Carrousel des idoles – sur Les Reines du drame d’Alexis Langlois
Et si Les Reines du drame, premier long-métrage d’Alexis Langlois, comédie musicale queer, où abondent les paillettes, pastiches, postiches et prothèses, pouvait se voir comme un Pixar ?
Dans Toy Story, les jouets d’Andy prennent vie dès qu’il sort de sa chambre. Dans Les Reines du drame – qui narre la passion orageuse entre Mimi Madamour, nouvelle « starlette en herbe », idole pop propulsée par l’émission star des teenagers et Billie Kohler, leadeuse punk et musculeuse du groupe Fente – ces personnages-stars sortent directement des posters, photos, gadgets qui hantent les chambres de leurs fans. La saturation visuelle est assumée dès le générique, kaléidoscope glitter et rose bonbon dupliquant à l’infini l’image de son héroïne. Le film opère alors comme si un songe animiste était venu visiter ce fragment de pop culture.
Que se passerait-il donc si ces images à deux dimensions, souvent jetables et kitsch, commençaient à vivre leur propre vie, à s’invectiver, s’apostropher, se draguer, tomber amoureuses les unes les autres. Que se passerait-il si ces fétiches étaient dotés de passions ?
La part la plus touchante du film ne se situe pas tant dans son histoire d’amour, dont les pics tumultueux apparaissent parfois plaqués, que dans ce qu’il nous transmet de son rapport aux idoles de jeunesse. Le film est véritablement rêvé, déliré même, en direct de la chambre d’adolescent d’Alexis Langlois. Cette chambre, elle est en iel et elle ne la quittera plus jusqu’à, au moins 2055, point de départ et d’arrivée du film.
L’histoire est racontée par Steevyshady, youtubeur, « plus grande bitch des internets, celle qui fait la pluie et le botox sur les réseaux ». En 2055 donc, le voilà qui se repent de sa méchanceté, qui lui a pourtant assuré son capital numérique. Flash-back, un demi-siècle plus tôt. 2005, âge d’or des « nouvelles stars », émergence du web 2.0, deux phénomènes concomitants qui ont redéfini le rapport à la célébrité. Devenir l’idole des jeunes était potentiellement un rêve promis à « tout le monde », de même que, symétriquement, du côté du fan, engager une conversation directe avec son idole – ne serait-ce qu’en « laissant un com’ » – devenait un acte facile.
Steevy a adoré Mimi, dès le premier regard (ou plutôt dès sa première télé). Dix ans plus tard, il a brûlé ce qu’il a adoré, au point de précipiter la chute de son idole en 2015. Quarante ans ont passé depuis, et voilà peut-être qu’au soir de sa vie, et touché par le pardon, il pourrait recroiser le chemin de son idole de jeunesse.
Sous ses dehors de fantaisie hyperpop, le film a aussi une dimension historique et sémiologique. En se concentrant sur la période 2005-2015, il montre tout autant le cycle périssable du star-system – branché, mainstream, ringard en espérant le come-back – que celui qui a aussi transformé le public. La figure de Steevyshady – interprété par un Bilal Hassani qui s’en donne à cœur joie – est en perpétuelle mutation : de l’ado boutonneux à la mégère cabotine, mais aussi du fan à l’influenceur, puis au psychopathe et au harceleur.
Comment se défaire de ces deux cycles toxiques dont idoles et fans sont chacun prisonniers ? Les Reines du drame tisse l’entrelac non pas de deux, mais bien de trois amours tumultueux. À la fois celui des stars entre elles (avec leurs dissensions esthétiques et leurs impératifs carriéristes) et celui entre les idoles et leurs fans (de la vénération à la jouissance de les voir sombrer).
Ce ménage à trois est aussi un manège. Chaque idole sera vite remplacée par une nouvelle. Chaque amour se vit dans l’ombre d’un autre. Dit comme ça, Les Reines du drame trouve des échos inattendus avec Trois amies d’Emmanuel Mouret. Les passions queer et l’hétérosexualité de la classe moyenne lyonnaise partagent finalement les mêmes mécanismes. L’amour est vraiment universel.
Joyeux pastiches entre le tube bubble-gum qui colle d’emblée à la mémoire et l’hymne de guérillière motarde et leurs variations, Les Reines du drame est une comédie musicale dont on ressort avec l’envie de fredonner ses airs
Si Les Reines du drame est donc une histoire d’amour, son principal intérêt tient dans cet amour à trois, nœud gordien de l’admiration et de la détestation. Car si l’on parle du film comme d’une « simple » histoire d’amour entre deux jeunes musiciennes, l’une prise dans les feux de la gloire, l’autre dans les tumultes de l’avant-garde, il ressemble parfois à un roman-photo qui se donnerait des grands airs pour enfiler, sans grand succès, le costume trop large du mélodrame flamboyant.
Cette peinture de l’amour reste sans doute trop juvénile et candide pour réellement émouvoir. Entre les hauts et les bas de l’histoire de Mimi et Billy, les bas passent particulièrement mal. Surjoués, pas spécialement bien dialogués, maquillés par des effets stroboscopiques cache-misère, les moments de crise tiennent du Zulawski du pauvre. Comme la partie « harcèlement » entre Steevy et Mimi évoque un De Palma parodique, qui lui-même déjà se tenait à la limite de la parodie. Sur quel pied danser ?
Symptôme d’un cinéma sur-référentiel dont on ne sait s’il faut le considérer au deuxième, quatrième, vingt-cinquième degré. C’est finalement la question posée par le projet esthétique en son entier : dans ce cinéma de l’outrance, de la duplication et de la facticité, où « tout est trop, tout est pour le show », quelle émotion vraie peut surgir ?
Cette émotion est plutôt palpable dans les prémisses avec ses frôlements, regards en coin et scènes de chambre propices aux confidences les plus inavouables (« j’ai pris… des cours de modern jazz »). Alexis Langlois se révèle plus à l’aise dans le teen-movie conceptuel que dans sa tentative d’expressionnisme contemporain. La chambre est dépeinte où l’amour se démultiplie en autant de gestes d’attention : écrire une lettre, s’épuiser à chanter les tubes en playback, graver un CD, poster une vidéo. Chacun se reconnaîtra dans cette chanson de geste romantique, parfois solitaire, parfois même restée sans réponse.
Plus globalement, l’émotion advient quand le film construit sa propre communauté de goût, en retournant la logique du cycle infernal de la déchéance de la star. Car toute idole s’est construite en en vénérant des précédentes. Mimi et Billy découvrent que leur histoire s’était déjà jouée dans les années 80, à savoir entre Magalie Charmer, une simili-Mylène Farmer, interprétée par une Asia Argento méconnaissable et Elie Moore, égérie punk intransigeante, interprétée par Mona Soyoc, la chanteuse de KaS Product. Éternel retour des amours secrètes et contrariées, devenues plus tard « déchets d’amour » (titre de la chanson d’Elie Moore). Et si Magalie Charmer chantait « Désabusée », sa figure porte aussi un certain défaitisme, quant aux combats queer et féministes. Dans les yeux de la fan, il n’est pire déchéance que de voir son idole résignée.
L’émotion vraie du film, c’est donc de retisser ce fil d’affinités qui traverse les générations, aussi bien dans les figures invoquées (Mylène Farmer, Angèle, Britney Spears et Bilal Hassani en agent infiltré, toutes et tous saluées pour avoir fait bouger les lignes au sein de la culture de masse) que dans le gang de musiciennes (Yelle, Rebeka Warrior, Mona Soyoc, Louise BSX) ayant composé (en plus de la BO signée Pierre Desprats) les titres de la comédie musicale.
Joyeux pastiches, entre le tube bubble-gum qui colle d’emblée à la mémoire (« Pas Touche, si tu veux ma bouche, prends d’abord mon cœur »), l’hymne de guérillière motarde (« Toi et moi, on baisera le patriarcat ») et leurs variations, avec saturations métal ou vocodées. Les Reines du drame est déjà une comédie musicale dont on ressort avec l’envie de fredonner ses airs, a priori le cahier des charges minimal du genre, mais pas si courant que ça, en ces temps d’Amour Ouf dopé au juke-box, de Joker : Folie à deux malaimé ou de Wonka sirupeux (Neil Hannon, notre idole, comment as-tu pu-nous faire ça : une comédie musicale dont on ne retient aucune de tes chansons ?).
Le cinéma d’Alexis Langlois est tout entier basé sur l’idée de communauté, out, trans, queer, se serrant les coudes dans un monde hostile. Force indéniable qui déteint aussi sur des interrogations formelles. Les Reines du drame est ouvertement un film sans dehors, où les drames, là encore comme chez De Palma, se vivent souvent par l’entremise des écrans (télé, Youtube, réseaux sociaux). Le rapport à l’espace est confiné. La passion de Mimi et Billie commence par un coup de foudre dans les coulisses de « Starlettes en herbe » pour s’achever dans les cellules de leur propre purgatoire. Entre temps, elles seront passées par leurs chambres d’ados et une scène de club underground.
Autant de lieux sans profondeur, filmés en pleine frontalité, à tel point que l’on se demande parfois si le film n’aurait pas rendu les armes devant la grammaire télévisuelle et les codes aguicheurs du web 2.0. Pour un cinéaste passant au long après une poignée de courts militants – ouvertement en guerre contre le « cis-tème » –, y aurait-il là une abdication ? C’est plutôt qu’Alexis Langlois retourne, comme un gant, ses propres contraintes.
Tous ces espaces dressent la cartographie d’un cabaret intime. Le manque de profondeur oblige alors à se rapprocher des visages, pour les scruter aussi bien dans leur fragilité que dans leur explosivité ; la largeur du format scope créant souvent du montage entre avant et arrière-plan (là encore, De Palma…). Somme toute, ces plans sont à la fois frontaux et clivés, au diapason de l’interrogation profonde qui anime le film, formellement et politiquement : rester dans sa bulle ou l’exploser ? Étouffer son amour pour ne pas sacrifier sa carrière ou sortir du placard ?
Ce dilemme, celui qui habite Mimi, rejaillit à un autre niveau sur l’esthétique du film : comment faire rentrer « le monde réel » dans cette fantasmagorie ? Les détracteurs du film pourraient arguer que malgré tout le tapage qu’il orchestre en son sein, il se construit finalement un cocon bien confortable. Mais ce n’est pas parce qu’il ne se risque en extérieur que pour la seule séquence d’un tournage de clip, qu’il n’a aucun « rapport au réel ».Car « le réel » du film se situe bien dans ce rapport tumultueux entre le mainstream et les sous-cultures intègres qu’il vampirise. « Le réel » passe aussi par une vision utopique, celle d’une généralisation des corps queer dans toute leur variété, jusqu’à les retrouver à la présentation des émissions de télé les plus populaires. « Le réel », c’est aussi la dédramatisation rigolarde d’une vidéo de coming-out, tressée dans le pastiche d’un « Leave Britney alone ».
« Le réel » c’est enfin l’invitation finale faite, après la visite d’un « Hall of Fame des has been » à se souvenir, via l’intertitre final de « toutes les divas maltraités, ringardes moquées, botoxées oubliées ». Un dernier salut qui nous incite, à la sortie du cinéma, à lever les yeux au ciel. Une étoile filante repassera bien un jour. Si nous pensons à elle, elle se sentira moins seule. Nous aussi.
Les Reines du drame, un film d’Alexis Langlois en salles le 27 novembre.