« Mon lot à moi c’est d’étreindre les morts » – sur Hotel Roma de Pierre Adrian
L’incipit vous donne envie d’appareiller. « En ce temps-là, si on m’avait demandé où je voulais partir, je crois que j’aurais répondu à Turin. » D’autant que le titre du livre, Hotel Roma, et le titre du premier chapitre (« Les mers du Sud ») induisent déjà un mystère, un léger déplacement propice au récit. On saura gré à Pierre Adrian, et à son éditeur, de ne pas avoir prétendu qu’il s’agissait d’un roman. Libre à nous d’y voir un récit de voyage, une enquête, une quête, sans doute les trois à la fois. Ce qui est sûr, c’est qu’il suit Pavese à la trace, comme il avait auparavant suivi Pasolini sur les routes.
Les mers du Sud sont un titre emprunté à Pavese qui, lui-même, l’inscrivait directement dans le sillage de Melville, qu’il avait traduit. Et son incipit suffit à nous rappeler qu’il est un des plus grands écrivains du XXe siècle et pas seulement d’une Italie qui a pourtant donné quelques patrons et quelques chefs d’œuvre. « Un soir nous marchons le long d’une colline, en silence. Dans l’ombre du crépuscule qui s’achève, mon cousin est un géant habillé tout de blanc, qui marche d’un pas calme. »
Au début, on est à Dieppe, on pourrait être dans n’importe quelle autre ville, mais c’est le temps du confinement qui nous a pris par surprise, le temps de la lecture et des rêves d’évasion. Et lire Pavese, tout Pavese, vous entraîne évidemment à Turin qui fut – avec les collines des Langhe – le noyau de son existence et le lieu de son suicide. Au passage, on a la confirmation que Pierre Adrian est jeune, puisque le confinement lui pèse par sa monotonie, lui donne le sentiment assez radical que « nous rejoignions le quotidien des vieillards, l’attente de la mort ». Pavese, en tout cas, l’a beaucoup attendue avant d’en finir à quarante et un ans.
Hôtel Roma se compose de brefs chapitres qui nouent avec une grande empathie le sujet qui enquête et le sujet de l’enquête. Il y a quelque chose d’un saint chez Pavese et on peut voir dans ce livre une forme de Vie comme Voragine écrivait La Légende dorée, une vie magnifique mais noire. Il était sombre, taciturne, mais plein d’espérance à chaque fois brisée par ses échecs amoureux qui, au-delà d’une déception amoureuse à vif, lui révélait le caractère inexorable de sa nudité et de sa misère qui sont un peu celles de chacun. Simplement, il le ressentait, lui, avec une force qui le conduira à choisir le néant. Il le fit à l’hôtel Roma, chambre 49, à deux pas de la gare, seize cachets de somnifère, le 27 août 1950. On prétend qu’il était laid, on retient une ou deux photographies où il n’a en effet pas l’air joyeux ; on en néglige d’autres où il sourit.
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Le sentiment géographique donne à ce récit une bonne part de sa discrète puissance, que ce soit des « campagnes groggys » de Bourgogne vues du train, qui nous laissera sur le quai de la gare à Porta Susa, ou le souvenir de « palais dégommés » de Palerme, les cageots sur le marché de Porta Palazzo, les rues vides, les chemins et les hameaux dans les collines. Les promenades, ou vagabondages, sont l’occasion de belles anecdotes comme cette table de café, sur laquelle Pavese écrivait, emportée par les propriétaires quand ils ont vendu le café. On a aussi le plaisir de retourner, soixante-dix ans plus tard, dans le restaurant où il déjeunait, agnolotti et vin rouge. J’y vois une façon de le rendre vivant.
Vaquer, « traîner » dans la ville, à pied, est toujours le meilleur moyen de se l’approprier. Le lecteur la découvre ou y croise ses propres souvenirs, c’est selon, ses souvenirs de promenades et ses souvenirs de lecture. La mélancolie est propre à Turin comme elle est propre à Pavese, et plus ou moins à nous tous. Rousseau nous avait démontré le contraire avec la félicité ambulante de ses seize ans. Mais le livre et les dessins splendides au crayon noir de Frédéric Pajak, L’immense solitude (PUF, 1999), nous avait ramenés à la raison.
L’ombre portée du cinéma traverse Hôtel Roma. Antonioni, Zavattini, de Sica sont dans les parages. Monica Vitti y meurt, en direct, si on peut dire, le 2/2/22 – hasard de la chronologie du récit, hasard qui contribue à lui donner sa cohérence et à lui conférer le sceau d’une certaine nécessité. Outre la merveilleuse actrice de L’éclipse, la Vitti était la femme d’Antonioni et il se trouve qu’un des premiers longs-métrages d’Antonioni, Femmes entre elles, était adapté d’un roman de Pavese, Tra donne sole. Et c’est le moment ou jamais de rappeler cette phrase à la fois limpide et obscure, extraite de son journal : « Il faut devenir plus femme. »
Il lui prodigue une attention, une affection pour le moins émouvantes, il a envie de le prendre dans ses bras comme on le fait d’un vieil ami cabossé par la vie.
Dans le chapitre intitulé « Que reviennent ceux qui sont loin », qui reprend le titre de son récit précédent, donné comme « roman », Pierre Adrian se fait l’écho des questions posées par Pavese, glissant doucement de l’empathie à une espèce d’identification. Le récit verse, un moment, dans la mise en perspective de sa croyance religieuse ou plutôt d’un comportement religieux qui consiste à suivre une vie monastique réduite à la lecture et l’écriture, soumise à des règles strictes, et qui marquent la tentation d’un retrait du monde. À chacun son Pavese. Mais, indubitablement, le point commun, le point de convergence de tous nos Pavese, c’est cet aveu et ce principe : « Mon lot à moi c’est d’étreindre les morts. »
Beaucoup de citations, beaucoup de noms aussi émaillent le récit. Quand elles ne sont pas trop longues, elles sont très belles, très profondes, très simples, très justes. On peut penser, ou pas, qu’il y en a trop. Mais balayons cette impression. Adrian nous emporte sur les pas d’un géant. Il lui prodigue une attention, une affection pour le moins émouvantes, il a envie de le prendre dans ses bras comme on le fait d’un vieil ami cabossé par la vie. Et tout se passe comme si, à son tour, il était pris en flagrant délit, magnifique, de vouloir étreindre les morts – et, sinon le vouloir, du moins se retrouver dans la situation de le faire, c’est comme ça, il est vrai, depuis le chant XI de L’Odyssée, quand Ulysse converse avec l’ombre de sa mère.
Exhaustivité et brièveté se conjuguent agréablement dans Hotel Roma. Après la capitale du Piémont, nous partons sur les traces de l’exil, à Rome d’abord pour les deux mois passés à la prison de Regina Coeli, puis pour la Calabre, pour le fin fond de la Calabre, un village perdu où les autorités l’ont assigné à résidence, une chambre, un lit de camp, une bassine, un petit bureau où il écrivait à sa sœur des lettres pour lui demander qu’elle lui envoie un rasoir « avec blaireau », un maillot de bain « avec bonnet », et des livres, dont les increvables tragédies de Shakespeare.
Et ce confinement d’autrefois, qui rappelle, en plus lointain et plus austère, Le Christ s’est arrêté à Eboli, permet de saisir la dimension historique de Pavese. S’il est assez actif pour être une victime du pouvoir fasciste avant-guerre, il ne participe pas à la Résistance mais, à la Libération, bouleversé par la mort de ses amis partisans, il adhère au Parti communiste qui refusera de renouveler sa carte et il contribue au journal L’Unità. En tout cas, tout en bas de la botte, la place Cesare-Pavese, en front de mer, offre aujourd’hui une vision désolée – le socle vide de son buste enlevé parce qu’il a subi des dégradations, des palmiers nains, des blocs de ciment pour en faire une impasse.
À son retour d’exil, il n’a que vingt-huit ans, il fait une autre expérience fondatrice, terrible. Du fin fond de la Calabre, il n’écrivait pas seulement à sa sœur, mais aussi à la femme qu’il aimait. Il la prévint de son arrivée, le cœur battant. Ce n’est pas elle mais un ami qui l’attendait à la gare et qui lui annonça qu’elle s’était mariée la veille. Pavese s’évanouit et ne s’en remit jamais.
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Le récit s’attache essentiellement à la dernière année, aux derniers mois, aux derniers jours, aux dernières heures, comme un livre des fins, puis au cimetière de son village natal, à sa tombe, « une pierre rose, plein soleil », au milieu d’un tapis de cailloux, avec cette inscription superbe : « J’AI DONNÉ DE LA POÉSIE AUX HOMMES ». Il inclut bien sûr la visite à San Stefano Belbo, qui lui a arraché une de ses rares facéties. Y revenant, peut-être après avoir reçu le prix Strega, il déclare à qui veut bien l’entendre qu’il a « l’impression d’être Rita Hayworth ». C’est là précisément le territoire de son dernier roman, La lune et les feux, qui rapporte comme par magie l’effondrement du monde rural traditionnel. Pierre Adrian en conclut : « il en avait fini avec la littérature, et donc la vie » ; je ne sais pas, la vie ne peut pas se réduire à la littérature, et je ne suis pas sûr non plus que le cycliste Marco Pantani gravisse les cols à toute vitesse pour la seule raison d’« abréger la souffrance ».
Vers la fin, Pierre Adrian monte avec son amie, car ce voyage et ce séjour sont également une histoire amoureuse en basse continue, à la basilique de Superga. Le secret préside à la montée pour la jeune femme comme, je suppose, pour le lecteur. Il ne s’agit pas seulement d’avoir une vue unique sur la ville et sur les montagnes souvent enneigées à l’arrière-plan. Le but de l’ascension est un monument funéraire, encore, qui commémore la mort des joueurs du club de football du Torino dont l’avion s’est écrasé sur la colline le 4 mai 1949 à 17 heures 03. Tous, sauf Ladislas Kubala car, au dernier moment, il n’avait pas pris l’avion parce que son fils était malade, e cosi, la santé de mon fils est plus importante que le football, mais il était parmi les cinq cent mille personnes à suivre jusqu’à la piazza Castello le convoi funèbre à travers une ville déserte où on ne trouvait plus une seule fleur chez les fleuristes à cinquante kilomètres à la ronde.
Et puis, c’est l’heure de sa dernière passion. Constance Dowling n’est pas une fille de Turin, mais une mannequin américaine qu’il rencontre et fréquente à Rome. Il parle parfaitement anglais, il a traduit et introduit la littérature américaine en Italie, elle l’écoute avec un intérêt non dissimulé, il y croit, non sans formuler cette interrogation d’autant plus bouleversante qu’on sait que ça finira mal. « Est-ce possible à mon âge ? » Ce nouvel échec le laisse inconsolable, c’est ce qu’il écrit dans une lettre à Doris, la sœur de Constance, la même où il affirmait que son lot était d’étreindre les morts ; lui qui avait écrit, par ailleurs, avec une acuité sans pareille : « Seule compte l’étreinte des femmes. » Le spectre de la mort le hantait – son père, d’un cancer du cerveau, quand il avait cinq ans, une sœur et deux frères aînés disparus en prime enfance. On peut comprendre qu’il ne souriait pas volontiers sur les photographies.
Lors d’une de ses promenades, Adrian entre dans une librairie où il ne trouve pas un seul Pavese. C’est difficilement imaginable mais, en Italie même, l’oubli menace l’auteur du recueil de poésie au titre si moderne, Travailler fatigue, qui nous prédit que « la mort viendra et elle aura tes yeux », l’auteur du journal passionnant, Le métier de vivre, qui se termine le 18 août 1950 par ces mots, « je n’écrirai plus », l’auteur de ce chef d’œuvre, La lune et les feux, qui rayonne d’humanité. Le premier bienfait de Hotel Roma aura été de contribuer à le ressusciter, autant que faire se peut.
Hotel Roma, Pierre Adrian, Gallimard, août 2024