Littérature

Les achèvements de sa mère – sur Ann d’Angleterre de Julia Deck

Critique

En 2022, la mère de Julia Deck fait un AVC. La médecine la déclare condamnée. À partir de cet événement tragique, l’écrivaine raconte avec ironie sa lutte face à un hôpital public en faillite et mène une biographie de sa génitrice, née en Angleterre, à laquelle l’amour de la fiction la relie.

On voudrait bien vous faire rire en citant Julia Deck autant qu’on a ri en la lisant ; mais ces choses-là comme on sait sont compliquées : question de rythme, d’accumulation, détour d’une pensée, on était parti pour pleurer et tout d’un coup c’est tellement énorme qu’on est pris d’un fou rire, un craquage nerveux, sûrement.

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Par exemple, on voulait raconter comme c’est drôle, page 151 quand la narratrice (qui est aussi l’autrice en mode autofictif) cherche à faire cracher des noms d’Ehpad vivables à un assistant social. Ce n’est pas qu’elle veuille mettre sa mère à l’Ehpad, au contraire : c’est l’hôpital qui veut s’en débarrasser et la presse de trouver une place ailleurs. Le préposé pourrait donc y mettre un peu du sien, trouve la narratrice, ne pas lui filer que des adresses de mouroirs, surtout qu’une amie à elle a mis sa propre mère dans une espèce de « château » arboré – mais bon, la mère en question « est une star de la littérature jeunesse, pas la mienne ».

Deck a affublé ses personnages de patronymes cratylistes : il y a le Dr Egal, le Dr Astral, le Dr Ficace, le Pr Losange et le Pr Rossignol (on sent que ça s’améliore) et l’assistant social en question s’appelle M. Bonhomme. « Je lui explique que j’ai trouvé une bonne maison de retraite et lui demande de m’en conseiller d’autres au cas où le château dans le parc refuserait ma patiente. M. Bonhomme prétend d’abord que les goûts et les couleurs, c’est très subjectif. De la part d’un homme si affable, cela me paraît une réponse assez pusillanime. La définition du mot sordide ne varie pas tant que ça. »

C’est là qu’on a ri, avec cette dernière phrase punchline, que la narratrice n’a sûrement pas envoyé dans les gencives de M. Bonhomme, mais qu’elle a dû penser très fort. On ne sait pas pourquoi c’est drôle. À cause de la forme axiomatique ? Parce que Deck a d’abord inversé les rôles, objectivé sa folie d’accompagnante en écrivant « ma patiente » au lieu de « ma mère » ? Parce que la série « affable », « pusillanime », « sordide » sonne comme un chromatisme descendant terminé par un vilain couac ? Tout cela à la fois, sans doute.

On a ri avant et on rit après, jaune évidemment, à force d’intempéries s’abattant sur la psyché de la narratrice. Car avec Ann d’Angleterre, Julia Deck donne un bréviaire très complet des avanies et tortures qui attendent tout aidant d’un parent moribond pris au piège de l’hôpital. Si vous n’avez pas encore vécu cela, achetez ce livre, faites-en un guide de voyage aux enfers, il vous servira le moment venu. Et si vous avez déjà traversé le Styx avec votre parent sur les épaules, vous reconnaîtrez tout ce que Deck rapporte avec humour et angoisse, autodérision, amertume aussi : « Je nous imagine propulsées dans un film apocalyptique où une administration bananière prononcerait de beaux discours pendant qu’elle achèverait ses vieux dans des zones de non-droit. Ce n’est pas une hallucination, c’est une tactique. »

La mère de l’autrice, Ann, est anglaise, originaire de « Billingham, à quatre cents kilomètres au nord-est de Londres ». Mais elle s’est installée en France à l’âge de vingt ans et ne retournerait pour rien au monde en Grande-Bretagne. Un soir sa fille vient dîner et la trouve recroquevillée par terre, « sa bouche est souillée, ses jambes tressaillent (…). Elle a passé près de vingt-huit heures sur le carrelage de la salle de bains, sous le plafonnier aveuglant ». Rien ne laissait présager cette chute ni le pronostic médical : « Le cerveau va progressivement se noyer dans le sang, enfler à l’intérieur de la boîte crânienne jusqu’à provoquer la mort. C’est l’affaire de quelques heures, quelques jours au plus. »

L’autrice décrit les manœuvres dilatoires du corps médical, ses réponses vaguasses qui épuisent les aidants.

La vieille dame a quatre-vingt-quatre ans et le livre va déployer à la fois le récit de son séjour à l’hôpital « Brico-Ouest » et à celui de « la Charité-Arbitraire », aux urgences puis en gériatrie, mais aussi le film de sa vie : sa fille écrivaine s’aide de ses journaux de jeunesse, se rappelle, invente les détails d’une biographie dont la préservation devient urgente par la perte annoncée de sa titulaire. Les amis morts emportent des morceaux de votre vie ; des parents morts vous privent en outre de votre enfance, tout en vous laissant la prochaine place sur la liste de la faucheuse. Very unfair.

À l’hôpital, Ann n’intéresse personne, puisqu’on ne peut pas la guérir. Sa fille s’accroche quand même à un espoir, s’acharne pour qu’on tente quelque chose. Elle découvre l’absence de douche, de shampoing, les ongles pas taillés, les restes d’eau gélifiée collés au menton, elle découvre que « tous les quarts d’heure, le boîtier électronique au pied du matelas antiescarres émet une sonnerie stridente. C’est un dysfonctionnement. Une aide-soignante doit intervenir pour l’arrêter. Je demande qu’on change le boîtier. Le technicien est absent ou en congé ou sur Mars. Le boîtier continue de sonner tous les quarts d’heure ». Elle découvre que l’hôpital public est si bien privé de moyens qu’il en est réduit à l’inhumanité. « Je sens que je fatigue tout le monde avec mes questions. Les gens sont occupés. Enfermés dans un bocal, les internes consultent des ordinateurs, parlent au téléphone. Ils gèrent le flux. Seul le personnel de ménage se hasarde auprès des patients. »

Le désespoir s’enchaîne à la satire : l’autrice décrit à merveille les manœuvres dilatoires du corps médical, ses réponses vaguasses qui épuisent les aidants. Il y a une chance infime qu’Ann récupère, quand commence-t-on la rééducation ? « Bientôt ». Comment va-t-elle ? « Les constantes sont constantes ». Face à toutes les questions de vie et de mort, « elles parviennent à hocher la tête de manière parfaitement illisible, sans que le mouvement soit ni vertical, ni horizontal, ni même circulaire – sans doute un truc qu’on apprend à l’école de médecine ». Une colère froide illumine cette partie du texte, douche l’horreur sous un humour fait d’absurde et de sarcasme pince-sans-rire : « J’ignore combien le personnel soignant a de mères. Peut-être en a-t-il plusieurs. Peut-être en a-t-il un grand nombre, assez pour se permettre d’en sacrifier quelques-unes et que cette perte ne représente pas un drame, d’où sa nonchalance concernant la mienne. »

Pour obtenir un second avis médical, une intervention divine (c’est-à-dire une neurologue plus âgée, moins obsédée par la fluidification des stocks de mourants), il faut lutter pied à pied. Et avoir des connaissances : Julia Deck et sa mère seront sauvées par un médecin qui connaît quelqu’un qui a un lien de parenté avec quelqu’un qui connaît Ann… Mais pas tout à fait sauvées, car Julia se sent évidemment responsable : « Si j’étais restée un quart d’heure de plus au lieu d’aller à la médiathèque, elle vivrait encore dans son appartement. À combien nous y sommes-nous pris pour tuer la reine d’Angleterre – moi, mes cousines qui ne m’ont rien dit de son accident six mois plus tôt, le cardiologue qui lui a mal expliqué le problème dont elle souffrait », etc. Culpabilité qui s’ajoute à la difficulté d’accompagner la souffrance de quelqu’un qui est en partie votre opposant, qui peut-être vous a menti toute votre vie sur un point essentiel (on ne vous dira pas lequel).

Le problème plus profond qui hante Ann d’Angleterre, et qui explique le passage à l’autofiction d’une écrivaine jusque-là remarquée par son romanesque white cube (un peu comme la couverture des éditions de Minuit délaissée pour celle, plus beige, des éditions du Seuil), est ainsi celui de l’impossible vérité, que l’autrice note toujours par malice en capitales : « depuis quelque temps, je caresse l’idée d’un récit où je pourrais enfin dire LA VÉRITÉ. Comme si je savais ce qu’est la vérité. » C’est d’une part, on l’a dit, la vérité impossible des soignant·es sur la vie et la mort, sur ce qui est probable ou non à l’hôpital ultralibéral – « les goûts et les couleurs » comme dirait M. Bonhomme.

C’est comme si Ann était l’Histoire elle-même et Julia, rien du tout.

Et puis la vérité de l’origine, bien sûr. Quand on perd un parent, on perd un enfant, disait-on, celui que l’on a été : mais encore voudrait-on le perdre entier, dans sa « vérité ». Ann d’Angleterre est ainsi un formidable retour sur l’histoire de quatre générations de prolétaires du nord industriel de l’Angleterre, et de leur ascension sociale car, note Deck en chroniqueuse, « le grand-père Matthew impose à la maison une morale puritaine et rigoriste (…). Jamais on ne se mêle à l’autre partie de la classe ouvrière, celle qui boit, cause des troubles sur la voie publique, bat sa femme et ses enfants. Nous n’avons rien à voir avec ces gens ». On notera l’étrange « nous » pour une période que Julia Deck n’a pas connue (les années 1930) : style indirect libre – ou incarnation d’une filiation.

On pourrait y retrouver aussi un procédé récurrent de l’écriture de Deck, une sorte de communication romanesque inattendue entre personnes, lieux, temps, comme dans cette amusante description du premier émoi amoureux de sa mère en voyage de classe : « À la plage, Ann embrasse un certain Vincenzo Verdino. C’est l’extase. La classe revient aux anges. » Le bonheur est contagieux. Mais la juxtaposition peut-être plus ironique, comme dans cette analyse de l’état d’exception que constitue l’agonie d’un parent et la difficulté d’assumer son rôle social en parallèle : « Comment peut-on passer d’un monde à l’autre en un coup de métro. C’est trop faire semblant, ça déborde. Je suis désagréable avec tout le monde et je m’enfuis. Le lendemain dimanche, Emmanuel Macron est réélu. [1] »

Ann transforme sa vie de haute lutte : tandis que sa sœur aînée Betty enchaîne les compagnons violents ou malades, tandis que les mères veuves s’installent chez leurs filles génération après génération, Ann la bonne élève développe son amour de la littérature et des arts grâce à une série de bourses et un changement de pays : elle devient enseignante (vacataire) à l’université, traductrice, épouse un artiste (François Deck) et Julia naît. En racontant sa mère, la narratrice s’amuse à s’inclure dans le récit à la troisième personne, comme si elle était étrangère à elle-même, déclarant par exemple à propos de la jeune Julia dévorant des biscuits chocolatés : « Une narratrice omnisciente préciserait qu’elle les a engloutis sans plaisir. »

Le nœud de cette autobiographie de la mère par la fille tourne autour de la question de l’incompréhension, même si l’amour de la lecture les rassemble. Ann a eu une vie « diverse et aventureuse », sa fille Julia est à l’opposé : studieuse, solitaire, « souvent, le dimanche, elle n’a vu personne de la semaine ». Bientôt Julia sombre dans une dépression anxieuse et agoraphobe, que sa mère ne considère pas mieux qu’« une allergie ou un rhume ». C’est comme si Ann était l’Histoire elle-même (« elle a traversé la guerre, la Reconstruction, la Nouvelle Vague, la dolce vita, les swinging sixties, connu l’après-Mai-68, la délicieuse vulgarité des années 1980, la grisaille des années 1990 ») et Julia, rien du tout. Celle-ci persiste dans la troisième personne : « Julia s’éloigne dans l’espoir de réduire son ascendant. Ça ne change rien. Ses parents logent en elle comme deux géants qui l’empêchent d’accéder à la vie. » Puis elle connaîtra le succès comme écrivaine à 38 ans, sans quitter ses angoisses.

Peut-être faut-il alors que la mère perde les mots suite à son AVC pour que le lien se rétablisse, que la littérature vienne réparer ce qui était défait. La mère qui parlait trop fort chaque fois que sa fille faisait une lecture en librairie est atteinte d’aphasie et ne peut plus lire, ni tout comprendre. Quand elle est à l’Ehpad, Ann acquiesce au projet autobiographique de Julia, car elle parvient désormais à produire quelques phrases : « je lui ai dit que j’écrivais sur nous. J’ai demandé si elle avait une objection. Not at all, a-t-elle répondu, très intéressée, I think it’s a very good idea, Pas du tout, je pense que c’est une très bonne idée. » Ann Deck ne pourra hélas pas lire Ann d’Angleterre, mais nul doute qu’elle en aura envie. Quand sa fille lui montre, à la dernière page du récit, un volume de Dickens, sa mère lui répond en effet : « I shall have to read it again one of the days, Il faudra que je le relise un de ces jours. »

Julia Deck, Ann d’Angleterre, Seuil, août 2024.


[1] Ce genre d’humour par corrélation rappelle une séquence dans Elle (2016) de Paul Verhoeven : Huppert est dans la chambre de sa mère mourante, la télé grésille. Elle règle les chaînes et au moment où elle triomphe devant des images de guerre bien nettes (« Voilà, si on met BFMTV, ça marche ! »), le moniteur cardiaque sonne l’alarme et sa mère trépasse.

 

Éric Loret

Critique, Journaliste

Rayonnages

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Notes

[1] Ce genre d’humour par corrélation rappelle une séquence dans Elle (2016) de Paul Verhoeven : Huppert est dans la chambre de sa mère mourante, la télé grésille. Elle règle les chaînes et au moment où elle triomphe devant des images de guerre bien nettes (« Voilà, si on met BFMTV, ça marche ! »), le moniteur cardiaque sonne l’alarme et sa mère trépasse.