Requiem pour l’Autriche – sur Le Champ de Josef Winkler
Le dernier roman de Josef Winkler est un ouvrage de maître, un récit dont la composition experte contredit la simplicité sous-entendue par le titre – Le Champ. Le terme est en effet un leurre, un magnifique à-plat de couleur neutre qui cache une Histoire longtemps enfouie ainsi que des nappes de morts refusant de disparaître, de vivants démembrés et remembrés et de vies pétries de traumas – dont la vie de l’écrivain qu’il nous faut présenter, méconnu qu’il est de bien des lecteurs et des lectrices français.
Josef Winkler est né en 1953, huit ans à peine après la fin de la guerre. Et il est né en Autriche, plus exactement en Carinthie, plus exactement, encore, à Paternion, un village situé au cœur de la vallée de la Drave, dans un monde paysan et profondément catholique, une terre dont il n’a eu de cesse de creuser les sillons, au sens propre, géologique, et au sens figuré, mémoriel. Le Champ est loin d’être un début. L’écrivain a déjà derrière lui une œuvre ; il a déjà remis sur le métier la dureté du monde dont il est issu, les blessures de la guerre, la violence du père, les particularismes du dialecte de Carinthie ; il s’en est échappé en arpentant d’autres contrées, l’Inde, l’Italie, ou, inversement, en mettant en récit la vie d’une femme ukrainienne réfugiée en Carinthie (L’Ukrainienne, titre de son dernier roman).
Ce roman-ci, Le Champ, revient au cœur de la vallée de la Drave, au pays de l’enfant et de l’adolescent Josef et de ses souvenirs. Le livre est divisé en dix grandes parties, dix chants dont chacun se lit comme un long monologue écrit à la première personne et adressé au père, tantôt avec férocité, tantôt avec une affection inattendue, autant de variations de ton qui s’entendent dans l’adresse : « Mon père, lorsque tu m’as frappé dans la Cuisine Neuve et que le sang me coulait du nez… » ; mais plus loin : « Souviens-toi, mon tate, à l’époque, un soir nous lisions ensemble la Bunte Illustrierte… »
En sourdine, fondue entre les lignes des longues phrases de Winkler, les oreilles catholiques repéreront une autre adresse au père, un « Notre Père qui es aux cieux… » qui dit un monde où des générations et des générations ont invoqué le Très-Haut plus qu’elles n’ont affronté la vérité en se battant la coulpe, en vivant avec une mauvaise conscience permanente, en priant plutôt qu’en parlant. « Les gens qui racontaient était indésirables dans ce village », écrit Josef Winkler.
Mais lui, l’écrivain, le petit garçon qui lisait, lisait, lisait…, raconte, creuse, et, dès la première page du roman, révèle un secret inouï, enterré là, dans la glaise labourée et parcourue par tous, le cadavre d’Odilo Globocnik[1], un bourreau nazi, toujours qualifié par la même épithète, « l’exterminateur de juifs », comme dans les épopées antiques, et assorti d’une de ses infâmes déclarations, « deux millions on en a liquidé ! ».
Josef Winkler décrit un univers où la mort est si familière que la présence du cadavre d’un bourreau nazi s’y fond dans une indifférence et une quiétude qui effrayent.
Ce refrain lugubre affleure régulièrement à la surface du phrasé entêtant de Winkler, de même que le squelette de cet ami du Mal affleure sous les pieds des enfants qui jouent, des animaux que l’on abat, des mains qui sarclent… L’histoire est vraie, l’écrivain ne l’a pas inventée : il a découvert la monstrueuse réalité tard dans sa vie et l’intègre à ce nouveau témoignage d’une enfance rurale dont la rudesse est stupéfiante.
La grande faucheuse y est omniprésente : les grands-parents dont on veille la dépouille à la maison, les accidents et les chutes mortels, le village en forme de croix, reconstruit après un feu et une inondation, et, surtout, les fils sacrifiés à la guerre : un, deux, parfois trois garçons jeunes dans la même famille, dont certains ne sont jamais revenus et sont inhumés dans les terres lointaines de Russie. Josef Winkler décrit un univers où la mort est si familière, si entièrement mêlée au tissu des jours qui se répètent, que la présence du cadavre d’un bourreau nazi s’y fond dans une indifférence et une quiétude qui effrayent.
Sous sa plume, cela donne lieu à des scènes infernales qui semblent venir de vitraux ou d’imagiers d’un autre temps : « Après la récolte nous mettions le feu aux fanes de patates par-dessus le squelette d’Odilo Globocnik […] se dressaient alors par milliers les langues de Globocnik, qui me rappelaient les flammes de l’enfer sur une image de mon catéchisme montrant, étreint par un serpent vert, un riche noceur étendu au milieu des flammes rouges qui dardent vers le ciel. »
Sans rage, sans ironie, l’écrivain se fait alors le porte-parole d’hommes et de femmes que la prostration, le deuil et la douleur ont tant étourdis qu’ils sont capables de souhaiter un « petit Hitler » : « Le grand Hitler, avec sa campagne de Russie, avait gâché la puissance mondiale de l’Allemagne, mais un petit Hitler, lui… » Aliénation, folie, ignorance ? Le livre de Winkler fait partie de ces récits qui en disent plus que toutes les analyses scientifiques. La parole, la pensée y sont profondément comprises, intégrées et restituées sans le moindre surplomb. C’est ainsi que ces hommes et ces femmes « raisonnent », se rassurent, s’aveuglent et survivent. C’est ainsi que l’histoire bégaie, ne sert point de leçon et se poursuit. C’est ainsi qu’à l’heure où nous écrivons, certains scores, certains propos tenus par des représentants autrichiens sidèrent.
Mais c’est aussi ainsi que ces hommes et ces femmes aiment et s’aiment, qu’ils rythment l’année par les fêtes religieuses, par des guirlandes, des petites récompenses, des rites, des chants. Le roman de Josef Winkler n’est pas exclusivement sombre et désespéré. Il est également fait de moments de joie.
Par ailleurs, le temps n’y est pas complètement figé. On y entend le refrain No Milk Today et d’autres rengaines des années soixante. On y reconnaît ou l’on y découvre les noms d’objets et de marques qui sont les signes de la modernité. On y goûte la présence si précise et si précieuse des arbres, des arbustes, des plantes, des fleurs que ces habitants de Carinthie connaissent comme des frères et des sœurs : les branches de coudrier, les baies de sureau, les racines de la livèche, le myosotis, dit « ne m’oubliez-pas », le chèvrefeuille, dit « plus-long-plus-doux », le sucre des abricots mûrs, les perce-neiges, les plumes d’un paon.
C’est le versant réconfortant du récit, qui vient moins des êtres humains que du vivant qui les entoure et les nourrit, mais il n’est pas sûr qu’il suffise à les rédimer ni à pallier la cicatrice béante qu’a laissée l’histoire de l’Autriche au siècle dernier. Les respirations qu’introduit Josef Winkler y suffisent-elles ? Les dix chants qui composent le roman sont ponctués par les refrains que nous avons évoqués, mêlés à d’autres : des vers de la poétesse polonaise juive Reyzl Zychlinski, publiés pour la première fois en 1936 à Varsovie. La version française les présente en un miroir à trois facettes puisqu’ils sont reproduits en yiddish, en caractères hébraïques et en caractères latins, et traduits en français.
Ces vers planent au-dessus du roman comme un vol de corneilles traversant bien plus que la seule Carinthie ou la seule Autriche. C’est toute l’histoire d’une Europe meurtrière et suicidaire dont ces mots font mémoire. Enfin, rappelons que ces mots sont convertis en français par Bernard Banoun, traducteur d’une prose virtuose et pleine de subtils dénivelés qu’il restitue avec art, expliquant en appendice les options qu’il a choisies quand le français et l’allemand autrichien ou carinthien achoppaient.
Josef Winkler, Le Champ, traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun, Verdier, septembre 2024
NDLR – Les premières pages du Champ ont été prépubliées dans AOC le 25 août.