La cruauté du génie – sur La Petite Sœur. Un portrait de Silvina Ocampo de Mariana Enriquez
C’est en effet une histoire de filiation et une histoire de sœurs, parce que des affinités esthétiques profondes relient Mariana Enriquez, écrivaine argentine née en 1973, et Silvina Ocampo, née en 1903, soixante-dix ans plus tôt.
Mais aussi parce que celle-ci était la benjamine d’une famille de six filles dont l’une, Clara, mourut à l’âge de onze ans, et une autre, Victoria, accéda à la reconnaissance et la célébrité littéraires avec plus d’évidence et plus d’éclat que sa cadette. Enfin, parce que des rumeurs d’amours saphiques planent au-dessus de la très riche vie affective de Silvina.
La Petite Sœur. Un portrait de Silvina Ocampo n’est pas une biographie. Le livre est issu d’une idée soumise à Mariana Enriquez par Leila Guerriero, écrivaine et journaliste argentine. Celle-ci n’avait en tête ni la scientificité, ni l’illusion de continuité, encore moins le déterminisme qui va avec le genre biographique. C’eût été aller contre la folle liberté de Silvina Ocampo, contre la luxuriance transgressive de son imaginaire, contre tout ce qui dans sa vie ne peut être tranché ni établi. Mariana Enriquez, journaliste et écrivaine, était en accord avec cette approche non-systématique ; elle s’est donc essayée à un « portrait » , un terme qui sous-entend davantage de doute, donc, peut-être, davantage de vérité.
Page 86, dans le livre, elle cite l’écrivain Macedonio Fernández louant l’originalité de Voyage oublié, un recueil de Silvina Ocampo paru en 1937 : il parle d’un « art qui doute ». La définition est porteuse. Car un art qui doute est un art plus friable, plus dépendant des caprices et des hasards de l’imagination, une vision qui correspond à la prose et la poésie insolites, parfois proches du surréalisme, de Silvana Ocampo. En France, son œuvre est loin d’être entièrement traduite, mais on peut facilement se procurer les Mémoires secrètes d’une poupée, un recueil de nouvelles, et Mariana Enriquez propose assez d’extraits pour que l’on perçoive toute l’irréductible étrangeté de cette artiste-écrivaine.
Un art qui doute : et si c’était la peinture, puisque Silvina Ocampo fut d’abord peintre ? C’est même ainsi qu’elle se voua corps et âme à l’art, quittant son Argentine natale pour rejoindre ses pairs à Paris. Elle y eut des maîtres prestigieux, dont Giorgio De Chirico, mais abandonna les arts visuels – « les couleurs me gênent, » avouait-elle – pour se consacrer entièrement à sa vraie passion, l’écriture. Nous sommes à la fin des années 1930, elle rentre en Argentine et épouse un homme bien plus jeune qu’elle, Adolfo Bioy Casares, dont L’Invention de Morel, publié en 1940, fut qualifié de « parfait » par leur ami et complice Borges.
Ces trois-là formaient un trio aujourd’hui légendaire. Heureusement, le portrait de Mariana Enriquez ne fige pas leurs traits ni leurs rapports ; il ne mystifie en rien la complicité de ces trois êtres qui n’étaient pas exactement comme tout le monde. La portraitiste se tient à une distance juste, tout en laissant entendre son admiration, du moins sa compréhension intime de l’œuvre de Silvina. Elle n’hésite pas non plus à évoquer les faiblesses, les petites méchancetés, les facettes mesquines des uns et des autres.
Silvina Ocampo n’était évidemment « pas comme tout le monde » au sens social. Elle a grandi et vécu dans une aisance dont l’échelle était celle de l’infinie pampa et de ses immenses domaines qui appartiennent à quelques familles (dont la sienne et celle de Bioy). Sans préjugé ni jugement, Mariana Enriquez évoque cette réalité presque irréelle vue d’Europe, cette oisiveté qui, chez certains esprits, est le ferment d’une inventivité que rien ne freine, d’une perversité parfois sublime, sans doute choquante pour bien des oreilles contemporaines, souvent crânement indifférente à la chose politique, ou fort peu clairvoyante de ce point de vue.
Son portrait évoque néanmoins les débats qui agitaient les proches de Silvina, la balance dont les deux plateaux sont l’humanisme et le formalisme. Mais il n’affirme rien sur le lien entre le talent et l’éducation, l’inné et l’acquis, et ce faisant, ne trahit nullement la géographie intérieure inédite de Silvina Ocampo. En revanche il met à nu des contradictions qui sont aussi les nôtres. Victoria, la sœur aînée, par exemple, était plus mondaine que sa jeune sœur, mais plus entreprenante (elle fut co-fondatrice de la revue Sur en 1931) et plus engagée politiquement. Face à elle, Silvina semble mépriser les questions sociales tout en étant furieusement attachée à ses gouvernantes et esthétisant la pauvreté (« Elle les trouvait somptueux, / avec leurs balluchons, leurs bâtons et leurs barbes, / les merveilleux mendiants » écrivait-elle).
En Argentine, Silvina fut pourtant une des premières à avoir introduit le parler dialectal argentin dans des textes littéraires, d’où la question que pose Mariana Enriquez : « Qui fréquentait-elle pour manier avec une telle ironie et une telle précision les lieux communs, le bavardage inconséquent, le langage d’une classe sociale qui n’était pas la sienne et qu’elle croisait à peine dans sa vie quotidienne ? »
Elle ne la croisait pas ? Ce n’est pas sûr, car elle vivait avec un vaste entourage de domestiques. Par ailleurs, Mariana Enriquez confirme qu’elle avait depuis l’enfance une forme de préscience : « Elle devinait, prédisant, savait .» Cette perception exceptionnellement aiguë comprenait sans nul doute une oreille apte à relever les moindres variations de registres et les parlers vernaculaires, tout ce qui, justement, n’était pas la norme langagière du monde éthéré, polyglotte et cruellement raffiné dans lequel elle évoluait.
Son portrait est loin de négliger la psychologie, qui a mauvaise presse en France, c’est-à-dire l’analyse des sentiments bons, mauvais ou diaboliques qui agitent les fonds marins de l’âme.
Mariana Enriquez cite une critique rappelant que c’est à Julio Cortázar que l’on attribue cette rencontre entre l’oralité et la belle langue. Il est vrai que Silvina revendiquait peu de choses : elle préférait l’ombre, la dissimulation, et elle a longtemps été moins lue que ses proches. Est-ce parce que c’était une femme ? Mariana Enriquez ne le dit pas. En revanche, elle revient régulièrement sur la relation qui l’unissait à son jeune et fort séducteur mari. Car celle qui fut l’épouse de Bioy et formait un trio d’amitié féroce avec Borges fut aussi une femme trompée.
Là encore, le portrait cite des témoignages, des confessions, des légendes, mais il nous interdit d’affirmer que Silvina fut exclusivement perdante. Bioy et elle se sont peut-être « partagé » une nièce de Silvina, ils s’aimaient mais fermaient les yeux sur la vie sexuelle extérieure de chacun, ils dégageaient un parfum de soufre dont les effluves subsistent aujourd’hui. Était-ce de la liberté, de la désinvolture, de l’insouciance ? Est-ce une époque, un milieu ? Les personnes qui les ont connus, interrogées dans le livre, ont évidemment des avis divergents.
Je m’en tiendrai à signaler que Mariana Enriquez parle souvent de cruauté et de souffrance, dont celle qui naît de la jalousie : jalousie de deux époux, de deux sœurs, de deux écrivains/écrivaines à la réception inégale… Son portrait est loin de négliger la psychologie, qui a mauvaise presse en France, c’est-à-dire l’analyse des sentiments bons, mauvais ou diaboliques qui agitent les fonds marins de l’âme.
Il mentionne souvent la beauté des femmes, y compris celle de Silvina, qui se pensait laide et répugnait à être photographiée. Coquetterie ou réelle timidité de soi ? Née en 1905, Silvina Ocampo appartient à la génération des premières stars, magnifiées par la photo. À sa manière elle était une star pourtant : regardez la photo de couverture de l’édition française : mains baguées, lunettes-papillons, visage caché. Ou lisez Cornelia face au miroir, le premier texte des Mémoires secrètes d’une poupée. C’est un dialogue entre une jeune femme et son image, une suite discontinue au fil de laquelle surgissent toutes sortes de créatures naturelles et fantastiques, d’enfants à la précocité inquiétante, de péchés inavouables et avoués… Comme le livre de Mariana Enriquez, cet échange est une porte d’entrée qui permet de découvrir un onirisme que n’aurait pas renié Annie Lebrun, autre sœur de Mariana et de Silvina.
Mariana Enriquez, La Petite Sœur. Un portrait de Silvina Ocampo, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, éditions du sous-sol, août 2024