Kafka punk – sur Dix versions de Kafka de Maïa Hruska
On a tant écrit sur Kafka. Tant commenté sa vie, son œuvre ; tant commenté les commentaires, tant critiqué, polémiqué, que la masse même des études kafkaïennes a repoussé Kafka loin de nous, sous des cieux où son œuvre n’est plus tout à faire sûre, un phénomène furtif sur lequel on accumule des conjectures fumeuses et des témoignages opposés, et que l’idée vous vient de fonder une science nouvelle capable de rendre compte d’une telle virtualisation des œuvres littéraires.
« Pour manquer fondamentalement les écrits de Kafka, on peut suivre deux voies, écrivait Walter Benjamin. L’une est l’interprétation naturelle, l’autre est l’interprétation surnaturelle ». Après un siècle d’exégèses, ces deux voies n’en font qu’une, l’interprétation totalisante.
L’œuvre de Kafka, brève et mate comme un silex, est aujourd’hui recouverte par le lichen de la kafkologie. « Kafka sera bientôt écrasé sous le fardeau des commentaires, et commentaires de commentaires, écrivait en 1953 Alexandre Vialatte son premier traducteur en français. On finirait par croire que Kafka est le nom savant d’une lèpre spéciale ou d’une religion compliquée (…) Kafka est d’abord un artiste. Et c’est l’artiste en lui dont on parle le moins. On l’étouffe au profit d’un penseur ténébreux. »
En employant ce mot « manquer » Walter Benjamin n’invitait pas seulement la critique à tourner le dos à l’interprétation, il lui confiait une tâche problématique : trouver Kafka. Mais où le chercher ? Dans son œuvre bien sûr. Mais quelle partie de son œuvre ? Dans les lettres privées ? Le Journal ? Les nouvelles qu’il a choisi de publier ? Les grands romans inachevés ?
« Quand on observe, écrivait Blanchot dès 1943, le désordre dans lequel nous est livrée cette œuvre, ce qu’on nous en fait connaître, ce qu’on en dissimule, la lumière partiale qu’on jette sur tel ou tel fragment, l’éparpillement de textes eux-mêmes déjà inachevés et qu’on divise toujours plus, qu’on réduit en poussières, comme s’il s’agissait de reliques dont la vertu serait indivisible, quand on voit cette œuvre plutôt silencieuse envahie par le bavardage des commentaires, ces livres impubliables devenus la matière de publications infinies, cette création intemporelle changée en glose de l’histoire, on en vient à se demander si Kafka lui-même avait prévu un pareil désastre dans un pareil triomphe. »
Kundera a montré comment la publication en français des œuvres complètes de Kafka, en regroupant par ordre chronologique tous les récits de Kafka, qu’ils soient achevés ou non, publiés du vivant de Kafka ou non, voués par Kafka à la destruction ou non, avait eu pour effet paradoxal de faire disparaître les quelques livres dont Kafka avait souhaité et organisé la publication sous l’avalanche mondiale de ses écrits inédits. Cette opération a un nom l’ « offuscation » qui consiste à faire disparaître une œuvre sans l’occulter mais au contraire en la noyant dans une masse d’informations. Ainsi Kafka fut offusqué partout dans le monde, après avoir été censuré par les soviétiques et leurs épigones de Prague.
Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? se demande Gisèle Sapiro dans son dernier livre (Seuil, 2024) qui renouvelle les récits coutumiers de la fabrication des notoriétés littéraires. À partir d’archives, d’entretiens, d’observations et d’analyses quantitatives, Sapiro analyse les conditions d’accès à la consécration littéraire par-delà les frontières nationales. Dans le prolongement de « La République Mondiale des lettres » de la regrettée Pascale Casanova, elle dévoile les coulisses du champ littéraire où se fabrique « la gloire internationale », ses acteurs et ses traducteurs, les facteurs qui la favorisent ou l’entravent, ses mécanismes de sélection et ses lieux de consécration (foires internationales, prix Nobel etc)…
L’essayiste franco-tchèque Maïa Hruska lui fait écho dans son essai Dix versions de Kafka. L’autrice qui travaille au sein de l’agence Wylie à Londres n’ignore sans doute rien du processus de consécration que Gisèle Sapiro étudie dans son livre mais elle a choisi d’en retracer les formes par des voies littéraires plutôt que sociologiques en racontant l’histoire des dix premiers traducteurs qui ont propulsé sur la scène mondiale un auteur dont la réputation se limitait au moment de sa mort à quelques cercles littéraires de Prague.
C’est « la biographie d’une œuvre » et non pas celle d’un auteur
« Nous nous trompons de centenaire, écrit Maïa Hruska dès les premières lignes de son livre. L’évènement capital n’est pas le décès de Kafka survenu dans une quasi-indifférence il y a tout juste un siècle. Il consiste en ce que, dès le lendemain de sa disparition, dix écrivains se sont crus investis d’une mission : le traduire. Les œuvres de Kafka prirent alors leur envol hors de lui, c’est-à-dire hors de la langue et de la chambre où il les avait conçues. L’année 2024 ne marque pas le centenaire d’une mort, mais celui d’une naissance. » La naissance d’un écrivain-monde.
L’essai de Maïa Hruska tourne le dos à l’approche biographique, elle se détourne de la vie de Kafka, de sa personnalité ombrageuse tant de fois scrutée, pour s’intéresser à la seconde vie de son œuvre celle qui après sa mort va se prolonger grâce à ses premiers traducteurs.
« C’est par les mots de Vialatte que Kafka avait pris corps en France. Vialatte lui avait insufflé sa voix, c’est-à-dire une existence. Cela n’empêcha pas cette créature de lui échapper. Chacun voyait Kafka à sa porte : On me l’a changé. Je croyais lancer un des princes de l’humour. Je retrouve un roi des ténèbres. Seule lui importait l’œuvre qu’il avait sous les yeux, à mille lieues de Prague, du judaïsme, de la domination paternelle, des fiancés et de la vie de bureau. Vialatte lisait Kafka sans tenir compte de son biotope. Il lui faisait voir du pays. Vialatte extirpait Kafka hors de son petit monde pour le faire accéder à une certaine forme d’universalité. En l’allégeant de sa biographie, il donnait à voir l’humour tapi dans son œuvre. »
Le Kafka de Maïa Hruska, ce n’est pas l’auteur béatifié, héroïsé, figé dans le formol de ses exégètes, c’est « une construction en papier broché » comme elle le dit joliment de Borges, un autre membre de la bande des dix qui va faire de Kafka un écrivain latino-américain inspirateur du réalisme magique. Loin de chercher à percer à jour l’énigme totalisante de son moi, elle explore la prolifération des récits dispersés de ses traducteurs qui sont autant de rencontres sur les chemins de l’exil, des histoires d’empathie, d’affinités, et même d’amour (Milena).
C’est « la biographie d’une œuvre » et non pas celle d’un auteur, pour reprendre l’expression de Kundera qui qualifie ainsi la publication de son œuvre dans la Pléiade. Kundera est omniprésent dans le livre de Hruska à la façon d’un mètre étalon auquel elle revient sans cesse, un compas aussi qui lui permet de tracer les cercles concentriques de la diffusion mondiale des œuvres de Kafka. Maïa Hruska traite les traductions de l’œuvre kafkaïenne comme autant de versions successives, inachevées, d’un monde en construction.
Elle se penche sur eux comme sur des plans d’urbaniste, un crayon à la main, cartographiant le continent d’un Kafka-monde dont les coordonnées géographiques s’appelleraient Eugène Jolas, Alexandre Vialatte, Paul Celan, Bruno Schulz, Primo Levi, Jorge Luis Borges, Milena Jesenská, les dix premiers traducteurs de son œuvre qui en ont dispersé les traces aux quatre vents tout au long du vingtième siècle.
Une cosmogonie littéraire aux contours flous et mobiles, des affinités électives entre des auteurs, des langues et des univers littéraires étrangers les uns aux autres, soumis à des rapports d’attraction (et de répulsion parfois comme ce fut le cas pour Primo Levi) qui échappent aux disciplines et à la logique des influences littéraires. La métaphore des chemins prend ici tout son sens tant l’aventure des traductions de Kafka telle que la restitue Maïa Hruska apparaît accidentée, fortuite comme des rencontres de hasard, soumise aux aléas de l’exil, aux vicissitudes de l’édition en temps de guerre. Un miracle que cette œuvre ait traversé le siècle sans se disloquer dans un tel charivari !
Hruska s’avance sur des chemins accidentés dont on peut s’étonner que personne n’ait songé avant elle à les emprunter. Elle les suit et les retrace à la façon d’une exploratrice, à l’intuition hors pair, une chasseuse de mythes littéraires avec arc et carquois au dos mais aussi avec les infinies précautions d’une entomologiste ou d’une restauratrice de tableaux qui se souviendrait du conseil de Flaubert qu’elle cite à propos : « Il ne faut pas toucher aux idoles car la dorure reste aux doigts ».
Ces primo-traducteurs qui sont eux-mêmes des auteurs dont les traductions furent publiées chez leurs éditeurs, Hruska les interroge l’un après l’autre, en dix chapitres, comme autant de témoins privilégiés d’une rencontre mémorable qui a changé leur vie comme elle semble avoir changé la sienne. Elle leur demande de dessiner les contours d’une œuvre inouïe, inactuelle, en devenir, ses métamorphoses en cours, le profil de ses personnages inaccomplis, arpenteurs sans territoires, artistes sans sol, champions de jeune.
Elle analyse les affinités qui les ont attirés auprès de Kafka, leur recherche commune et souvent désespérée d’un lieu symbolique perdu, une patrie imaginaire, celle des déplacés qui ont envahi la planète. « Les traducteurs avaient ceci de commun avec les personnages de Kafka d’avoir un jour était arraché à l’espace qui nourrissait le rapport à leur langue et à autrui. Je crois avoir senti l’écho de cette perte dans leurs œuvres respectives de la même façon que les traducteurs de Kafka avaient perçu dans ses pages une résonance avec eux-mêmes. »
Ils vont sortir Kafka de l’ombre en se servant chacun de ce que Hruska appelle leur « pokoï » : leur silence et leur nuit, leur chambre à soi. Le corpus de ses dix premières traductions se donne à lire ainsi comme une sorte d’ « hyperpokoï » si on peut dire, une vaste structure de pokoï emboîtés les uns dans les autres.
Témoin de cet emboîtement linguistique et culturel, la langue yiddish assurait selon Kafka l’authentique cohésion des onze millions de locuteurs d’un bout à l’autre de l’Europe. « Cette langue l’avait hypnotisé dès leur première rencontre, elle lui semblait nourrir le mouvement, la respiration et l’endurance de tout un monde, par-delà ces dispersions ». Langue des juifs de la zone de résidence, elle était le produit d’une résistance à l’effacement, le signe d’une commune appartenance, un signe d’identité et de ralliement.
Dans le milieu des juifs de Prague à laquelle Kafka appartenait, cette langue inspirait le mépris… Était-ce bien une langue d’ailleurs ? Plutôt un patois parlé par les juifs miséreux de l’est, dépourvu de grammaire et de dictionnaire officiel, opposé en tous points à cet Allemand de chancellerie alors en vigueur à Prague. « Il y avait quelque chose de punk à s’éloigner aussi sciemment de la bourgeoisie bien peignée d’un Stefan Zweig », commente avec humour Maïa Hruska qui souligne à quel point les nouvelles fréquentations de Kafka fils n’enchantaient nullement Kafka père.
Un « Kafka punk » il fallait oser ! C’est l’une des dix versions du Kafka de Maïa Hruska, un antidote à « l’ombre castratrice du Saint Garta » de Max Brod dont Kundera se moquait dans Les testaments trahis. « Quels besoins son fils avait-il de fréquenter ces types mal fagotés ? Mais l’incompréhension était profonde : on se casse le dos à leur offrir une vie confortable, et ils osent nous bassiner avec un shtetl disparu et une langue abâtardie. Sales gosses. »
Traduire Kafka en yiddish prenait le sens d’un retour à la maison car le yiddish s’opposait à une double disparition : celle de la langue et celle du monde qu’il abritait. Le parcours de son traducteur, le poète Melech Ravitch, était aussi « zébré » écrit Hurska que la langue elle-même. Né en Galicie autrichienne en 1893, il déménagea près de trente fois entre Vienne, Varsovie, Johannesburg, New York, Jérusalem, et enfin Montréal ou, dans les années soixante, il traduisit Le Procès comme son ultime voyage en Kafkanie.
Parmi les chemins détournés qu’empruntent les traducteurs de Kafka, celui d’Eugène Jolas ne lasse pas d’intriguer. Écrivain, traducteur et critique littéraire américain né le 26 octobre 1894 dans le New Jersey, ce passeur de langue traduisit en anglais les premières nouvelles de Kafka dans une bâtisse sans eau ni électricité située dans un village perdu qui acquit plus tard une notoriété qui ne devait rien à l’auteur du Procès : Colombey-les-Deux-Églises !
À la Boisserie avant même que la famille De Gaulle n’en prenne possession, Eugène Jolas avait fondé une revue nommée transition qui servit de passerelle vers les États-Unis aux œuvres qu’il traduisait, un parcours qui n’avait rien de rectiligne. Éditée à Colombey, la revue était ensuite imprimée, vendue et diffusée outre-Atlantique par la librairie Shakespeare and co ouverte dix ans auparavant au carrefour Odéon par l’américaine Sylvia Beach.
Les chemins qu’empruntent les traductions de Kafka dessinent un carrefour de lignes de vie, une suite d’allers-retours symboliques, un piétinement de signes.
Infatigable activiste littéraire que cet Eugène Jolas « Le jour, il consacrait ses reportages aux diasporas de son époque : allemands aux États-Unis, surréalistes français à New York, européens de l’est à Londres. La nuit avec une manie d’encyclopédiste, il cataloguait, éditait et traduisait des écrivains qui pratiquaient tous, selon lui, une même “langue de nuit”. »
Jolas publia sa première traduction de Kafka Le verdict dans le deuxième numéro de la revue en février 1928 aux côtés de textes de Joyce, de Picasso et de Lautréamont. Mais il fallut attendre la parution en anglais du Procès au début des années trente pour que le nom de Kafka accoste à Manhattan. Les œuvres de Kafka, rappelle Maïa Hruska, revinrent en Amérique quinze ans plus tard presque clandestinement dans les valises des philosophes juifs allemands rescapés du nazisme, Günther Anders, Adorno et Horkheimer. « Kafka semblait donner du sens aux multiples métamorphoses qu’ils subissaient eux-mêmes pendant leur exil. »
Autre compagnon de voyage de Kafka mais immobile celui-là, confiné dans ses rêves et ses visions était Bruno Schulz, son traducteur en polonais, qui mourut assassiné par les nazis en 1942.
Entre eux deux, il y avait beaucoup plus qu’une simple affinité, une parenté d’imaginaire. « Schulz portait une attention “métamorphosante” à ce qui l’entourait, souligne l’essayiste et particulièrement à son père, Jacob, qu’il se plaisait à muer en scorpion, en cafard, en condor ou en marionnettes pour les besoins de ses récits. Tandis que Kafka dépeignait son père en ogre écrasant, Schulz décrivait le sien, dans Les boutiques de cannelle, comme un monsieur recroquevillé mais hypersensible au monde invisible des recoins obscurs, des trous de souris, des vides sous les parquets vermoulus et des conduits de cheminée. Il ressemblait au trapéziste imaginé par Kafka : « un homme doublement accroché à sa langue et à son village comme à deux barres de trapèze. Il s’élançait depuis l’une et se rattrapait à l’autre… » »
À l’instar de Kafka prisonnier de Prague (« La petite mère a des griffes »), Schulz restait accroché à son village comme à un chapiteau ambulant. « Peu lui importait que le sol sous lui fut autrichien, polonais, russe ou ukrainien : il exécutait ses acrobaties en altitude, protégé de tous les vents par le toit du pokoï. »
Seule personne parmi ses traducteurs que Kafka connut de son vivant, Milena Jesenská fut plus qu’une simple traductrice, une médiatrice en « sorcellerie épistolaire » comme le disait Kafka. Elle apprivoisait les fantômes qui naissaient « sous la main qui écrit ». L’acte de traduire se métabolisa en une complicité amoureuse entre deux amants. Milena et Kafka s’étaient forgé un « métalangage, sorte de pont aérien linguistique planant au-dessus des batailles terrestres. » Leurs échanges, qui se tissèrent entre le tchèque et l’allemand, peuvent se lire comme « une réflexion croisée sur deux passions, celle d’aimer et celle de traduire. » Le passage d’une langue à l’autre prenait le sens d’une visite amoureuse, accueillir la langue de l’autre c’était se rendre chez lui. Encore le « pokoï » décidément !
Mais cette visite a pu être vécue aussi comme une effraction douloureuse, parfois même comme un trauma. Ainsi la relation entre Kafka et Primo Levi qui traduisit Le Procès en italien ; relation en miroir entre la fiction de Kafka et l’expérience des camps d’extermination vécue par Primo Levi et qui ne s’en remit jamais. « C’est un livre pathogène, confia-t-il à un journaliste lors de sa parution. Je me suis senti agressé par ce livre (…) qui me transperce comme une lance, comme une flèche ».
La traduction du Procès replongea Primo Lévi dans une dépression dont il ne parvint pas à s’extirper. « Mes défenses se sont écroulées en le traduisant, avoua-t-il. La traduction avait abattu les cloisons que Levi avait érigées entre Turin et Auschwitz ; entre sa vie d’homme et sa vie de non-homme. Il s’était aventuré dans sa traduction comme sur une route de nuit. Kafka lui braquait ses phares en pleine figure. L’embardée qui s’ensuivit le projeta contre le parapet de son immeuble. » Il mit fin à ses jours le 11 avril 1987 en se jetant dans le vide.
Les chemins qu’empruntent les traductions de Kafka dessinent un carrefour de lignes de vie, une suite d’allers-retours symboliques, un piétinement de signes. Rien de rectiligne dans ces parcours. Il ne s’agit pas seulement de passer d’une langue à une autre mais de transiter, de circuler, dans l’imaginaire d’une autre langue, de se transformer. « « Recherche » rappelle Maïa Hruska vient du latin « circare » qui signifie « tourner en rond » comme les pèlerins tournent autour d’un cube noir, comme des bêtes autour d’un cirque, comme un arpenteur autour du Château. »
Et c’est bien ce que fait l’essayiste, elle tourne autour d’une énigme. Non pas l’énigme psychologique du moi de l’auteur mais une énigme symbolique autour d’une matrice que Celan appelait le « Méridien ».
« Il s’en expliqua minutieusement dans un discours du même nom prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner en 1960. Son Méridien ne se réduisait ni à son appartement parisien, ni à sa maison familiale de Czernowitz, ni aux rayonnages de sa bibliothèque, ni à la langue allemande, ni même à son cercle d’amis. Son Méridien réunissait tous ces endroits en un seul. C’est-à-dire en lui. Ce Méridien lui permettait de naviguer en haute mer, d’osciller entre tous les pôles qui le constituaient. Loin d’être le lieu fixe d’un attachement, le Méridien c’était le mouvement par lequel on échappe à la clôture de l’identité. »
« Pour ces communautés, le choix d’une langue ou d’un pays d’accueil ne tenait pas d’un caprice d’esthète ni de la lubie de psychanalyste, mais de l’urgence politique. Chaque langue portait en elle la possibilité d’un “nous”. Et chaque “nous” portait en lui l’espoir d’un lieu où vivre en paix. Un substitut de territoire, un pokoi. »
« Le pokoï peut-être tapissée de lecture, de lexique, de sons, de carnet, de tableaux, d’encens, de souvenirs, de tissus… Il est le plaid qui enroule, nourrit et singularise, l’histoire que nous racontons, à nous-mêmes et au monde. Il n’y a pas deux pokoï identiques… Les dix versions de Kafka, comme les pokoï particuliers dont elles sont issues sont à la fois convergentes et divergentes. Kafka se révèle sous la focale déformante de ses traducteurs qui projettent sur lui leur propre lumière tout en recueillant la sienne. »
La décomposition spectrale de son œuvre trouve ici sa forme la plus convaincante. « Kafka se dérobe à toute emprise. »
Dix versions de Kafka, Maïa Hruska, Grasset, septembre 2024.