Le peuple des lucioles – sur Apichatpong Weerasethakul au Centre Pompidou
Ébloui ! C’est l’état dans lequel l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul laisse plus d’un cinéphile depuis désormais plus de vingt ans.
Pour le coup, la tentation est grande, à chaque fois qu’est présenté l’un de ses nouveaux opus (film, installation vidéo, exposition, performance) d’user de ces superlatifs qui s’étalent chaque semaine ou presque sur les affiches et colonnes Morris : « éblouissant », « stupéfiant », « une expérience dont on ne ressort pas indemne » !
Pour une fois, après avoir parcouru l’exposition « Particules de nuit » (dans l’ex-atelier Brancusi jusqu’au 6 janvier), après avoir traversé (mais aussi été traversé) par la performance VR « A Conversations with the sun » (dont la trop courte exploitation s’est malheureusement terminée le 14 octobre), ces expressions ne nous semblent pas usurpées. On pourrait donc les reprendre mais ce ne serait pas rendre service à l’œuvre de Weerasethakul. Il faut aller plus loin que le saisissement originel, mais on peut aussi commencer par là tant cette œuvre « hors cinéma » de Weerasethakul travaille précisément sur ce phénomène de l’éblouissement.
Du pixel au soleil en trois dimensions, de la lueur à l’embrasement, Weerasethakul fait feu de toute unité de lumière. La nuit en plein jour sur la piazza (dans un ex-atelier Brancusi transformé en boite noire aux verrières occultées) et le soleil au sous-sol du bâtiment, donc. Les polarités de l’ombre et de la lumière, du haut et du bas, et même, allons-y, du ciel et de la terre, sont d’emblée inversées. Mais Weerasethakul ne se satisfait pas d’oppositions – ni même de retournements – aussi binaires. Rien que la synthèse des titres des deux événements tourne au paradoxe quantique : même la plus infinitésimale des particules a le droit de tenir tête au roi des astres !
Le parcours de l’exposition, plongé dans une savante pénombre qui nécessite un certain temps d’adaptation, confirme cette approche pointilliste de la lumière. Une lumière aussi bien impressionniste (des fragments de ciels, l’écume des vagues, la diffraction par le filtre végétal) que technologique (le scintillement des téléphones portables brandis par une foule de manifestants). Une esthétique de la basse résolution (l’exposition démarre par un Haïku de 2009 rappel du projet Primitive, déjà montrée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, montrant un groupe d’adolescents réfugiés dans une grotte et comme observés par une caméra infra-rouge) comme de la sophistication des modes de projections (split-screens, écrans à doubles faces).
Au fur et à mesure de l’avancée dans l’exposition, les vidéos apparaissent de plus en plus flottantes, presque libérées de leur supports. Seeing Circles (2020) est composée de deux écrans circulaires en suspension dans l’espace, laissant à penser que leurs images sont directement prélevées d’iris géants pourvus de mémoire, nous restituant les mutations des paysages et des lumières tropicales à la tombée de la nuit.
D’autres dispositifs semblent même issus de la disposition même des lieux, tel January Stories (2024), screen-test warholien de Tilda Swinton monté en alternance avec des vues de ciel et d’onde de piscine, matières évanescentes qui gagnent paradoxalement en fermeté grâce à la basse résolution de la vidéo. Plus que la vidéo elle-même, c’est sa présentation à l’extrémité d’un couloir, en contrebas d’une fenêtre masquée par une gélatine colorée qui lui apporte encore une plus-value plastique. Nimbée d’un contre-jour rougeoyant, la vidéo semble alors faire partie d’un piège à lumière « à la James Turrell », où la lumière émise (à la fois par la vidéo et par le jour qui perce timidement à l’arrière-plan) façonne l’épaisseur d’une matière colorée en mouvement.
La juxtaposition de ces vidéos de toutes tailles (qu’elles occupent une cimaise entière, un écran à taille humaine, ou que comme pour la suite de Video Diaries, elles soient alignées dans des petits carrés le long d’un couloir), fabrique une matière onirique. Aussi bien par les lieux édéniques (jungles, plages) que par le saisissement d’un moment de vacillement, cette crête entre éveil et sommeil, apaisement et abandon.
Dans le split-screen Durmiente & async (2017-2021), monté au rythme tintinnabulant de Ryuichi Sakamoto, l’écran de gauche fixe des dormeurs tandis que celui de droite montre le début de leur voyage : une projection de cinéma en plein air où le « trou blanc » de l’écran dans l’écran devient un passage secret, qui mène sur une route qui longe la jungle ou vers une terrasse balayée par les vagues.
Solarium (2023), la pièce la plus spectaculaire, pousse encore d’un cran cet arpentage onirique en allant explicitement vers le cauchemar. Un écran translucide au milieu de la pièce. Deux projections vidéos sur chacun des côtés de la paroi. Une paire d’yeux apparaît sur cet écran quasi immatériel, et acquiert une texture d’hologramme. Elle se diffracte également sur le sol dans des directions obliques. Elle n’est plus à plat, mais pas en 3D non plus, plutôt en « deux dimensions et demie », comme soumise à une distorsion cubiste.
Entre l’image elle-même, ses reflets, ses diffractions, l’espace est soudainement envahi par une profusion de globes oculaires flottant dans l’espace. Le cinéphile pourra faire le rapprochement avec la séquence du rêve de La Maison du Docteur Edwardes (Alfred Hitchcock 1945) conçue par Salvador Dali, et même avec Un Chien Andalou.
La vidéo peut être vue comme un film d’horreur conceptuel : la quête de quelqu’un qui a perdu son regard. Nous autres, regardeurs, avons l’impression que l’opération inverse s’est produite sur nous : Weerasethakul nous a rendu notre regard.
Apparaît enfin un homme aux yeux fermés, somnambule errant, à la poursuite de ses yeux enfuis. Surgit depuis le bas de l’écran, une bulle lumineuse, laquelle grâce au jeu de duplications visuelles, devient un champignon luminescent. Entre l’homme et la lumière, impossible de savoir qui poursuit l’autre. Impossible également de savoir si cette lumière irradiante et en perpétuel mouvement, est menaçante ou salvatrice. La vidéo peut être vue comme un film d’horreur conceptuel : la quête de quelqu’un qui a perdu son regard.
Nous autres, regardeurs, avons l’impression que l’opération inverse s’est produite sur nous : Weerasethakul nous a rendu notre regard.
Cette opération est manifeste pendant le début de l’installation VR. L’entrée dans la salle s’effectue alors que la précédente séance n’est pas terminée. Là aussi, l’espace est scindé en deux par la présence d’un écran bi-face, avec projections des deux côtés. À peine le temps de remarquer le (double) film projeté : des personnes endormies, en méditation, grattant leur guitare dans un moment d’apaisement.
Ce qui frappe surtout, c’est le mouvement des spectateurs casqués, marchant à petits pas tels des somnambules, levant ou baissant minutieusement la tête à intervalles réguliers. Nous sommes dans le même espace mais nous ne partageons pas la même dimension. Nous y aurons évidemment accès quand ce sera à notre tour de revêtir les casques. Opération méticuleuse, quasi chorégraphique, requérant ses précautions et vérifications et qui tient véritablement de la greffe oculaire. Si la silhouette de Solarium était en quête d’yeux en flottaison, nous spectateurs en récupérons d’inédits.
La première vision avec le casque VR est saisissante, et redonne tout son sens au terme de « réalité » : une modélisation filaire de l’espace de projection mais aux limites repoussées. Bientôt d’autres écrans virtuels apparaissent sur la périphérie de la salle, à des altitudes insoupçonnées. La hauteur sous plafond soudainement dilatée, comme la schématisation de l’espace en segments luminescents, rappelle l’esthétique du premier Tron de Disney et nous donne l’impression d’être parachuté au cœur de la matrice.
Beaucoup de fantômes peuplent le cinéma de Weerasethakul et la première impression ressentie avec le casque VR est précisément celle d’un « devenir fantôme » de soi-même. En baissant le regard, on ne voit plus ses bras et ses jambes. Le regard est dissocié de l’enveloppe corporelle, alors qu’il en était son prolongement. Le cinéaste et cette technologie étaient donc faits pour se rencontrer, mais par les saisissants sauts d’échelle, le spectateur est même ramené à la taille d’une de ces « particules de la nuit » traquées dans l’exposition.
Heureusement, il n’est pas seul ! Les autres spectateurs et spectatrices apparaissent comme des points lumineux dans l’espace. Formant un essaim de lucioles qui sera le repère d’échelle lors de ce voyage chahuté. En guise de Conversations…, c’est à un grand huit quantique que nous sommes conviés.
Une pluie de météores tombe doucement du zénith. Une irradiante boule lumineuse émerge progressivement du sol. Soleil ou boule disco ? Peu importe. Nous autres, lucioles spectatrices sommes d’instinct attirées vers elle, et cherchons à nous placer sous sa protection. Le sol est maintenant constitué d’un amas de rochers. No man’s land lunaire ou fond d’une grotte ?
À une autre extrémité de l’espace, nous remarquons une statue géante, type idole de l’île de Pâques. Rapprochons-nous d’elle à petits pas. Nous remarquons qu’elle se délite imperceptiblement. Puis tout chavire dans un cataclysme au ralenti, qui nous mène au fond des abysses pour mieux remonter vers le ciel, telles des particules gazeuses. Jusqu’à dévisager le soleil. Un effondrement et une renaissance dans le mouvement le plus voluptueux qui soit. Le démenti le plus spectaculaire à la célèbre maxime de La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement ».
La mort, Weerasethakul nous avait déjà appris à la regarder de manière presque rassurante, puisqu’elle permettait de reconnecter à certaines « vies antérieures ». Mais le soleil regardé les yeux dans les yeux, c’est nouveau ! Plus prosaïquement, à force de regarder ce soleil conceptuel qui lui aussi s’effrite peu à peu, on se souvient aussi de notre dernier fond d’œil chez l’ophtalmo. Là encore, Weerasethakul nous a reconnectés avec notre propre regard. Un regard si fort qu’il se permet de dévisager l’astre solaire, et de trouver notre place, même en tant que particule, même en tant que luciole, au sein d’un gouffre cosmique.
Arrive enfin la dernière étape du voyage, un détour par une salle de cinéma « normale » (il fallait bien que cet inventaire des dispositifs de projection s’achève sur le plus connu de tous) où nous regardons quelques visages de dormeurs et dormeuses. Sas visuel, dernier soin du regard, permettant de revenir par cet ultime palier dans le monde réel. C’est là où reviennent en mémoire les images de la première partie, plus prosaïques, prenant le risque d’être totalement écrasées par la grandiloquence assumée de la VR.
Finalement, l’expérience a fonctionné à l’inverse d’un rêve. Le rêve est toujours menacé par le réveil et rend les images du sommeil souvent très volatiles. Ici, les images du trip resteront ancrées bien plus solidement dans nos mémoires que celles réalistes vues avant et après. Mais ces dernières auront fourni la ligne de basse du trip. La ritournelle à la guitare aura sans doute alimenté les grondements de la plongée vers le centre de la terre.
Il revient alors en mémoire une confession du cinéaste avant la projection inaugurale de la rétrospective (une revoyure salutaire et toujours aussi hypnotique d’Oncle Bonnmee). La première fois qu’il s’est trouvé en face de toiles d’Andy Warhol ou Gerhard Richter, phares esthétiques qu’il a longtemps vénérées à distance, il a été finalement un peu déçu… mais s’est trouvé une fascination plus inattendue : celle du ballet des visiteurs et des mille et un mouvements secrets que ces icônes généraient autour d’elles. Les œuvres créent leur propre aimantation, qui les dépasse parfois.
Ce magnétisme, c’est bien celui créé par les dispositifs de projection de Weerasethakul. Nous évoluons autour d’eux comme des moustiques ou des papillons, et ce tournoiement est intégré à l’œuvre.
À cet égard Fiction (2018) demeure la vidéo la plus malicieuse du cinéaste sur son propre art poétique. Sa main écrit dans son journal intime son souhait de réaliser un film qui soit à la fois un film d’horreur et une œuvre méditative. Sous une lumière vacillante, le geste de l’écriture est constamment interrompu par des moustiques, des fourmis, des insectes, ou son chat posant ses pattes sur le cahier. Plutôt que d’y voir une gêne, ce moment perturbé célèbre une prosaïque irruption du vivant qui refaçonne constamment l’imaginaire.
Dans les espaces du Centre Pompidou, nous-mêmes, devenons des visiteurs actifs, avides de voir ces œuvres perturber nos imaginaires et nos certitudes. Fiers d’être transformés en veilleurs, en fantômes, en voyants, en lucioles, porteurs et porteuses d’une incandescence même minime qui nous a été transmise comme le plus précieux des flambeaux poétiques.
« Particules de nuit », au Centre Pompidou du 2 octobre 2024 au 6 janvier 2025.
« A Conversation with the Sun », au Centre Pompidou du 5 au 14 octobre 2024.