Cinéma

L’impossibilité de voir les autres – sur la rétrospective Lucrecia Martel au Centre Pompidou

Journaliste

Alors que la création cinématographique argentine est mise en danger de mort par Xavier Milei, la rétrospective consacrée à la cinéaste Lucrecia Martel au Centre Pompidou souligne l’importance d’une œuvre d’une beauté unique. Elle dévoile l’ampleur de sa mise en crise des canons narratifs et représentatifs dominants, portée par des objectifs politiques affirmés, à travers des films comme La Ciénaga et Zama.

Du 14 novembre au 1er décembre, le Centre Pompidou présente une rétrospective complète de la cinéaste argentine Lucrecia Martel. Celle-ci est apparue sur les écrans du monde au tout début du XXIe siècle, au moment où s’affirmait un « Nouveau Cinéma Argentin » extrêmement créatif malgré les conditions fragiles dans lesquelles il est né, alors que le pays connaissait une instabilité politique extrême.

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Aux côtés de Lucrecia Martel, Pablo Trapero, Lisandro Alonso, Martin Rejtman, Daniel Burman, Fabian Bielinski, Albertina Carri ont été les principales figures de ce mouvement fécond, même s’il n’a pas perduré autant qu’on aurait pu l’espérer – outre Martel, vingt ans après seul Lisandro Alonso poursuit un parcours marquant. Depuis, le pays avait vu l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes, sous l’égide du collectif El Pampero dont Laura Citarella (Trenque Lauquen, 2023) est la figure la plus importante.

Mais l’arrivée au pouvoir à Buenos Aires du démagogue d’extrême droit Javier Milei, qui a fait de la culture une de ces cibles de prédilection, a mis en danger de mort l’ensemble de la création cinématographique argentine, malgré des formes de résistance qui s’organisent notamment avec le soutien d’autres pays, latino-américains et européens. C’est aussi dans ce contexte que s’inscrit la présentation de l’ensemble du travail d’une cinéaste non seulement majeure à l’échelle de son pays, et du continent sud-américain, mais porteuse de propositions formelles inventives et engagées, d’une importance décisive de manière plus générale.

Quantitativement peu fournie, l’œuvre filmé de Lucrecia Martel se compose principalement de quatre longs métrages, La Cienaga (2001), La niña santa (2003), La Femme sans tête (2008) et Zama (2017). Les trois premiers constituent la « trilogie de Salta », puisque situés dans cette ville la ville du nord-ouest de l’Argentine où la réalisatrice est née en 1966 et a grandi, et où elle est retournée vivre récemment. Sans être autobiographiques, ils se situent dans le milieu où elle a grandi, une bourgeoisie provinciale structurée en clans familiaux, à la fois ultra-conformiste et traversée de forces obscures, et où la religiosité catholique joue un rôle majeur.

Très différent en apparence, Zama est un film d’époque dont l’histoire, épisode de la colonisation espagnole à la fin du XVIIIe siècle autour d’un fonctionnaire du Vice-Roi des Indes qui attend indéfiniment sa mutation et se partage entre expériences sentimentalo-sexuelles décevantes et expédition militaire calamiteuse, est une adaptation d’un roman du même titre publié par l’écrivain et journaliste Antonio Di Benedetto au début des années 1950.

Lucrecia Martel travaille depuis plus d’une décennie sur un long métrage documentaire provisoirement intitulé Chocobar, du nom de Javier Chocobar, jeune leader de la communauté de Chunchagasta assassiné en 2009 près de la ville de Tucuman par un homme prétendant être le propriétaire des terres de ce peuple autochtone. Cela s’est passé à 300 km au sud de Salta, sa ville, la cinéaste a clairement indiqué que, sur la base de ce crime, elle a l’intention d’utiliser les moyens du cinéma « pour réfléchir à la construction de discours racistes et oppressifs qui permettent à des crimes comme celui-ci de se poursuivre en Argentine en particulier et en Amérique latine en général ».

Plusieurs fois annoncé, le film a sans cesse été remis sur le métier, au gré de nouvelles approches qui tiennent pour partie à l’accès à de nouveaux documents et à de nouvelles informations, et pour partie, selon les dires mêmes de la cinéaste, à l’invention pas à pas de nouvelles manières de mobiliser les ressources de cinéma en relation avec les enjeux concernés. Elle déclarait ainsi récemment : « J’ai pensé mille formes pour ce film. Jusque-là, mes fictions restaient très proches du scénario initial. J’ai écrit avec María Alché [NDLR : actrice principale de La niña santa, qui a réalisé récemment un premier long métrage, La familia submergida ] de nombreuses versions du scénario de Chocobar. Ce n’est que maintenant, à distance de ces scénarios, que je commence à comprendre ce qu’est ce film. J’ai été disposée à changer d’idée à chaque fois que je voyais qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas. Je ne pensais pas avoir la force de recommencer ce long métrage près de quatre fois ! C’est un processus fascinant marqué par l’urgence à donner, non pas une réponse à ce qui s’est passé, car ce n’est pas dans mes moyens, mais une visibilité à la communauté. En même temps, par-delà cette urgence, il y a un problème intime qui m’appartient : la culture coloniale ancrée au tréfonds des Argentins blancs. Il ne s’agit pas tant de savoir ce que ressentent les indigènes, mais ce que nous avons fait de l’autre côté pour qu’un crime comme celui commis contre Chocobar ait été possible. Si nous mettons autant de temps à faire Chocobar, ce n’est pas parce que le sujet est difficile, mais parce qu’il est difficile de comprendre précisément quel est notre problème à nous, cinéastes, scénaristes, producteurs[1]. »

Toutefois l’œuvre filmé de l’autrice de La Cienaga ne se limite pas à la forme consacrée du long métrage. Les huit courts métrages, clips et vidéos destinées à Internet présentées dans le cadre de la rétrospective témoignent d’une inlassable recherche sur le langage cinématographique, dans des formats très variés et selon des approches elles aussi renouvelées. Parmi elles, les relations entre image et son, et les puissances encore sous-estimées des aspects sonores au cinéma font l’objet d’une attention particulière, dont témoigne aussi une partie significative de l’entretien qui figure dans le livre publié à l’occasion de la rétrospective au Centre Pompidou, Lucrecia Martel, la circulation sous la direction de Luc Chessel et Amélie Galli, aux Éditions de l’œil, entretien dont une partie figure sur le site du Centre Pompidou.

Les films et la réflexion permanente sur les films

Et même si la durée totale de son œuvre filmée reste assez limitée au cours de ses plus de trente-cinq ans d’activité depuis ses débuts, elle est une des cinéaste apparue au XXIe siècle dont le travail a suscité une des plus significatives attentions critiques et cinéphiles, notamment dans les festivals, et aussi dans le milieu universitaire – surtout hispanophone et anglophone.

Cette attention répond aux apports singuliers de la mise en scène telle qu’elle Lucrecia Martel la conçoit, et qui s’avère porteuse de propositions inédites, en phase avec les principaux enjeux esthétiques et politiques de ce temps. Depuis la découverte de La Cienaga en 2001, immersion dans un microcosme familial dysfonctionnel aux multiples protagonistes filmés selon des approches (d’angle, d’occupation du cadre, de netteté, de hors champ, de ruptures narratives, de changements de tonalités…) inédites, la cinéaste argentine s’est imposée comme une figure de proue, sinon la figure de proue d’une remise en cause, dans le champ cinématographique, de la notion même de point de vue.

Artiste audacieuse dotée d’une claire intelligence de ce qui est en jeu dans le dispositif cinématographique lui-même et de la façon dont il répond, ou non, aux règles sociales, à leurs significations, aux attentes du public, elle n’a cessé d’expérimenter des manières inédites de filmer – « filmer » désignant ensemble l’écriture de scénario, le choix des interprètes et la manière de travailler avec elles et eux, le travail sur l’image, le son et le montage. La légitime attention soulevée par son travail l’a amenée à largement commenter sa pratique, son contexte, ses horizons. À côté du livre Lucrecia Martel, la circulation, premier ouvrage en français la concernant, une compilation de ses nombreux propos et écrits offriraient un complément de compréhension de l’ampleur et de la richesse de ses approches du cinéma.

On y perçoit, tout comme en regardant ses films, une conscience aiguë des liens puissants, d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas apparents, entre questions relatives aux classes sociales, aux ethnies, au genre et à l’héritage postcolonial et les choix de réalisation qui constituent le vocabulaire classique du cinéma. En actes, par ses films, et en paroles, par ses multiples textes et dans ses entretiens, Lucrecia Martel a constamment interrogé et analysé en quoi ce vocabulaire reproduit et renforce un système oppressif général qui se traduit par des inégalités de classes, de genre, de race.

Le triple verrouillage moderne

Elle n’est bien sûr pas la seule à avoir exploré des langages cinématographiques alternatifs, en prenant appui sur la continuité entre objectifs politiques et esthétiques. Mais elle est l’une des rares à avoir réussi, ce faisant, à se remettre en question dans des films qui ont vocation à être distribués dans les circuits publics du cinéma, un ensemble de procédures fondamentales. Il faut pour en prendre la mesure prendre un peu de recul, et accepter d’en repasser par des généralités qui, pour être connues, ne nécessitent pas moins d’être mises à plat pour mesurer l’importance des transformations opérées.

Les codes fondamentaux de la représentation et de la narration sont bien antérieurs à l’invention du cinéma. En tant que repère historique pratique, ils peuvent être datés de 1425 et de ce qui est communément désigné comme l’invention de la perspective par Brunelleschi. Mais la question n’est pas seulement un dispositif et une procédure picturaux, aussi importants soient-ils. C’est toute la mentalité, l’ensemble des relations avec le monde en général, humain et non humain, avec les individus, les objets, l’espace, le temps qui se mettent alors en forme et contribuent massivement à définir ce que l’on appelle aujourd’hui la modernité, en particulier au sens que Bruno Latour a donné à ce mot dans Nous n’avons jamais été modernes[2].

Il s’agit bien sûr de la séparation entre ce que l’on appelle la nature et la culture, mais aussi de tout un ensemble de distinctions binaires porteuses de relations hiérarchiques, qui sont reproduites et illustrées par la façon dont les histoires sont racontées, les êtres sont montrés, et ainsi de suite. D’une manière générale, dans ce que l’on pourrait appeler le domaine de la représentation en conservant la polysémie de ce mot, la « modernité » signifie ici le triple verrou qui a défini la production visuelle occidentale depuis la Renaissance : le point de vue humain, le point de vue unique, le point de vue centré.

Plus tard, la production d’images enregistrées, d’abord fixes puis animées, par des moyens mécaniques-optiques-chimiques (photo et cinéma) a hérité des conceptions qui ont régi la construction des images depuis Brunelleschi et Alberti, ce canon esthétique résumé sous le terme de « perspective ». Sans surprise, ce point de vue humain, unique et centré a été pendant des siècles celui d’un homme blanc.

De nombreuses réponses ont été apportées, et continuent de l’être, afin de modifier ce qui structure la représentation dominante. Mais ce qui est en jeu avec l’ensemble des propositions de Lucrecia Martel n’est pas, comme c’est généralement le cas dans les alternatives aux modalités dominantes de la représentation, de substituer le point de vue d’un(e) autre (non bourgeois, non masculin, non blanc, non humain…) mais de saper ou de dissoudre ce triple verrouillage – humain, unique, centré – lui-même. Cela passe par des moyens techniques et esthétiques, mais il s’agit en fin de compte là aussi d’un état d’esprit, d’une manière d’appartenir, de se relier, de sentir et de comprendre qui va bien au-delà des procédures audiovisuelles en tant que telles.

Le scénario, les cadres, la lumière, la profondeur de champ, la durée des plans et les rythmes à l’intérieur de chacun d’eux et entre eux, le hors-champ de multiples façons, le son multicouche incluant les partitions musicales on et off, les voix et les bruits « naturels » ou pas, les surfaces réfléchissantes ou translucides (verre, miroir, tissus, ombres, etc.) font tous partie de cette perturbation générale de la structure de la perspective. Lucrecia Martel utilise l’ensemble des outils cinématographiques pour défaire la grille dominante qui organise l’espace et le temps, ainsi que les relations sociales et affectives de manière habituelle.

Significativement, il est extrêmement difficile d’illustrer un texte à propos des films de Lucrecia Martel, ou même de renvoyer de manière judicieuse à un extrait. Pour accéder à ce qu’elle fait, à ce qu’elle fait faire au cinéma, il faut regarder les films en entier. Organismes vivants complexes, ils ne se perçoivent et n’activent ce dont ils sont porteurs que dans leur entièreté. Peu nombreux sont les cinéastes auxquel(le)s s’appliquerait de façon aussi contraignante cette caractéristique.

Les piscines comme lieux critiques

L’une de ses principales façons de procéder à ce « déverrouillage » est de jouer avec la différence de nature entre les composantes visuelles et sonores, comme Martel elle-même y fait allusion dans une courte vidéo accessible en ligne, véritable micro-traité de mise en scène: Une piscine sur le côté. Avec un humour minimaliste typique de la cinéaste, les hypothèses inédites suscitées par une approche renouvelée de l’image et du son, des images et des sons, y sont suggérés de manière explicite.

Dans ses films, les piscines sont des lieux riches de sens, non seulement comme marqueurs sociaux ou pour l’usage qu’en font les personnages, mais aussi en tant que dispositif cinématographique en soi,notamment en ce qui concerne la relation entre l’image et le son – ce qui est très présent dans sa trilogie, mais aussi dans certains courts métrages, et qui atteint un point culminant dans le très étrange Poissons (qui fait partie du programme montré au Centre Pompidou).

Les piscines en tant que systèmes sonores dans les films de Martel ont plusieurs effets significatifs, dont certains ont été très bien décrits, notamment par Ana Forcinito dans un chapitre de son livre Hear me with your Eyes[3].

Une autre approche riche de sens est celle de la critique et universitaire Sophie Mayer sur la relation entre l’image et le son, utilisée de manière créative et dérangeante par Martel : « Le son, comme l’a noté Kaja Silverman, est un aspect féminisé du cinéma parce qu’il dénote l’intériorité et la porosité. S’inspirant de la théorie de Julia Kristeva sur la chora, la matrice maternelle du son avant le sens, Silverman suggère que le son des films peut donc agir comme un registre formel dans lequel les cinéastes féministes ont remis en question les fétichismes et les fantasmes masculins oculocentriques. Dans chacun des films de Martel, la piscine offre une maternité alternative – bien qu’ambivalente –, une renaissance entreprise par un personnage féminin adolescent comme un rejet contingent, partiel et inabouti du milieu bourgeois et patriarcal de sa propre mère. Dans chaque film, la piscine sert de médiateur à deux relations féminines : entre deux adolescentes et entre l’une d’entre elles et sa mère ou, dans La femme sans tête, sa tante. Dans La niña santa, la piscine représente les possibilités de libération contenues dans le passé perdu d’Helena, la mère, ainsi que la potentialité de l’avenir d’Amalia, la fille[4]. »

Mais il y a plus encore que ces usages « opérationnels ». Dans l’une de ces phrases à la fois humoristiques et provocatrices qu’elle affectionne, Lucrecia Martel a déclaré un jour : « Je crois qu’il y a une grande similitude entre être dans le monde et être dans une piscine. » Et en effet, les piscines, mais aussi les eaux stagnantes comme les marais, de La Cienaga (qui signifie « marécage ») à Zama où les marais deviennent l’un des principaux lieux, aux multiples effets, dans la dernière partie du film, offrent un environnement qui défait en partie les lois de la physique, y compris la physique du monde social. Piscines et marais sont des espaces qui génèrent un régime flottant d’interactions entre les corps et entre les esprits, qui diminuent ou abolissent les lois de la gravité, qui brouillent la vision et les sons. Dans ces eaux, des courants inattendus peuvent perturber les mouvements et les relations dits « normaux », les points de référence sont incertains, diffractés, etc.

Tous les appareils techniques, psychologiques et sociaux rationnellement construits pour assurer le fonctionnement d’une société, société injuste, violente et à bien des égards absurde, sont toujours là, mais désassemblés de ce qui semblait être leurs connexions nécessaires ou logiques. Ce processus général n’est pas une façon de s’éloigner de la réalité, bien au contraire. C’est une manière de se reconnecter à tout ce qui est déformé et truqué par les soi-disant règles de la représentation, de donner un nouvel accès à des dimensions de la vie qui ont été invisibilisées par un certain ordre de visibilité.

Raconter des histoires, quand même

La peinture, l’architecture, l’urbanisme, la photographie, le cinéma, mais aussi la rhétorique dominante dans la littérature comme dans le langage médiatique, sans parler des langages juridique, politique ou scientifique, coopèrent au maintien et à la reproduction de l’ordre du monde. L’alternative mise en œuvre par Martel pourrait être à bon droit qualifiée de « poétique », mais cela ne traduirait pas la nature radicale de ce qui est déplacé, transformé, dissous, remodelé, par les moyens avec lesquels Lucrecia Martel choisit de mettre en scène. Et ce alors même que ses manières de filmer ont toujours pour but de raconter des histoires.

Une adolescente cherche la mise en place d’une existence qui échapperait aux pesanteurs et aux délires de son entourage proche dominé par sa mère écrasée de dépit d’une perte irrémédiable de ses rêves de jeunesse (La Cienaga), une jeune fille invente un cheminement dans le labyrinthes des désirs, des pulsions, des phobies et des illusions du microcosme où elle a grandi (La niña santa), une famille bourgeoise cherche à poursuivre une existence sans perturbation malgré un accident qui a tué un enfant du bidonville voisin (La femme sans tête), un fonctionnaire colonial s’autodétruit dans des illusions de pouvoir et de médiocres et odieuses dominations (Zama).

Alors que beaucoup de ceux qui s’engagent dans ce type de perturbation du langage filmé abandonnent la narration, pour explorer les ressources du film essai ou du cinéma dit expérimental, à la marginalité revendiquée, Lucrecia Martel suit une autre voie. Elle affirme qu’il y a des histoires à raconter, des mythes, des fables, mais pas selon les règles dominantes de la narration. Et cette volonté de narration va de pair avec la recherche de formes susceptibles de circuler plus largement, dans les espaces communs du cinéma, de tout le cinéma, tout en troublant les procédures habituelles.

Omniprésence des échappées

Les histoires que racontent les films de Lucrecia Martel sont habitées de multiples dimensions, dont les nombreuses façons dont le passé dictatorial de l’Argentine reste présent dans la vie de tous les jours. L’un des ressorts de cette invocation est la multiplicité des tentatives d’échapper à une situation donnée ou d’en nier l’existence, de la part de personnages qui sont partiellement ou totalement responsables de cette même situation.

La recherche d’une forme de fuite ou de déni est une constante, comme en témoigne par exemple une petite recherche dans l’excellent ouvrage collectif consacré à son œuvre, ReFocus : The Films of Lucrecia Martel[5]. On constate que chacun des nombreux contributeurs, aux approches par ailleurs très différentes, utilise au moins une fois le verbe « s’échapper », à propos de diverses situations dans les films.

Cette évasion concerne en particulier les manières de gérer la présence d’événements passés dans le contemporain : la colonisation, l’esclavage, la domination arrogante des aristocrates, la dictature militaire, les réformes économiques ultralibérales brutales qui conduisent à une crise énorme (avant même l’arrivée au pouvoir Milei). Ce « sauve qui peut » social est aussi le sujet explicite d’un court métrage de Lucrecia Martel consacrée aux gated communities de Buenos Aires, et qui s’intitule à juste titre La ciudad que huye (La ville qui s’est échappée).

Mais, à nouveau, les notions de présent et de passé sont trop simplistes, trop binaires en ce qui concerne les films de Martel. De même que les repères sentimentaux, sociaux et spatiaux sont brouillés ou ignorés, les repères temporels ne sont pas non plus une référence stable. Le meilleur exemple ici est évidemment Zama, un film d’époque sur une période et une situation historique spécifiques qui n’obéit à aucune règle de la narration habituelle. Au-delà des anachronismes, utilisés sans complexe, dans le temps suspendu de l’attente interminable de Don Diego de Zama, et l’interférence de diverses logiques, c’est la chronologie elle-même qui se dissout dans un temps mythique absurde et effrayant.

Ce temps peut être qualifié de mythique, d’absurde et d’effrayant parce qu’un processus essentiel est advenu à cette époque, avec une série d’effets d’effacements, de destruction, de brouillage et de déformation : le processus colonial, lequel est toujours en cours. Les repères ne sont pas brouillés en raison d’une absurdité ontologique du monde, mais pour servir des intérêts très réels et très actuels, qui sont également soutenus par l’ordre de la narration et de la représentation classiques.

Sa mise en crise invente ses voies au-delà des séparations entre fiction et documentaire, récit contemporain et évocation historique. Lucrecia Martel a ainsi précisé que le documentaire contemporain Chocobar est censé être la continuation de la fiction d’époque Zama : « Pendant l’écriture du scénario de Zama, lorsque des problèmes m’ont temporairement arrêtée, j’en ai profité pour rendre visite à la communauté de Javier Chocobar. En parlant avec eux, j’ai eu accès à beaucoup d’archives, de photos que nous avons pu scanner. Pendant 8 ans (c’était en 2021), nous avons pu rassembler des documents et des informations sur cette affaire, spécifiquement liée à mon film Zama par son sang et par sa structure interne. »

Cela doit se traduire par la construction composite et non linéaire du documentaire, en utilisant des relations avec différents types de personnes, de lieux et de méthodes d’approche. Cette construction stratégique, toujours en cours, n’élimine pas l’approche temporelle, qui est très présente dans le projet Chocobar, mais l’inclut dans une architecture plus complexe. Comme Lucrecia Martel le dit elle-même, « Sur la base de toutes ces questions et de ces archives, j’essaie de construire le film avec des mouvements de va-et-vient à travers les différents niveaux de cette histoire, qui est à la fois verticale puisqu’elle traverse des siècles d’Histoire et horizontale puisqu’elle est encore active aujourd’hui. » 

Et en ce sens, ce que fait Lucrecia Martel est beaucoup plus original que les façons plus communes, même si légitimes et dans de nombreux cas intéressantes, dont les films utilisent le passé pour éclairer le présent. Et l’une des principales raisons pour lesquelles la réalisation de Chocobar est si longue est le patient travail de démontage et de réassemblage des éléments pour échapper aux récits et représentations préconçues.

Assurément Lucrecia Martel n’est pas la seule à s’être engagée dans le processus de raconter des histoires échappant au triple verrou du modernisme occidental. Apichatpong Weerasethakul, avec qui elle s’est liée d’amitié dès qu’il a découvert son travail lorsqu’il faisait partie du jury qui a vu La femme sans tête au Festival de Cannes en 2008, est certainement l’un d’entre eux – et il est beau, à cet égard, que la rétrospective Martel succède à celle du cinéaste et artiste thaïlandais au Centre Pompidou.

Lucrecia Martel n’est pas seule, dans une certaine mesure on pourrait aussi invoquer les noms de son compatriote Lisandro Alonso, de Kelly Reichardt, d’Alice Rohrwacher, d’Alice Diop parmi celles et ceux – souvent des femmes – qui explorent à leur façon ces hypothèses dans le cinéma contemporain. Minoritaires, certaines forces sont à l’œuvre pour reconfigurer notre relation au temps et à l’espace, à l’interaction sociale, à la perception de différents types d’êtres, au sens même du mot « personnage ». Sans aucun doute, le travail de Lucrecia Martel est une manifestation majeure de ces processus. C’est ce que font ses quatre longs métrages, et ce que Chocobar, différemment, entend faire.

Ces films ne reposent sur aucune forme de révélation (religieuse, politique, journalistique, etc.). L’affaire Chocobar est intéressante en ce sens également, car le meurtre a été enregistré, la vidéo est sur YouTube, tout le monde peut la regarder. Le processus ne relève pas du « Qui ? Quand ? Pourquoi ? Comment ? » journalistique, pratiquement toutes les réponses à ces questions sont déjà connues. C’est pourquoi les films de Martel sont si déstabilisants, une déstabilisation si nécessaire pour réintroduire des espaces, pour générer des interstices à l’intérieur de la grille de la représentation dominante, avec tous ses effets quotidiens mortifères.

« Il s’agit donc de cela : l’impossibilité de voir les autres ». Cette phrase qui provient de l’interview vidéo pour le Festival de Locarno que Lucrecia Martel a donnée à propos de Chocobar pourrait accompagner toute son œuvre. Mais simultanément, elle mériterait d’être reformulée, au-delà de la seule notion de « voir ».

Les deux enfants morts « invisibles », à la fin de La Cienaga et au début de La femme sans tête, ne meurent pas hors de vue pour des raisons visuelles, de cécité, de visibilité limitée, etc. Ce n’est pas, comme souvent dans les films, que quelque chose est caché et doit être révélé, qu’il y a un angle mort qu’il faut mettre en lumière. Ces morts, et celle de Javier Chocobar, sont les traductions dramatiques d’un mystère, mystère réel, présent dans le monde, dont les films reconnaissent les antécédents historiques, éthiques et sociaux.

Bien sûr qu’il y a quelque chose de caché, le processus colonial basé sur le massacre, la trahison, le vol massif, l’invisibilisation. Mais la réponse de Lucrecia Martel en tant que cinéaste est qu’il ne suffit pas de le reconnaître comme un fait du passé, qu’il est nécessaire et beaucoup plus difficile est de percevoir comment il est toujours là, de multiples façons qui vont bien au-delà du meurtre brutal et assez évident d’un chef indigène, au plus profond de l’esprit de chacun(e), et de la relation entre toutes et tous.

« Lucrecia Martel – le cinéma hors de lui » du 14 novembre au 1er décembre 2024 au Centre Pompidou, Paris. 


[1] Entretien avec Claire Allouche, publié dans le numéro 800 des Cahiers du cinéma, juillet-août 2023.

[2] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.

[3] Ana Forcinito, Hear Me with Your Eyes, Women, Visions, and Voices in Argentine Cinema, The University of North Carolina Press, 2022

[4] Sophie Mayer « Gutta cavat lapidem : The Sonorous Politics of Lucrecia Martel’s Swimming Pools » dans The Cinema of the Swimming Pool, sous la direction de Christopher Brown et Pam Hirsch, Peter Lang, 2014. Ma traduction. Le texte a été écrit à propos de la trilogie, avant Zama.

[5] Sous la direction de Natalia Christofoletti Barrenha, Julia Kratje et Paul Merchant, Edinburgh University Press, 2024.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] Entretien avec Claire Allouche, publié dans le numéro 800 des Cahiers du cinéma, juillet-août 2023.

[2] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.

[3] Ana Forcinito, Hear Me with Your Eyes, Women, Visions, and Voices in Argentine Cinema, The University of North Carolina Press, 2022

[4] Sophie Mayer « Gutta cavat lapidem : The Sonorous Politics of Lucrecia Martel’s Swimming Pools » dans The Cinema of the Swimming Pool, sous la direction de Christopher Brown et Pam Hirsch, Peter Lang, 2014. Ma traduction. Le texte a été écrit à propos de la trilogie, avant Zama.

[5] Sous la direction de Natalia Christofoletti Barrenha, Julia Kratje et Paul Merchant, Edinburgh University Press, 2024.