Mélodrame trans – sur Histoire d’une domestication de Camila Sosa Villada
Quand j’ai ouvert le dernier livre de Camila Sosa Villada, Histoire d’une domestication (traduit par Laura Alcoba de Tesis sobre una domesticacion) il n’y pas fallu beaucoup de pages pour que mon visage devienne humide.
J’ai voulu fermer le livre, cesser de lire les pleurs de cette comédienne, héroïne du roman, et juguler mes propres émotions. Mais je me suis souvenu de l’avertissement de l’autrice des Vilaines : « La douleur des trans – les rares fois où la douleur d’une trans affleure à la surface – agit comme un envoûtement : celui qui y assiste éprouve une ivresse mêlée de chagrin, une peine phosphorescente (traduction de Laura Alcoba également). »
Alors, j’ai laissé couler, comme beaucoup de lecteurices de ce roman, cette lueur phosphorescente, cette peine mêlée de désir et de magie. J’ai gardé le livre entre mes mains, et je me suis engouffré dans ce mélodrame terrible, fait de pleurs, de sang et de sperme, où l’excitation va de pair avec l’amour impossible.
Une fille trans de la campagne argentine, très éduquée, parlant par citations de Llorca et Cocteau, a été bien accompagnée par sa mère mais harcelée par ses camarades de classe. Très bonne élève, elle n’en était pas moins décalée dans un monde rural massivement homophobe et transphobe. À l’âge adulte, elle est passée par le travail sexuel avant de devenir la comédienne la plus célèbre de son pays, amassant une fortune qui l’a mise à l’abri de tout besoin matériel.
Dans tout le roman, aucun nom ne lui est donné, elle n’est qu’un métier, un statut social devenu personnage : la comédienne. Malgré son confort matériel et l’acceptation sociale qu’elle a arrachée, la peine la ronge et la dévore. Sans que l’on sache vraiment si c’est par souci de conformisme social, pour suivre les encouragements de ses amies ou par désir, elle se domestique : mariage, bel appartement, sauce tomate qui mijote dans les casseroles.
Son mari est presque son équivalent masculin en version encore plus privilégiée : l’avocat. Beau comme le jour, riche, il est homosexuel et ne découvre l’attirance pour un corps féminin, ou féminisé, que par elle. Le couple est si beau qu’il fait la couverture des magazines. La domestication se parfait par la parentalité : un jeune garçon quitte l’orphelinat pour rejoindre le magnifique loft où habitent ses parents. Le tableau est presque risible dans sa banale description de succès et de glamour. Mais le mari a un amant.
Et iels ont beau s’être mis d’accord sur l’idée d’un couple libre, elle a beau avoir elle-même d’autres amants, elle entre en rage lorsqu’elle découvre au cou du mari un suçon produit par une étreinte autre que la sienne. Elle détruit l’intégralité de sa vaisselle et des verres de son appartement dans une salve de hurlements qui lui font oublier que ses pieds sont en sang. Les réussites de papier glacé se muent en une vision de film espagnol des années 1980, Carmen Maura ou Victoria Abril en pleine crise, le visage liquéfié par les pleurs.
Comme dans le mélodrame du XIXe siècle, qui soulevait des émotions fortes en parlant aussi des personnes les plus défavorisées, on n’oubliera pas que dans cette tour d’ivoire ne vivent que des personnes survivantes. L’enfant désormais gâté par ses parents est séropositif de naissance, il a vu sa mère se suicider et son grand-père commettre un féminicide. La comédienne puissante a été sauvée d’un lynchage par l’ivrogne du village. La transphobie et le validisme quelque peu étouffés par la richesses de protagonistes sont prêts à resurgir à chaque signe de faiblesse.
Le livre n’est pas une autofiction sociale relatée par une autrice que les médias ont cherché à identifier parce qu’elle avait déjà incarné le rôle-titre d’un film qu’elle avait déjà écrit sur le même thème (Tesis sobre una domesticacion, Javier van de Couter, 2024). Pourtant, oui, Camila Sosa Villada est comédienne et se produit dans des comédies musicales et cabarets lorsqu’elle n’écrit pas des romans et elle est aussi photogénique que son héroïne. C’est son visage, mêlé à celui d’autres comédiennes en longues robes fendues et au maquillage extravagant que l’on se figure à chaque page. La musique intense des mélos semble résonner sans bruit à la fin de chaque chapitre.
En parlant de l’histoire de cette femme exceptionnelle, Camila Sosa Villada éclaire toutefois la condition des femmes trans dans une Argentine rongée par le néolibéralisme. La marchandisation des corps et des personnes était déjà présente depuis bien longtemps, la violence sociale est devenue une caricature tragique sous la présidence de Javier Milei, qui coupe dans la protection sociale à coups de tronçonneuse, au propre comme au figuré.
Il n’y a pas que des larmes et du sang, c’est tout le corps qui s’émeut à cette lecture. Disons-le sans détours, l’érotisme du roman est torride.
Dans Les Vilaines, Sosa Villada suivait l’épopée d’une maison de travailleuses sexuelles trans magiques qui avaient également adopté un enfant. Les femmes se transformaient en oiseaux en pleurant. D’une certaine façon on pourrait dire que ce dernier roman est plus banal, il nous plonge dans la joie et les pleurs d’un drame domestique dans lequel la seule petite différence est que les personnages trans, gais et lesbiens en sont les protagonistes. Les couples hétérosexuels ne sont présents qu’au second plan à travers les personnages de frères et beaux-frères plus ou moins malheureux dans la banalité sordide de leurs vies.
Histoire d’une domestication nous amène à penser, au cas où on en aurait douté, que les personnes gaies et trans vivent des amours passionnées, des jalousies et déchirements tragiques, mais aussi que la domination masculine n’épargne pas un couple queer en apparence. L’autrice ne se complaît pourtant jamais dans ce simple constat pessimiste.
Comme dans un mélodrame de Douglas Sirk, une femme puissante semble s’émanciper, prendre de la force et du pouvoir en se débattant dans les injustices de son temps. La violence sociale est transfigurée en body horror, le sang ne coule pas qu’un peu, comme les larmes, il se déverse à flots. Il n’y a pas que des larmes et du sang, c’est tout le corps qui s’émeut à cette lecture. Disons-le sans détours, l’érotisme du roman est torride. Malgré les pleurs et les malheurs, les personnages se consolent et se réconfortent dans une sexualité explosive.
Il n’est pas si fréquent de lire des scènes de sexe dégoulinantes de joie qui font se rencontrer des personnages aussi variés qu’un beau gosse de salle de sport, un vieillard alcoolique, une comédienne qui n’a plus d’érections à cause de ses hormones, un metteur en scène hétéro adepte d’anulingus. Tout se passe comme si au lieu que la sexualité soit le lieu du malaise et de la violence, elle est la seule joie qui ne s’éteint pas dans ce monde de cruauté dont rien n’est euphémisé.
Le désir d’enfant y surgit comme un autre problème sociologique, et une autre impasse de la féminité, entre amour maternel et carrière, entre séduction et dépendance. Il est en effet au cœur du combat de nombreuses personnes trans à travers le monde, que les législations privent, bien souvent de manière discriminatoire des droits les plus basiques à la parentalité qui sont la prérogative des personnes cisgenres. La comédienne, en raison de son statut social, et de son statut marital parfaitement domestiqué n’a pas de difficulté à adopter. Mais l’amour pour son enfant est contrarié par son désir d’émancipation et d’autonomie, comme il l’est pour toutes les femmes et en particulier pour les comédiennes des mélodrames.
On se rappelle avec émotion de l’éducation totalement ratée de la fille de la comédienne incarnée par Lana Turner dans The imitation of Life de Douglas Sirk. Dans le cas du roman de Camila Sosa Villada, le modèle semble servir à entrelacer tragédie personnelle et drame social. Le film de Douglas Sirk nous parlait du racisme frontal (avec une scène de lynchage de rue) et du racisme plus insidieux d’une fille noire qui passe pour blanche et a honte de son ascendance. Le roman de Camila Sosa Villada parle aussi de la honte d’un enfant à qui les camarades de classe montrent des images pornographiques de sa mère. L’enfant aime sa mère tout en ayant honte de sa sexualité et de sa réputation. La mère aime son enfant tout en ne réussissant pas à s’occuper de lui en s’extrayant d’un couple qui la détruit.
Ce que réussit à faire Sosa Villada c’est un roman sur une femme emprisonnée dans son foyer intense mais pas si spécial que cela, pas si nouveau que cela. Le topos des histoires trans est toujours de dire que c’est nouveau, alors que ce ne l’est pas toujours tant que cela, comme le désamorçait Kai Chen Thom, dans son essai semi-autobiographique, I Hope We Choose Love : « Le public est fasciné par les histoires de femmes trans, ou plutôt par ce qu’il imagine que nos histoires sont : glamour, scandaleuses, dérangeantes, tragiques. Cette narration se reproduit à l’infini en effaçant à la fois la banalité de nos vies réelles, et les traditions culturelles et historiques que les femmes trans héritent du passé[1]».
Le fait que la comédienne ait « un zizi », comme on l’explique en langage d’enfant à son fils, ne change pas l’étroitesse de sa capacité d’agir dans un monde sexiste et classiste. Elle se débat dans une condition féminine qui hérite d’une lignée de femmes trans hantées par les mortes qui l’ont précédée, dans la lignée spécifique des femmes travestis d’Amérique du Sud qui existaient déjà avant l’époque coloniale (Sosa Villada utilise le mot espagnol pour se référer à cette spécificité autochtone), mais elle s’inscrit aussi dans une lignée de femmes cisgenres : « Elle sait qu’elle n’est pas singulière. Combien de fois avait-elle vu au cinéma des femmes au foyer noyées dans l’amertume ? Madame Bovary, c’est moi, avait dit Flaubert. Et Mrs Dalloway ? Nous savons qu’elle n’est pas unique, que tandis que la domestication a lieu, dehors, il y a des milliers de femmes qui regardent leur vie de couple avec le même mécontentement (p. 105). »
Ce qui bouleverse le plus dans le récit qui se répète de la souffrance et de la mort des femmes, ce n’est pas sa nouveauté, mais sa capacité à se reproduire alors qu’on tente de l’arrêter au cri de Ni una menos (pas une de plus). En lien avec l’actualité la plus brûlante, Histoire d’une domestication fourmille de références littéraires très classiques.
Il s’ouvre avec la Voix humaine de Jean Cocteau. Ce monologue en un drame de l’écrivain homosexuel le plus célèbre de son temps est celui que la comédienne choisit de jouer, seule sur scène. Tous autour d’elle trouvent la pièce « démodée », en français dans le texte original. En effet, la Voix humaine est presque un exercice de style pour actrice, elle a été interprétée par Berthe Bovy en 1930 à la Comédie française, par Simone Signoret dans une pièce sonore devenue disque vynile, mais aussi par Anna Magnani une adaptation de Roberto Rosselini, par Carmen Maura qui en cite un passage dans la Loi du désir de Pedro Almodovar et par Tilda Swinton dans un court-métrage éponyme du même réalisateur.
De ces comédiennes au superlatif, Sosa Villa cherche une synthèse. Et les indications de Cocteau, citées en épigraphe, donnent plus que tout le ton banal et dramatique : « L’auteur recommande à l’actrice de n’y mettre aucune ironie de femme blessée, aucune aigreur. Le personnage est une victime médiocre, amoureuse d’un bout à l’autre ; elle n’essaye qu’une seule ruse : tendre une perche à l’homme pour qu’il avoue son mensonge, qu’il ne lui laisse pas ce souvenir mesquin. Il voudrait que l’actrice donnât l’impression de saigner, de perdre son sang, comme une bête qui boite, de terminer l’acte dans une chambre pleine de sang. » (Jean Cocteau, La Voix humaine).
Histoire d’une domestication, Camila Sosa Villada, Éditions Métailié, août 2024. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Acolba.