Fissions plastiques – sur « L’Âge atomique » au Musée d’Art Moderne
Le Musée d’Art Moderne de Paris présente actuellement une exposition nécessaire et courageuse : nécessaire, puisqu’à l’heure où les escalades successives dans différentes régions de la planète – aussi bien en Europe de l’Est qu’en Asie ou au Proche-Orient – paraissent s’enchaîner sans laisser entrevoir d’éclaircie durable, prendre le temps de penser l’entrée dans « l’âge atomique » par le biais de l’art n’est pas un luxe ; courageuse, puisqu’on imagine volontiers que proposer une telle exposition, pour les deux commissaires Maria Stavrinaki et Julia Garimorth, accompagnées de Kyveli Mavrokordopoulou, n’a pas dû être une partie de plaisir, tant du point de vue des enjeux pour les prêteurs éventuels que de l’institution même, tant le sujet est délicat.
L’exposition, avec ses manques, témoigne des difficultés actuelles à aborder ce sujet : on n’y verra rien sur la Corée du Nord, l’Ukraine ou l’Iran, peu sur la Russie – en raison notamment des impossibilités d’emprunts. Le choix des commissaires d’un parcours chronologique est sans doute le plus juste, même si la division en trois parties, consacrées respectivement à l’atome, la bombe et la nucléarisation du monde, s’avère créer d’importants déséquilibres. On signalera aussi la qualité de l’appareil didactique, avec des cartels détaillés accompagnant de très nombreuses œuvres, et également l’accent mis sur la documentation, parfois très dense mais toujours pertinente.
La première salle est une des plus passionnantes, évoquant la découverte fortuite de Henri Becquerel en 1896 – la radioactivité de l’uranium – par de la documentation scientifique et des œuvres choisies à dessein. Des tirages sur papier de formes irradiantes réalisés par le physicien au début du XXe siècle sont montrés non loin de la saisissante série de dessins à l’aquarelle intitulée L’Atome (1917) de la Suédoise Hilma af Klint, passionnée par cette possibilité nouvelle d’atteindre l’infini.
Un intérêt commun pour les récentes découvertes scientifiques de Becquerel, puis des Curie, engagent des artistes comme Marcel Duchamp ou Mikhail Larionov dans des voies plastiquement opposées : « l’inframince » conceptuel et intraduisible du premier et le « rayonnisme » pictural explosif du second. Contemporaine de ces expérimentations, la danseuse Loïe Fuller se rapproche du couple Curie dans l’espoir de se faire fabriquer des « ailes de papillon au radium » – dont on frissonne à l’idée qu’elles aient pu être confectionnées. Fuller renonce, mais, sur les conseils de Pierre Curie, crée la Danse ultraviolette et même la Danse du radium (1904). Au début du siècle dernier, l’atome n’est qu’un point de départ intellectuel, et les recherches des artistes se fondent alors sur un parallélisme entre leurs désirs d’art et l’énergie potentielle de la radioactivité.
Ce n’est véritablement qu’avec les attaques nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki que les artistes commencent à entrevoir autrement l’atome et ses terrifiantes possibilités. Et c’est là que se singularisent les approches : au Japon, les artistes surmontent parfois leur effroi pour dénoncer, alerter et agir. Face aux bouleversants dessins des hibakushas – survivant·es de l’attaque d’Hiroshima –, réalisés trente ans après l’explosion de la bombe « Little Boy », dont une quinzaine sont présentés ici, d’autres artistes japonais·es ont tâché de donner forme au désastre en s’abstrayant de toute frontalité pour préférer aborder l’histoire de biais. Pour évoquer la contamination, les poissons monstrueux dessinés avec minutie par Tatsuo Ikeda (Count 10 000, 1954) ne disent pas autre chose que le happening The Anatomic Explosion, New York (1968) de Yayoi Kusama, au cours duquel les corps des participant·es se recouvrent bien vite de ses célèbres pois comme autant de stigmates.
La défiguration n’est pas loin, les visages lentement se consument dans la pesante Atomic Head (1957) d’Isamu Noguchi, où seule une percée dans ce masque en fer pourrait laisser entrevoir un œil, ou dans la série à l’eau-forte des Thanatophanies (1955) d’On Kawara, figurant trente têtes humaines déformées par ce qu’on imagine être les effets ravageurs de la bombe. Les sculptures de Testumi Kudo, avec leurs fleurs artificielles poussant dans un sol clairement stérile et leurs couleurs fluorescentes plus inquiétantes que ludiques, viennent révéler un monde désolé dans lequel le corps humain est définitivement fragmenté, dégoulinant comme du fromage fondu.
Que les figures de la moniale, de la sorcière ou de la chamane aient pu être convoquées par nombre d’artistes liées à des groupes antinucléaires se comprend aisément : il y avait beaucoup à conjurer pour réparer ce qui avait été détruit.
Enfin, le travail du collectif Hi-Red Center dénonce plus frontalement le positionnement politique du Japon à travers la performance Shelter Plan (1964), dans laquelle l’ère nucléaire s’incarne dans l’objet paranoïaque par excellence qu’est l’abri antiatomique.
À l’inverse, pour les artistes occidentaux, cette nouvelle ère se manifeste d’abord par le spectacle distant de l’horreur de la bombe, que l’inlassable propagande étatique pronucléaire ne réussit pas à complètement convertir en divertissement. De nombreux documents témoignent de ces transformations cyniques de potentielles annihilations en attractions touristico-ludiques : élections de Miss Atomic Bomb ou de Miss Radiation, gâteaux en forme de champignon atomique, excursions sur les sites d’essais nucléaires, campagnes publicitaires touchant aussi les enfants, par exemple Our Friend the Atom (1957) de Walt Disney, etc.
Si du point de vue de la société civile, les réactions ne se font pas attendre, du côté des artistes, celles-ci sont plus contrastées. Si certain·es s’engagent très rapidement en faveur du désarmement nucléaire, tel Gustav Metzger au Royaume-Uni ou de nombreuses artistes dont les œuvres sont sans équivoque quant à leur épouvante face aux destructions – Nancy Spero, Yayoi Kusama, Bonita Ely, Hélène Aylon… –, d’autres sont plus ambigu·ës.
Loin de susciter uniquement la sidération ou l’effroi purs, l’explosion nucléaire a aussi été vue comme une métaphore – plus que douteuse – de l’énergie artistique. Les peintres italiens de l’autoproclamé arte nucleare écrivent dans leur manifeste de 1952 : « Les formes se désintègrent : les nouvelles forces de l’homme sont celles de l’univers atomique. […] La vérité ne nous appartient pas : elle est dans l’ATOME. La peinture nucléaire documente la recherche de cette vérité. » En 1958, Yves Klein fait parvenir une lettre à « Monsieur le Président de la conférence internationale de la détection des explosions atomiques » pour lui proposer de « peindre en bleu les bombes A et H » (et précise : « Nous n’emploierons que le bleu Klein qui m’a valu la célébrité que vous savez »).
La destruction imprègne les œuvres d’autres artistes moins bavard·es, souvent très peu colorées : les plastiques brûlés d’Alberto Burri, les achromes de Piero Manzoni, les incisions de Lucio Fontana… Le plus émouvant n’est pas toujours le plus spectaculaire, que l’on pense aux photographies de Robert Barry à la fin des années 1960, dont les légendes signalent la présence d’une infime dispersion radioactive, réalisées par l’artiste dans l’espace public, ou encore au très délicat dessin Arbre d’Hiroshima (1972) de Hessie, légèrement perforé sur du papier blanc.
L’angoisse de l’ère nucléaire passe à de très rares reprises par la figure, les artistes lui préférant généralement l’expressivité de la peinture gestuelle ; une des exceptions étant l’étonnant film L’homme qui a peur des bombes (1957) de Raoul Hausmann, où l’artiste septuagénaire manifeste par des postures et des mimiques sans équivoque sa terreur.
La fascination – parfois très peu digérée – qu’exerce alors la puissance atomique dans un monde où la catastrophe paraît peut-être trop lointaine pour beaucoup d’artistes occidentaux nous semble aujourd’hui décalée par rapport à notre ère post-Tchernobyl, post-Fukushima, et où l’« horloge de la fin du monde » n’a jamais été aussi proche de minuit. Le fait que beaucoup d’œuvres rattachent le champignon atomique à un motif potentiellement pourvoyeur de beauté et de sublime, à d’autres moments lié aux expériences de prise de drogues, peut sans doute faire un peu frémir. Fort heureusement, la contextualisation précise des œuvres dans l’exposition permet toujours de les rattacher à des conditions d’appréhension de la menace nucléaire très différentes des nôtres. Toutefois, on se prend parfois à chercher des œuvres qui ne se centrent pas uniquement sur la puissance de l’explosion, mais souhaitent aussi rendre compte des effets de la bombe sur les êtres vivants.
En cela, la dernière partie de l’exposition, dédiée à la nucléarisation du monde, offre peut-être le plus de subtilité dans les approches, notamment avec des artistes engagées dans l’activisme féminin antinucléaire, dont les œuvres sont explicitées dans le texte très documenté de Kyveli Mavrokordopoulou dans le catalogue d’exposition. Les photographies des actions dans l’espace public des artistes du collectif féministe californien Sisters of Survival (dans les années 1980), avec leurs voiles colorés de religieuses d’un nouveau monde, apparaissent sans doute comme une réponse possible à l’envoûtement plutôt pernicieux qui semblait avoir saisi bon nombre d’artistes de la génération précédente. Que les figures de la moniale, de la sorcière ou de la chamane aient pu être convoquées par nombre d’artistes liées à des groupes antinucléaires se comprend aisément : il y avait beaucoup à conjurer pour réparer ce qui avait été détruit.
En 1979, à la suite de la décision d’installer des missiles nucléaires dans différents lieux européens, des femmes créent à Greenham Common (Royaume-Uni) un Women’s Peace Camp : refusant l’individualisme, elles réalisent notamment un châle collectif, tissé comme une toile d’araignée. On ne doute pas une seule seconde que ces actions aient pu être moquées – à l’époque, et peut-être encore aujourd’hui – pour leur caractère kitsch ou dérisoire, mais, non loin d’elles, les toiles de Salvador Dalí ne brillent pas particulièrement par la pertinence de leur réflexion sur l’âge atomique. Les Sisters of Survival et les femmes du Women’s Peace Camp tâchaient, par l’art, de s’interroger collectivement sur l’ère d’inquiétude qui s’ouvrait, plutôt que d’écarquiller les yeux face aux capacités hypnotiques de la puissance de la bombe atomique.
En ce sens, la section dédiée au colonialisme nucléaire, et les réponses apportées par les principaux et principales concernés, s’avère aussi nécessaire que passionnante. On peut en revanche être un peu plus perplexe face à la fin de l’exposition, où trop peu d’œuvres évoquent le développement du nucléaire civil, avec ses catastrophes – Tchernobyl et Fukushima. Une intégration d’autres champs de la création – par exemple la bande dessinée ou le dessin de presse, notamment avec les étonnantes représentations du nucléaire dans le journal écologiste La Gueule ouverte – aurait pu montrer d’autres voies que celles, parfois lénifiantes, d’artistes trop grandiloquents. Mais la frustration de certaines impossibilités de prêts, donc de réflexion à partir des œuvres, réussit à être un peu arasée par la richesse du catalogue de l’exposition, où l’on peut notamment lire des textes traitant de la Russie soviétique des années 1960 (David Crowley) ou observer les premières représentations picturales de Tchernobyl (Ada Ackerman).
Il n’en reste pas moins que cette exposition, sur un sujet qui a sans doute moins frappé les imaginaires en France que dans d’autres pays, opère une relecture passionnante de nombre d’œuvres que l’histoire de l’art avait pu enfermer dans certaines cases, dans lesquelles l’âge atomique semblait avoir peu de place. Elle réussit aussi à réunir autour d’un sujet que l’on imagine délicat à traiter pour une institution publique des émotions contraires, de la répulsion la plus ferme à la fascination pure, en passant par un éventail large de réactions : peur, indignation, engagement, contemplation… Mais de passivité, il n’est ici aucunement question : toutes les œuvres présentées dans l’exposition, et même celles qui nous piquent les yeux, offrent des questionnements dispersés plus qu’elles n’apportent de réponses. En ces temps plutôt assertifs quant à l’écriture du passé, cette humilité paraît plus que bienvenue.
« L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire », Musée d’Art Moderne (Paris), jusqu’au 9 février 2025.