Mauvais genre et jour de gloire – sur Howard Phillips Lovecraft
Autrefois marginalisé, le mauvais genre a désormais pignon sur rue. Très exactement au 5 rue Gaston-Gallimard, puisqu’en cet automne paraissent, dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, vingt-neuf histoires signées H. P. Lovecraft, sous la direction éditoriale de Philippe Jaworski, flanqué d’une petite troupe de collaborateurs talentueux. Providentielle concordance des temps ? Alignement des (lointaines) planètes ? Toujours est-il qu’on assiste à un tir groupé : sort au même moment un luxueux numéro spécial de la revue Métal Hurlant (« H. P. Lovecraft : murmures et chuchotements »), tandis que se profile à l’horizon un bel ouvrage illustré par le concept artist François Baranger.
Les plus âgés d’entre nous se souviennent peut-être de la campagne au cours de laquelle la formule « l’enfer sur papier bible » s’affichait urbi et orbi, en quelque sorte. C’était en novembre 1990, et l’indignité sadienne s’apprêtait à être élevée à la dignité gallimardienne. Certes, la révolution Sade, la vraie, n’avait pas attendu ce moment de célébration chic et choc, mais force est de constater, trente-quatre ans plus tard, que l’expertise de Michel Delon, habile maître d’œuvre du Pléiade en question, a porté ses fruits : le « divin marquis » s’est fait une place au soleil sans perdre un pouce de sa glaçante part d’ombre.
Dans son « divin » sillage, ont suivi le Frankenstein et autres romans gothiques (2014), puis le Dracula et autres écrits vampiriques (2019), tous deux pilotés par Alain Morvan. Avec la parution du Lovecraft, se confirme le choix assumé du noir, et de son aventureuse cohérence. L’horrifique, le satanique, voire le putride ou le gélatineux ont désormais droit de cité au sein de l’institution dont ils concourent, à leur manière, à miner de l’intérieur les augustes soubassements. Du reste, ce n’est pas trahir un secret de la « maison » que de signaler qu’à la tombée de la nuit, les visiteurs quittant le pavillon où travaillent les équipes de la Pléiade empruntent un tunnel vaguement gothique avant de réapparaître à l’air libre, et ce, en toute discrétion.
Afin d’exhiber le dessous des choses cachées depuis la fondation du monde, Lovecraft aimait s’adosser lui-même à un socle vénérable – le XVIIIe siècle anglais, la Nouvelle-Angleterre, son architecture, sa haute généalogie, sa prétendue respectabilité… – qu’il subvertissait très littéralement, jusqu’à obtenir que « l’ancienne marche coloniale » devienne « frontière de l’occulte », comme l’écrit superbement Laurent Folliot. Remontent alors des profondeurs, de la terre comme de la mer, toutes sortes de choses massivement mutantes et voraces, attendant l’heure de fondre sur leur proie et de jeter un éclairage sans fard sur le revers de la médaille. La leçon vaut pour les temps qui sont les nôtres. Hier « loser » et « reclus » de Providence, Lovecraft a aujourd’hui raflé la mise et fait sien le don d’ubiquité. Ayant tout colonisé, annexé, vampirisé, H. P. Lovecraft règne en maître sur la culture mainstream devenue pop. Vidéos, jeux de rôle, romans, films, séries : peu importe le flacon, l’ivresse de ses fans est planétaire.
Le destin de la littérature de genre serait-il donc de troquer sans vergogne la périphérie pour le centre ? « Pas d’erreur, c’est “Mauvais Genres” » : la formule rituelle par laquelle le producteur et écrivain François Angelier ouvre son émission de radio consacrée à l’actualité du gore, du polar et autres « petites boutiques des horreurs » dit bien ce qu’elle veut dire. À savoir deux choses complémentaires. La première, c’est la conviction que, oui, trois fois oui, les genres présentés hier comme « mauvais » sont le « bon cheval » sur lequel miser aujourd’hui et demain. Parlera-t-on de récupération par les « Institutionnels », procédé des plus classiques, ou de revanche prise par les clandestins et autres pirates, mettant en demeure les premiers de surfer sur leur vague, sauf à sombrer corps et biens ? La question est d’importance, et la suite devrait apporter quelques éléments de réponse.
Aux lecteurs, on promettra sans craindre d’être démenti des nuits peuplées de cauchemars plus atroces les uns que les autres, tant on s’enfièvre la cervelle à le lire sans modération.
Quant à la seconde, elle implique que la matière du « noir » ne souffre pas l’imprécision. « Si rien avait une forme, ce serait cela » : la remarque échappée à Victor Hugo, après une visite à l’Observatoire où il avait regardé dans le télescope d’Arago le promontoire du songe, sur la Lune, le confirmerait sans mal. Il poursuivait d’ailleurs ainsi : « Toute la quantité de contour et de relief qui peut s’ébaucher dans de la nuit ! L’effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là. » Lui-même passionné d’astronomie dès sa jeunesse, Lovecraft aurait applaudi des deux mains ce parti pris de relief et d’exactitude. À son extravagance première, à son goût immodéré pour la surenchère, notamment adjectivale, aura ainsi succédé, la maturité venue, une imagination désormais éprise d’une rigueur quasi géométrique et d’un réalisme volontiers hallucinatoire dans le tranchant de ses détails.
Une fois établi que « la peur [qui] rôde » dans les parages immédiats de la rue Gaston-Gallimard, reste à savoir, et c’est l’essentiel, ce que la présente édition apporte de neuf sur un marché où l’auteur du cultissime « Appel de Cthulhu » n’a tout de même pas attendu la Pléiade pour faire son trou. Retient ici toute l’attention ce qui, chez Lovecraft, concerne au premier chef son craft – comprenons sa puissance de création et de fabrication, son ars poetica, d’un mot. Laurent Folliot consacre la passionnante introduction du Pléiade à l’étude, sous tous les angles, de la poétique et l’esthétique lovecraftiennes. N’a plus de secret pour lui ce qui les caractérise comme puissance d’assimilation de la veine d’abord gothique, puis fantastique, et enfin science-fictionnelle, avant qu’elles ne transcendent ces catégories par trop étroites pour s’ouvrir sur ce qui est présenté comme sa marque de fabrique la plus personnelle, à savoir son « cosmicisme » radical.
À ceci, s’ajoute la fascination exercée par les dispositifs narratifs mis au point par le natif de Providence qui font que, dès l’entame de l’histoire, on se trouve happé, dans l’incapacité de se défaire d’une emprise vécue comme fatale. Aux lecteurs, on promettra sans craindre d’être démenti des nuits peuplées de cauchemars plus atroces les uns que les autres, tant on s’enfièvre la cervelle à le lire sans modération. On a relevé quelques-uns de ces incipits perversement addictifs : « La vie est une chose hideuse » (« Faits concernant Feu Arthur Jermyn et sa famille ») ; « Même les horreurs les plus abominables ne sont pas exemptes d’ironie » (« La Maison maudite ») ; « Les enquêteurs prudents hésiteront à contester la croyance commune selon laquelle Robert Blake fut tué par un éclair, ou par un terrible choc nerveux dû à une décharge électrique » (« Ce qui vit dans la nuit »).
En même temps qu’elles se trouvent pointées, les influences – Coleridge, Poe (omniprésent), Lord Dunsany, Arthur Machen, Algernon Blackwood, Jules Verne… – se dépassent d’elles-mêmes. La grande littérature (Irving, Melville, Stevenson, d’autres encore) pointe le bout de son nez en plus d’une occasion. Bref, Lovecraft n’aura eu de cesse de s’échapper de la geôle des Weird Tales et autres pulp fictions de bas étage pour viser plus haut, plus sublime.
Le choix opéré par Jaworski, ensuite, de publier les vingt-neuf récits par ordre chronologique, non de parution mais de composition (de 1917 à 1935), est décisif. Dégagés de toute entrave, plus ou moins artificielle, les récits, brefs ou longs, coulent de source, en dessinant leur propre ligne de pente, et non plus celle imposée de l’extérieur par des éditeurs soucieux d’imposer leur propre emprise sur la production lovecraftienne. C’est désormais loin des soi-disant « cycle(s) » que l’œuvre est ressaisie au plus près de sa respiration, de ses nombreux flux et reflux.
Comme c’est souvent le cas avec des traductions inédites, de nouveaux titres apparaissent, au risque (calculé) de déstabiliser les habitudes en place : « L’Abomination de Dunwich » devient « L’Horreur de Dunwich », « Dans les montagnes du délire » sont, de fait, plus explicites que les anciennes « Montagnes hallucinées », « L’ombre qui planait sur Innsmouth » est plus atmosphérique, donc plus imprégné d’un sentiment géographique, que le simple (?) « Cauchemar d’Innsmouth », tandis que « La couleur tombée du ciel » est avantageusement remplacée par une couleur « d’outre-ciel ». Il faudrait également saluer la façon dont le parler vernaculaire, patoisant de certains locuteurs est rendu ici dans une langue authentiquement populaire.
Dernier élément de poétique générale : la fréquence avec laquelle les mots, le verbe, les phrases sont renvoyés à leur impuissance constitutive. Un seul exemple, mais il est parlant : « La Chose ne peut être décrite – il n’est point de langage pour de tels abysses d’insanité hurlante et immémoriale, de si ectoplastiques contradictions de la matière, de ses lois et de l’ordre cosmique (« L’Appel de Cthulhu »). »
Comment s’accommoder de l’impossibilité qu’il y aurait à nommer… l’Innommable ? L’esthétique fantastique repose sur cette (fausse) impasse. Sauf, en effet, à se tourner du côté de l’image, les écrivains sont condamnés à faire avec. Et Lovecraft fait merveille dans son genre, mix de surcharge « asiatique » et d’impossibles défis à relever, entre noms propres à coucher dehors et tout aussi obscurs hiéroglyphes à déchiffrer. Il se veut poète outrepassant ses droits : outre-temps, outre-tombe, outre-ciel, outre-cosmos, etc. Il n’est pas de barrière, rocheuse comme linguistique, qu’il ne veuille franchir, pas de limite dont il ne veuille s’affranchir.
Quand les mots manquent vraiment, on peut toujours se tourner vers les illustrateurs. Ceux réunis sous la couverture de Métal Hurlant adaptent librement et diversement Lovecraft. Avec humour et esprit potache pour certains (Mathieu Sapin, Pixel Vengeur), avec davantage de sombre dévotion pour d’autres (Jorg De Vos). Mais tous de s’en donner à cœur joie pour projeter sur la page ce que les mots de l’écrivain laissent imaginer en termes de couleurs et de formes gaillardement tératomorphes et métamorphiques. De son côté, François Baranger précise qu’en illustrant les planches et les cases de son Ombre sur Innsmouth tout juste paru, il avait une vision plutôt cinématographique de Lovecraft et qu’il l’adapte « comme si le Ridley Scott de l’époque d’Alien en faisait un film, par exemple ».
Dans le même numéro, le journaliste et écrivain Marc Obregon signe une « Tribune hurlante » où il s’efforce de rendre compte de la « stupéfiante solubilité » de Lovecraft dans l’univers moderne. Sa vision du monde, soucieuse de balayer d’un revers de plume la « suprématie gothique » et son néochristianisme de pacotille au profit d’un « horizontalisme » dénué de causalités et de transcendance, se glisse d’autant plus aisément dans les habits spectaculairement postmodernes qui sont les nôtres. Pour le dire autrement, Lovecraft est tout sauf un « antimoderne » fin-de-siècle, ce que s’applique du reste à démontrer chacun des contributeurs du Pléiade.
Dans les années soixante-dix, on avait tendance à affirmer, un brin péremptoirement, que tout était politique. Surtout les délires, avait deviné pour sa part Lovecraft. Écoutons l’un de ses grands délirants, en l’espèce le vieux poivrot Allen Zadok, natif de la petite ville côtière d’Innsmouth : il éructe, transpire, vomit la politique. Une politique rance, nauséabonde, hystériquement xénophobe. Et tous d’y passer : Cannibales des Mers du Sud, Polonais, Portugais, Italiens, Indiens, Canaques, Nègres, « d’où y viennent » (sic).
Chez Lovecraft, les préjugés de race abondent, tout comme les fantasmes de dégénérescence raciale et biologique. Le sang étranger dans les veines, qu’il soit de « poisson » ou de métèque, répand sa toxicité dans le corps social. C’est au demeurant le propre de la « paralittérature » que de véhiculer des angoisses qui, pour être d’une indignité sans nom, sont de tous les temps. Éco-anxiété, collapsologie, phobie de l’Envahisseur, crainte de la submersion migratoire… Lovecraft avait (déjà) tous ces articles en magasin. Au point d’être traité de raciste et d’antisémite, voire de complotiste, à titre non plus fictionnel mais personnel ?
À cette question qui fâche à juste titre, les contributeurs du Pléiade répondent avec un sens affirmé de la nuance, sans toutefois éluder la question. Soucieux de recontextualiser le phénomène, ils rivalisent d’ingéniosité, tantôt pour rabattre le préjugé sur l’Amérique (et sur l’américanité de Lovecraft par la même occasion), tantôt pour rappeler l’universalité de telles hantises et la puissance d’ébranlement qu’auront constitué, pour l’identité et la raison humaine, les rudes coups portés par Darwin, Freud et Einstein.
Notons que Dracula, le roman de Bram Stoker, qui a pas mal de choses en commun avec la configuration de certains récits lovecraftiens, voit lui aussi sa cote remonter à la Bourse des valeurs littéraires, alors qu’il est construit autour de la même haine de l’étranger, en l’occurrence le « suceur de sang » accouru depuis les confins de l’Europe centrale. Comme quoi le trash d’hier ne l’est plus tout à fait. Ainsi que le confie du reste l’un des personnages de « Dans les montagnes du délire », de toutes parts « ça suce la vie ».
La nausée sartrienne éprouvée devant les racines d’un marronnier (« Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité ») n’est pas le délire lovecraftien. Épouvanté par la perspective d’un monde qui va « affreusement de travers », c’est en matérialiste pas totalement désenchanté qu’il voyait la chose « sur le seuil » : « mucus noir encore luisant, aux reflets irisé », bave gluante suintant des tentacules d’un méga-poulpe, « immensité verte et gélatineuse » à la très surréaliste « beauté convulsive ». Nourries de géologie, de paléontologie et d’anthropologie, de telles spéculations, vieilles d’un « milliard d’années », nous prennent à la gorge. Veillons à ce que, à l’instar des Shoggoths saisis de folie furieuse, elles ne nous arrachent pas la tête ! L’automne sera lovecraftien ou ne sera pas.
Métal Hurlant, n° 12 (« H. P. Lovecraft : murmures et chuchotements »), août 2024.
Howard Phillips Lovecraft, Récits, édité et traduit de l’anglais (États-Unis) sous la direction de Philippe Jaworski, Gallimard, coll. « La Bibliothèque de la Pléiade », octobre 2024.
Howard Phillips Lovecraft, L’Ombre sur Innsmouth, illustré par François Baranger, Bragelonne, coll. « Lovecraft », octobre 2024.