Parents terribles – sur Le Club des enfants perdus de Rebecca Lighieri
À partir de quand des parents peuvent-ils être qualifiés de cruels, quand ils ne le sont pas de manière évidente, criante ?
Lorsqu’ils s’adorent, eux-mêmes et l’un et l’autre ; lorsqu’une mère s’emploie à critiquer sa fille à longueur de journée, à se comparer à elle en trouvant chez son enfant tous les défauts dont elle-même est dépourvue ; lorsque le couple copule au milieu du salon en oubliant que l’adolescente risque de débarquer car, après tout, elle est aussi chez elle quand elle est chez eux, ce n’est pas bon. Cela peut se terminer de façon tragique et c’est le cas dans Le Club des enfants perdus, de Rebecca Lighieri, pseudonyme d’Emmanuelle Bayamack-Tam.
Les romans qu’elle signe sous son pseudonyme sont réputés plus sombres que ceux qu’elle signe de son nom, mais l’écart ne nous saute pas aux yeux : son univers est toujours noir, peut-être même un brin répétitif dans les motifs qui le construisent. L’autrice, récompensée du Prix Médicis (La Treizième heure, POL, 2022) et du Prix du Livres Inter pour Arcadie (POL, 2018) sous le nom de Bayamack-Tam, est la défenseure des enfants et des adolescents contre les adultes, ceux-ci faisant des horreurs, même à leur insu. Elle est de livre en livre l’écrivaine de la famille. Peut-on être un bon parent, selon Lighieri (ou selon Freud) ? Sans doute pas.
En tout cas les autres ne le sont pas ; c’est l’enfer. Ils agissent toujours mal. Ce livre-ci détecte le diable qui se cache dans les détails, dans la maltraitance sournoise qui se glisse dans les plis : elle prend la forme de l’indifférence, d’un mot d’esprit qui blesse, d’une phrase qui dénigre et rabaisse et contre laquelle l’enfant ne se rebelle pas. Le Club des enfants perdus est un beau titre qui peut renvoyer à tous les jeunes personnages de l’œuvre de l’écrivaine, leur sauveuse. Il fait songer à la bande de Peter Pan, héros qui agrège les enfants abandonnés par les leurs. C’est également, on le découvre à la fin de ce roman, le club de ceux qui meurent à vingt-sept ans : Kurt Cobain, Amy Winehouse, Jean-Michel Basquiat.
Lighieri-Bayamac-Tam raconte ici les relations qu’entretiennent une fille, Miranda, âgée de vingt-quatre ans dans les premières pages, avec ses parents, et vice-versa. Le texte présente d’abord le point de vue du père, Armand, sur sa vie de famille et sa vie conjugale qu’il estime fantastiques. À ses yeux, tout va bien. Puis Miranda prend le relais et les couleurs ne sont plus les mêmes. La mère, Birke, n’a pas droit à son chapitre : c’est bien fait pour elle car elle n’est pas une mère tendre. Le roman remonte dans le passé de Miranda ; l’enfance n’a pas de secrets pour Rebecca Lighieri. Miranda est fille unique, objet de toute l’attention mais aussi de toute l’inattention de ses parents : sa mère manifeste insidieusement le mépris que sa fille lui inspire.
Bébé, Miranda n’était « pas difficile », une appréciation fréquemment énoncée par des parents et qui donne une indication de leur tempérament : ils veulent des enfants mais sans le dérangement qui va avec. Armand se souvient que lorsque son épouse et lui se rendaient à des fêtes, ils pouvaient emmener Miranda et « la poser sur un tas de manteaux dans la chambre d’amis : on était sûr de l’y retrouver quelques heures plus tard, n’ayant pas bougé d’un cil, paisiblement plongé dans le sommeil ».
Comme à son habitude, Rebecca Lighieri est sarcastique, satirique, moqueuse et dure. Sa manière de ne pardonner aucun ridicule – vestimentaire, comportemental – est tantôt très drôle, tantôt agaçante. Le lecteur ne serait pas contre un peu de douceur. Il apprécierait quelques pages sans ironie, au premier degré, le temps de souffler, tellement l’ensemble est rude.
Mais peu importe ce petit défaut : Rebecca Lighieri est avec Yasmina Reza la plus douée pour pointer avec cette acuité les tics, les modes, la bêtise de l’époque et l’insignifiance des êtres qu’elle fabrique. Lighieri sent l’air du temps depuis ses premiers livres. Elle l’intègre même trop, quand elle imagine Miranda bouleversée par les naufrages des migrants, le travail des enfants, les femmes assassinées pour un voile mal placé, drames dont l’énumération est concentrée en quelques lignes qui arrivent dans le roman à la manière d’un passage obligé, presque comme des cheveux sur la soupe. Comme chez Yasmina Reza, chez Lighieri, les compliments et l’indulgence sont rares.
Nous sommes en région parisienne, à Ivry, dans un milieu plutôt aisé et assez cultivé puisque les parents de Miranda, Birke et Armand, sont des comédiens de théâtre reconnus. Leur fille les qualifie – et elle y croit, elle est laudative – d’« enfants terribles du théâtre français ». Cependant, le monde de Rebecca Lighieri n’étant pas nourri de réalisme, on ne comprend pas bien jusqu’où s’étend la légende de ce couple dans le monde artistique, et on peine à les voir comme deux stars.
Ils ont choisi le prénom de leur fille par amour pour La Tempête, de Shakespeare, la première pièce qu’ils ont jouée ensemble et dont Miranda est l’héroïne. Leurs carrières ont ensuite pris des chemins différents : Birke, 54 ans, d’origine berlinoise, élevée par deux hippies insupportables, est en perte de vitesse depuis huit ou neuf ans parce qu’elle n’est pas suffisamment bonne sur les planches. C’est Armand qui le dit. Lui au contraire conserve une très bonne cote et il culpabilise à cause de cette différence entre sa femme et lui. Il est très séduisant. Birke n’est pas en reste. Selon lui, elle a un corps de rêve, elle est mince comme un fil, et il en est fier. Ce sont deux narcissiques de premier plan. L’écrivaine accorde de l’importance aux corps de ses personnages. Ils sont soit trop gros, soit hésitants entre deux genres, soit très tatoués, soit sans qualités.
L’attention que porte Lighieri au corps et à la façon de s’habiller de Birke reflète la fausse élégance, le manque de goût, et la volonté d’attirer les regards de cette femme lorsqu’elle entre dans une pièce. Elle est vulgaire, commune, et pourtant sûre d’elle, alors que Miranda depuis toujours est « trop petite, trop menue et trop pâle ». Lorsqu’un jour sa fille débarque avec une nouvelle coiffure, Birke croit faire une bonne plaisanterie : « Une coupe pour fêter ta nouvelle coupe ? » Rebecca Lighieri ne prête pas que de mauvaises répliques à cette mère, elle ne la condamne pas à la médiocrité : Birke est susceptible d’avoir de l’esprit. À son mari, excité, qui croit lui adresser un compliment en lui faisant remarquer qu’elle a « une bouche de salope », Birke répond « Ça ne se dit pas, en fait, ce genre de truc. Et toi, on t’a déjà dit que t’était un petit con ? »
Il y a quelques scènes de sexe crues dans Le Club des enfants perdus. Les parents de Miranda aiment faire l’amour et tiennent à ce que cela se sache : « La sexualité de mes parents a très peu de secrets pour moi. D’une part, ils sont très impudiques. De deux, aucun secret ne me résiste très longtemps », dit Miranda dans le chapitre qu’elle prend en charge.
Elle déterre les secrets de Birke et d’Armand car elle a des pouvoirs : celui de se dédoubler, de se glisser dans la tête des autres, de lire dans leurs pensées et dans leur futur. Ces talents, qui ne la rendent pas heureuse, ses parents ignorent qu’elle les possède. Ce don pour l’occulte que prête Rebecca Lighieri à Miranda est peut-être une métaphore de la sensibilité extrême des enfants. Ils sont des éponges, des voyants. Peut-être cette dose de fantastique est-elle le moyen, pour la romancière, d’éviter le sentimentalisme qui aurait consisté à écrire simplement que Miranda sent tout.
Elle a fait une dépression quand elle avait vingt ans. Armand avait constaté le mauvais état de sa fille alors que Birke tentait de le minimiser. Puis ils sont tous les deux convaincus qu’elle allait mieux. À vingt-quatre ans, Miranda vient de tomber amoureuse d’un garçon, Swan, un comédien, un idiot antipathique, narcissique aussi, mais qui fait l’affaire : « De quinze à vingt-quatre ans, j’ai vainement cherché quelqu’un qui se montrerait à la hauteur de Birke et Armand, quelqu’un chez qui je sentirais la même faim implacable, le même désir de conquête et de dévoration, la même confiance en soi – et la même beauté, aussi imparfaite qu’excitante. » La tristesse, le désœuvrement voire la détresse de Miranda apparaissait entre les lignes dès le premier chapitre. Rebecca Lighieri met d’emblée en place une atmosphère poisseuse, sinistre.
Dans le deuxième chapitre, quand Miranda prend la parole, cette atmosphère délétère devient plus nette encore. On apprend que Miranda « s’est littéralement offerte à un mec très esquinté, une gueule cassée par trop d’années de rue ou trop de séjours à l’HP. Il buvait son verre au comptoir tout en grommelant des insanités. Personne ne faisait attention à lui. Ce devait être un habitué. Le genre d’épave dont la vie sociale se résumait précisément à ce comptoir. Difficile de lui donner un âge mais j’aurais dit quarante, quarante-cinq. Le cheveu rare, une vilaine peau, enflammée, éruptive. Des dents mal alignées et probablement jamais soignées. Il avait l’air fou, à marmonner tout seul sans regarder personne, et en un clin d’œil, on pouvait embrasser le naufrage de sa vie. Ou en tout cas, moi je l’ai fait, parce que quand je vais bien, les gens m’intéressent. Il suffit juste que je me mette quelques verrous psychiques, histoire de ne pas me laisser absorber complètement par eux, mais c’est devenu un réflexe, clic, c’est fait. »
La brutalité est ici à tous les étages : dans la description de cet homme et dans l’attirance de Miranda pour la noirceur. Elle est perverse malgré elle. Elle est à la dérive. Rebecca Lighieri invente des relations crasseuses entre Miranda et une autre femme, Line, une obèse peu sympathique, et le lecteur se demande s’il était nécessaire, pour l’histoire du Club des enfants perdus, ou pour son plaisir de lecture, que la romancière aille jusque-là. La fille de Birke et d’Armand s’attèle à l’organisation de ce qu’elle nomme sa « tragédie personnelle ».
Rebecca Lighieri possède un don pour donner des coups de fouet à ses personnages, pour les ridiculiser, les rendre odieux, infréquentables. On a envie de les fuir, c’est dommage. « Folie. Folie des gens », constate délicatement Miranda, à juste titre. L’excès de ridicules, de faits graves, nocifs, exubérants ; le manque de fraternité et de douceur se dressent comme des obstacles à l’avènement de l’émotion lorsque la jeune fille rejoint le club des enfants perdus.
Néanmoins, à ce moment-là, l’autrice laisse la délicatesse advenir. Armand, dans l’ultime chapitre, dont il est la voix, dit à Miranda : « Reviens, je me rattraperai. Même Birke se rattrapera. Elle t’aimera avec moins de froideur, moins de hauteur décourageante ; elle t’inspirera moins d’admiration et plus de tendresse ; elle sera un peu plus ta mère. » C’est un beau passage dans lequel l’autrice évite les remarques cinglantes pour lesquelles elle est surdouée, mais qui ont tendance à tout raser sur leur passage, tel un ouragan.
Rebecca Lighieri, Le Club des enfants perdus, P.O.L, août 2024.