandonnés de Dieu, il endossa une grande cape noire et se mua en ange consolateur, écoutant les râles de tous ses frères à l’agonie. Ce sont là les passages les plus beaux du roman. L’auteur y défie le temps et la mort ; il ose la parabole et fait d’Arash un être de légende, une présence fantomatique, un élément qui tire le roman vers le fantastique ;
– son amie Orkideh, artiste américaine d’origine iranienne. Condamnée par un cancer en phase terminale, elle a décidé de faire de sa déchéance physique une œuvre, une performance qui se déroule en temps réel au Brooklyn Museum. Une étrange complicité se noue entre elle et Cyrus, qui repose sur une culture iranienne commune et une inquiétante familiarité avec la mort dont l’un et l’autre jouent, entre résignation, intelligence de l’art et de ses pouvoirs (limités), tentative de briser la finitude en s’offrant quelques instants d’éternité et de spectacularisation. Là aussi, l’art de l’auteur est à son meilleur : description d’un être qui semble tombé d’une exo-planète, déréalisation, brume d’angoisse teintée d’un humour mi-figue mi-raisin.
Ces quatre personnages sont tous morts, ou mourants, ou vivants dans les limbes, mais ils veillent. Ils protègent Cyrus l’orphelin, Cyrus l’exilé, Cyrus l’insomniaque, Cyrus le junkie, Cyrus le poète, le mage… Ce sont ses bonnes fées, qui lui apparaissent en rêve ou « en vrai » et lui évitent de sombrer et de couler dans les abysses du néant et du désespoir, de succomber à la douleur née du déracinement et de la perte.
La force du roman vient de là : de l’aptitude à faire d’une souffrance vécue (par le narrateur, mais aussi par l’auteur, cela se sent) une puissance, de la réfléchir en la diffractant par l’imagination, l’invention, la multiplication des points de vue, les variations de registre. Le fait est que le roman de Kaveh n’est pas tragique à proprement parler ; il comprend une dimension drôle et insolente, réjouissante.
Il comprend aussi un versant finement parodique de l’american way of life et de l’autosatisfaction qui va avec : « Cet été-là, Cyrus tentait d’élargir son horizon en sortant avec une républicaine. […] Cyrus adorait qu’elle soit plus ambitieuse, plus déterminée, plus belle que lui. Après l’amour, elle s’allongeait sur le dos et souriait légèrement comme pour dire Y a pas de quoi. » (Je laisse à chacun le plaisir d’imaginer la comédienne américaine qui pourrait jouer cette scène.)
Formé aux États-Unis, Kaveh Akbar est, de fait, un enfant de la culture pop et de la culture post-moderne. Il n’hésite pas à citer, pêle-mêle, de grands auteurs anglo-saxons, des philosophes français, des hadiths du Coran, des séries télé et des comics que tous les Américains de sa génération ont lus… « Gilles Deleuze a qualifié l’élégie de grande plainte », rappelle-t-il avant de comparer avec la fête d’Achoura, la journée d’élégie qui célèbre le martyr de l’imam Hussain. De ce type de grand écart, Kaveh Akbar est familier. Il est lui-même un pont, un écrivain accro, écartelé, à la fois apatride et binational, toujours sur le point de craquer. Son roman casse-cou comprend des ratés, mais quelle hardiesse, quelle profondeur de vue. Espérons qu’il n’y a pas brûlé « tout » et poursuivra.
NDLR – Les premières pages de Martyr ! ont été prépubliées dans AOC le 15 septembre.
Kaveh Akbar, Martyr ! traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques, Gallimard, septembre 2024.