Littérature

La cité non radieuse – sur L’Os du milieu de Gonçalo M. Tavares

Journaliste

La folie rôde toujours dans l’œuvre de Gonçalo M. Tavares. Quant à la violence, elle se fait grande ordonnatrice. Son nouveau roman traduit, L’Os du milieu, inscrit dans son cycle « Le Royaume », ne déroge pas à la règle, à moins que. L’écrivain y met en scène quatre personnages dans un univers grotesque et morbide, au gré d’images prégnantes et de formules poétiques.

Lire Gonçalo M. Tavares, c’est un sacré boulot ! Non que sa langue, traduite du portugais par l’excellent Dominique Nédellec, soit illisible ou biscornue. Mais Tavares tranche avec ces auteurs, hélas innombrables, qui ne laissent qu’une infime place à leurs lecteurs, bouchant toutes les échappées de sens possibles par des phrases plâtreuses et univoques, ennuyeuses comme des guirlandes monochromes, explicites jusqu’à plus soif. Chez lui, ce sont les lecteurs qui font le texte. Ou presque.

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Auteur prodigue dont plusieurs titres sont disponibles en français, la plupart aux éditions Viviane Hamy, Gonçalo M. Tavares organise son œuvre selon différents cycles. Il y a « Le Quartier », « espace ludique et utopique » selon ses propres mots, où cohabitent un certain nombre d’écrivains – Valéry, Brecht, Walser… – auxquels il rend successivement un hommage fantasque au gré de textes brefs. Ou « Mythologies », qui était aussi le titre de son avant-dernier livre publié en français, où étaient réunis deux textes parus séparément au Portugal, La-femme-sans-tête et l’homme-au-mauvais-œil d’une part, Cinq enfants, cinq souris d’autre part.

Nous arrive aujourd’hui un nouveau roman intitulé L’Os du milieu, qui, lui, s’inscrit dans le cycle « Le Royaume », jusqu’ici composé de quatre livres écrits une quinzaine d’années plus tôt. Cette série n’était donc pas close, même si L’Os du milieu ne s’aligne pas totalement sur les thématiques des précédents : la prédominance de la technique – l’un d’eux s’intitule d’ailleurs Apprendre à prier à l’ère de la technique (Viviane Hamy, 2010) – et les tragédies du XXe siècle : les guerres, les camps…

L’Os du milieu est un roman énigmatique, se livrant plus difficilement que celui auquel il succède, Mythologies [NDA : voir dans ces colonnes l’article du 25 novembre 2022]. Il ne comporte pas d’intrigue ou en contient plusieurs, impossibles à résumer, mais cela, chez Tavares, c’est l’ordinaire (même si ce mot ne lui correspond guère). Quatre personnages principaux y figurent, que l’auteur ne situe pas dans un quotidien familier mais saisit dans certaines situations, parfois à des âges divers, et auxquels il n’accorde que très peu de traits psychologiques classiques. Chaque personnage apparaît successivement, les quatre parties ainsi constituées formant la structure du roman.

Kahnnak est un vieil homme encore en pleine force ayant une propension à tenir son sexe dans sa main pour uriner dans une direction bien déterminée, qu’il ne confond pas avec son poignard, dont il aime aussi se saisir. Kahnnak commet un meurtre sur une jeune fille blonde et boiteuse. Maria Llurbai, la seule femme du lot, est chassée du foyer familial car elle a trompé son mari avec Kahnnak, qui lui-même se détourne d’elle une fois ses exigences satisfaites. Le Dr Albert Mulder couvre les jeunes garçons de son regard pervers trahissant un désir toujours inassouvi.

Enfin, Vassliss Rânia est un employé de boucherie dont le physique est une caricature de l’image que l’on se fait communément de ceux qui passent leur journée à découper de la viande. En voici une description : « Vassliss, même quand il s’arrête, halète. À vingt-deux ans, il a déjà perdu le charme minimum dont dispose n’importe quelle existence individuelle avant d’avoir trop souffert. Un homme grossier, au visage répugnant, rouge, constamment vermillon, comme si quelqu’un lui serrait le cou, quelqu’un d’invisible qui s’arrêterait juste avant de l’étouffer. »

Drôle de galerie ! Mais ces présentations restent succinctes au vu de ce que ces personnages, auxquels il faut ajouter quelques seconds rôles et le narrateur, recèlent d’idées pour le moins curieuses, ou à considérer leur conduite. La folie rôde toujours dans les romans de Gonçalo M. Tavares, de façon explicite ici, le frère de Vassliss Rânia, Gania, étant désigné comme fou. Mais la frontière avec la « normalité » (autre terme étranger à l’univers de l’auteur) reste incertaine.

Que dire des autres personnages, de Maria Llurbai notamment ? « Je suis trop folle pour avoir des surprises, pensa-t-elle. Quand on perd la raison, on perd également la capacité à s’étonner. Nous ne sommes pas doués de raison pour être rationnels, nous sommes doués de raison pour être surpris, pour détecter l’étrange, pour ne pas nous enfoncer dans une totale monotonie. Contrairement à ce que tu penses, la vie des fous est d’un ennui impressionnant, y compris pour ceux qui ont des visions. Ils ne s’étonnent de rien, les fous. »

Nous disions plus haut que L’Os du milieu ne développe pas réellement d’intrigue. Plus exactement, celle-ci avance à coups de sentences bizarres, d’images prégnantes ou de formules poétiques. « Un homme lève les bras pour se protéger parce que le vent est venu et force contre son visage, comme s’il voulait entrer. Cet homme, c’est Vassliss Rânia ; le vent, lui, n’a pas de nom ». Autre exemple : « (…) Personne ne ment aussi bien que la bestiole humaine, et on pourrait donc également s’attendre à ce que rien au monde ne puisse prononcer une vérité avec autant de perfection. Or, l’homme est inapte quand il s’agit de vérité indiscutable ». On pourrait multiplier les citations de ce type, dont aucune n’est platement narrative, toutes produisant une lecture aux aguets, presque intranquille.

Il y a deux façons d’approcher L’Os du milieu : à la loupe ou en le scrutant de loin, de paragraphes en paragraphes ou dans son ensemble, avec une attention micro ou une vision macro. De tout près, il fait songer à un livre d’aphorismes, grotesques et souvent morbides, du même type que celui qu’on trouve en exergue : « Il pleuvait si dru que les cochons furent propres… » C’est signé : Georg Lichtenberg.

Dire que la violence est la grande ordonnatrice, dans l’univers de Gonçalo M. Tavares, rapproche soudain celui-ci de notre réalité. La couleur dominante est celle du sang.

Le choix de cet auteur n’est pas anodin. Georg Christoph Lichtenberg est un physicien et un écrivain allemand ayant vécu au XVIIIe siècle. Peu connu en France, il n’est pourtant pas passé inaperçu aux yeux d’André Breton, qui l’a retenu parmi les auteurs figurant dans son Anthologie de l’humour noir. Il l’a même placé au seuil de sa préface : « La préface pourrait être intitulée : le paratonnerre (Lichtenberg) ». Breton parle du silence qui s’est abattu sur cet « homme doué au suprême degré du sens de la qualité intellectuelle » bien que se soient réclamés de lui quelques-uns « de ceux avec qui la postérité a le plus compté » : Gœthe, Kant, Schopenhauer, Nietzsche, Wagner, Tolstoï…

Retour à Gonçalo M. Tavares (qui, par ailleurs, a inclus Breton parmi les écrivains figurant dans son cycle « Le Quartier »). Face à l’extrême singularité de ses textes, les critiques, en partie pour se rassurer, cherchent des apparentements avec de grands prédécesseurs. Par conséquent, les références abondent. La piste du surréalisme n’est pas la plus absurde, à quoi s’ajoute cette confrérie de l’humour noir réunie par André Breton (dont fait partie Kafka, sans doute une influence majeure de Tavares). Ce qui commence à faire du monde. Mais on ne se trompe guère (car de source sûre…) en citant désormais ce Lichtenberg et ses aphorismes, dont celui-ci pourrait avoir été relevé dans L’Os du milieu : « Cet homme avait tant d’intelligence qu’il n’était presque plus bon à rien dans ce monde ».

Il faut prendre un peu de distance pour apercevoir que certains motifs ne sont pas uniques, mais reviennent de manière récurrente. Comme si, plongés dans un labyrinthe à la recherche non d’une sortie mais d’une issue rationnelle (« qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ? »), nous retombions ici et là sur de mêmes figures, avec seulement quelques variantes. Ainsi du verre brisé, du vent et de la tempête, du poignard, du malheur que représente le fait d’être une femme à la beauté singulière, du mendiant, infirme ou boiteux mais soudain, effrayé, capable de courir… Dire que la violence est la grande ordonnatrice, dans l’univers de Gonçalo M. Tavares, rapproche soudain celui-ci de notre réalité. La couleur dominante est celle du sang. « C’est dans une boucherie qu’on sent l’authentique odeur du monde », dit le narrateur.

« Soit tu es fort et tu vains, soit tu es faible et tu perds ». Là où la loi de la jungle règne, où la puissance physique, matérialiste, s’impose, le langage n’est rien, les mots ne peuvent sauver – voilà le projet humaniste jeté à terre par Tavares. Non à la manière d’un romancier idéologue, par cynisme ou simplement pour adopter une posture. Mais par refus radical des illusions, y compris lorsqu’elles touchent la langue qu’il travaille, et par là même la littérature « Et c’est dans cette impuissance de la phrase face à une attaque de la force matérielle de deux bras plus forts, qui saisissent pour maltraiter, c’est dans cette impuissance que le progrès humain pluriséculaire révèle sa vraie nature : une duperie, une très longue fiction, avec d’énormes racines, mais une fiction, une histoire bien racontée, pensait Maria Llurbai ».

On notera que les antagonismes sociaux ne sont pas en jeu dans L’Os du milieu. Les personnages appartiennent tous aux couches modestes, sinon pauvres, de la société. Les riches en sont absents. Ou existent à côté, selon un séparatisme bien compris, mais ils ne sont pas partie prenante. Ce qu’une scène atteste, quand Vassliss Rânia croise un petit groupe de gens opulents sortant de l’opéra, bien protégés du vent par leurs manteaux confortables, ne faisant aucun cas de lui. Parmi eux, le seul à être identifié : Klump, résurgence du protagoniste d’un livre précédent du cycle « Le Royaume », Un Homme : Klaus Klump (Viviane Hamy, 2014). Ils disparaîtront aussi vite qu’ils sont apparus.

Pour autant, L’Os du milieu compte une puissance tutélaire : la cité. Le terme a plus d’une vingtaine d’occurrences au long du texte sans pour autant bénéficier de développements conséquents. La cité est pernicieuse, omniprésente, oppressante. « Les cités ne sont pas mues par la bienveillance ; d’en haut, il est facile de décider qui pourra être un assassin et qui restera à la lisière de la folie, tout en continuant d’accomplir ses devoirs. Les cités ne sont pas des circonstances éphémères : ce sont des choses anciennes, faites d’abord par des bâtisseurs, puis dominées par ceux qui sont sortis vainqueurs des batailles ». Les personnages de L’Os du milieu désireraient s’extraire de l’« haleine excessive », écœurante, qu’exhale la cité. Sortir du cauchemar lucide auquel ils participent.

Et si Gonçalo M. Tavares écrivait, à notre insu, des romans réalistes ?

L’Os du milieu, Gonçalo M. Tavares, traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy, septembre 2024.


Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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