La cicatrice d’Ulysse – sur Étreintes d’Anne Michaels
Peut-être les grands livres sont-ils des sortes d’« erreurs » comparables aux erreurs de maille commises au cours du tricotage d’un vêtement. Dans son roman Étreintes, Anne Michaels raconte que les femmes de marins faisaient ce genre d’erreurs en tricotant les pulls de leur mari, non par maladresse ou distraction, mais de manière délibérée, pour qu’on puisse les identifier lorsqu’ils faisaient naufrage en mer.

« Si un marin perdait la vie en mer, avant de confier sa dépouille aux profondeurs, on lui enlevait son pull pour le rendre à sa veuve. Quand les vagues rapportaient le corps d’un pêcheur sur le rivage, on le ramenait dans son village, le point de son pull aussi sûr qu’une carte géographique. Une fois qu’il avait retrouvé son port d’attache, sa veuve pouvait réclamer le corps bien-aimé grâce à un talisman distinctif : l’erreur délibérée dans une manche, une bordure, une poignée, une épaule, le patron trahi était aussi indéniable qu’une signature sur un document. »
L’erreur de tricotage permettait de reconnaître dans le pull d’un naufragé son identité, son village et jusqu’à son épouse. Inscrite sur une manche ou sur une épaule, elle valait signature et permettait d’identifier les naufragés avec la même précision qu’une carte d’identité ou un extrait d’ADN. L’erreur de tricotage redonnait au marin anonyme perdu en mer son identité et une origine, un port d’attache. Chaque marin portait sa maison sur lui, dessinée avec des fils de laine. C’était son adresse rédigée en points de tricoteuse qui figurait sur son poitrail. Les fils de laine tissaient des liens intimes au-delà de la mort. Ils dessinaient une carte, en abscisse le point de tricotage désignait le village, en ordonnée l’erreur indiquait son adresse, sa maison. Loin d’égarer ou de confondre, l’erreur exprimait une appartenance et offrait une assurance. « Le vœu que, peu importe où il serait retrouvé, un homme pourrait être rendu à sa famille et confié à son dernier repos. Que le mort ne reposer