De la grande roue au grand tout ? – sur Grand Tour de Miguel Gomes
Grand Tour pourrait commencer là où s’arrêtait L’Eclipse en 1962. À la fin du film d’Antonioni, ni Vittoria (Monica Vitti), ni Piero (Alain Delon) ne venaient au rendez-vous qu’ils s’étaient fixés. Ils s’étaient posés un lapin, non seulement à eux-mêmes, mais aussi à la caméra qui imperturbablement continuait à enregistrer les ambiances des lieux de leurs supposées retrouvailles : perspectives de rues désertées, fragments de façades et d’échafaudages, passages silencieux des voitures et des bus… L’histoire était finie. La scène était désinvestie. Malgré l’évaporation des personnages, le film continuait pour lui-même, comme pure attente et interrogation. Geste moderne sublime, à la fois théorique et sensible, ré-explorant les possibilités du médium cinéma comme mise en capsules du présent.
Grand Tour raconte aussi l’histoire d’un couple qui n’arrive pas à se retrouver. Ils ont même besoin de parcourir la moitié du continent asiatique, pour espérer trouver une scène commune (à tous les sens du terme). Si la filiation avec Antonioni est peut-être écrasante pour Miguel Gomes, son film dégage le même mélange de sophistication et de simplicité désarmante dans ce projet de « filmer ce qui n’arrive pas », dans un jeu de piste qui passe de l’échelle du quartier à celle du monde et du siècle. Pour autant, Gomes ne verse pourtant pas dans « l’antonionisme ». Ses personnages ne se complaisent pas dans l’attente et sont animés d’une impatience qui les pousse au jeu de saute-frontières. Le récit, tout en sauts de puce géographiques et temporels, tient plutôt de la poursuite feuilletonesque que de la suspension alanguie.
Automne 1918. Edward, fonctionnaire britannique en poste à Mandalay (Birmanie) fuit sa promise, Molly qui cherche à se marier avec lui. Sur un coup de tête, il grimpe dans un bateau pour Singapour, puis enchaîne les moyens de transport, les pays de l’Empire, et même au-delà : Thaïlande, Vietnam, Philippines, Chine, Japon. Madame le suit de peu, à chaque étape, même si le film joue peu la carte du chassé-croisé, puisque scindé en deux parties : d’abord le voyage d’Edward, ensuite celui de Molly. Edward s’appelle Singleton, et quelqu’un d’aussi attaché à son unicité peut-il former un ensemble, à commencer par le plus fondamental, un couple ? Elle et Lui cherchent-ils d’ailleurs à s’échapper de leur amour ? Ne seraient-ils pas, chacun en quête d’une sensation encore plus ample ? Une quête éperdue vers un sentiment autre qui serait aussi celle de Miguel Gomes avec ce long tournage-voyage ?
D’autres fameux cinéastes l’ont précédé dans ce genre particulier : Chris Marker (Sans soleil, 1983), Johan van der Keuken (Vacances prolongées, 2000), Manoel de Oliveira (Un film parlé, 2003), Jean-Luc Godard (Film Socialisme, 2010), mais en dépit de ce parrainage on ne peut plus moderne, Grand Tour renoue, dans sa fabrication même, avec une tradition académique : celle du voyage de formation, qui est, en soi, une initiation. Tourner une base documentaire dans sept pays, loin de ses bases, en mélangeant les langues, vous transforme forcément quand vous revenez filmer les scènes les plus fictionnelles en studio. En théorie, le lâcher-prise du voyage permet d’accueillir l’inattendu que vous pourrez réinjecter sous les spots et les décors du plateau. Voyager et filmer, c’est partir en quête de l’émerveillement originel du cinéma, émerveillement perdu maintenant que toutes les images du monde seraient maintenant connues et accessibles en un clic.
La matière première du film est ainsi une masse de vues documentaires, vignettes ouvertement pittoresques, scénographies urbaines et naturelles piochées d’une destination à l’autre. Pas d’acteurs sur les lieux, un récit en voix off, mais des voix-off où les langues se succèdent, créant sa propre musicalité par ce ressac linguistique. Le bercement du portugais est relayé par ceux du thaï, du tagalog, du mandarin et les chuchotements du japonais. Le montage brise allègrement l’orthodoxie spatiale, qui voudrait que champs et contrechamps soient tournés globalement dans le même espace.
S’inventent ainsi des raccords, des réactions, des échanges de regards, qui ne peuvent advenir sur l’écran, que par de malicieuses tricheries opérées à des milliers de kilomètres de distance. Un prêtre peut être saisi par la majesté d’un Bouddha monumental, sculpté à flanc de colline sur les rives du Yangtsé, tricherie encore redoublée par le fait que les images de Chine ont été filmées, « à distance » avec indication en vision à une équipe locale, restrictions post-covid oblige. On y croit car l’image documentaire est rendue à sa toute-puissance. Elle n’est plus l’arrière-plan d’un récit, et le regard ébahi des protagonistes devient rapidement le nôtre.
Le film opère un saisissant pas de deux entre dissociation de ses éléments, et contagions réciproques. Faisant fi de son intrigue, on pourrait déjà réduire Grand Tour à un dossier de repérages ou un carnet de croquis en mouvement, taille XXL. L’exhibition de sa matière brute, qui aurait pu rester purement préparatoire, dit aussi déjà quelque chose de l’ambivalence de son voyage : à la fois monumental et empêché, puisque ne se métabolisant jamais dans une fusion idéalisée de ses composantes.
Malgré toutes ces manipulations assumées, Grand Tour ne vire pas au grand tout exotisant les lieux, cultures et pays. Tiendrait-il quand même d’une version mondialisée de l’épilogue suspendu, « sans acteurs ni personnages » de L’Éclipse ? Oui et non. Oui, car ces vues nous incitent à regarder ces fragments du monde, avec leur propre rythme, sans la béquille du récit, mais tout de même gorgés de ce qui est raconté, en voix off ou dans les scènes jouées adjacentes. Non, car les plans d’Antonioni allaient vers une extinction lente du monde, alors que Grand Tour cherche à faire partager un bouillonnement secret des rythmes et trajectoires, en élaborant sa propre logique chorégraphique.
Il n’y a qu’à voir le premier plan, en couleurs, celui d’une grande roue à Rangoun, dynamo géante, mise en mouvement par des manipulateurs acrobates, à la simple force de leurs bras, pour comprendre que la mécanique est lancée. S’ensuivent des vues tout aussi stupéfiantes sur des techniciens funambules marchant sur des câbles électriques suspendus, ou des manipulateurs de marionnettes du théâtre d’ombres, de part et d’autre de l’écran, puis nous voilà dans un restaurant chic d’il y a un siècle, où Edward se confie à un ami. La rue est déjà un spectacle, comme la rue mène au spectacle qui nous introduit à la fiction. Comment maintenir cette porosité constante entre fiction et documentaire, entre présent et passé ? En se tenant en équilibre, en guidant, en manipulant, en ciselant, en relançant, en illusionnant. Ce Grand Tour est une somme de tours de passe-passe.
Quel était d’ailleurs le premier tour de passe-passe du cinéma, avant même les illusions d’optique et effets spéciaux. Celui d’embarquer une caméra dans un véhicule et de rendre visible la définition du roman par Stendhal, « un miroir promené le long d’un chemin ». Si Edward qui joue à saute-frontière en sautant d’un bateau à un train, en devenant parfois passager clandestin, ses déplacements ne sont pas toujours montrés, ou alors en échos des pulsations urbaines d’aujourd’hui.
Ainsi, les travellings, pris à bord d’un train se faufilant entre tunnels et forêts thaïlandaises, la vitesse d’un tuk-tuk slalomant dans Bangkok ou les rondes de scooters à Saigon, filmées au ralenti, en rythme avec une valse de Strauss échappée d’une réception à l’ambassade (clin d’œil au ballet des vaisseaux spatiaux du 2001, L’Odyssée de l’espace) élaborent un syncrétisme musical et mécanique, véritable soubassement rythmique du film. Plus tard, les vues depuis la route et le téléphérique de Chongqing, voluptueux entrelacs de voies rapides et gratte-ciels à flanc de colline rappelleront la Metropolis de Fritz Lang. Ville sans haut, ni bas, sans même niveau de référence.
Ville de plongées et contre-plongées, puisque quand on y marche, il y a toujours autant de niveaux en dessous qu’au-dessus de soi. Ville où un monorail traverse un immeuble d’une vingtaine d’étages en son milieu. Cette « mission cinématographique » enregistre le rythme de la vie par et pour elle-même avec des méthodes finalement comparables à celles des Frères Lumières ou des Archives de la Planète commandées par Albert Kahn. Pari à la fois audacieux et risqué. Pourquoi faire semblant de nous (re)trouver avec le même rapport aux images qu’il y a un siècle ? Mais la fascination devant ces agencements urbains opère aussi à double détente, car si nous retrouvons du Kubrick ou du Lang dans un coin de rue thaïlandaise ou chinoise, c’est que l’imaginaire cinématographique a aussi remodelé le réel.
Ce feuilletage permanent entre instantanés documentaires, et récit ouvertement théâtralisé, baigné par une esthétique du studio, à la limite du désuet fait donc fi des barrières théoriques : documentaire / fiction ; passé / présent ; naturel / artificiel ; réel / simulacre ; masculin / féminin. Mais apparaît une dernière distinction plus épineuse, qu’il faut bien mettre sur la table : Asie contemporaine / imaginaire colonial.
Miguel Gomes se mettrait-il lui-même des bâtons dans les roues de ses différents moyens de transport ? D’autant plus que le film joue ouvertement avec un charme rétro immédiat, dans sa matière même (16 millimètres noir et blanc à grain visible) et son appétit du pastiche. Grand Tour est aussi un grand retour au cinéma de ses cinquante premières années, aussi bien pour sa matière documentaire « primitive » que pour ses inspirations fictionnelles, mixte de screwball comedy (Edward héritant du flegme de Cary Grant et Molly des éclats de rire de Katharine Hepburn), et artifices d’un Orient fantasmatique « à la Josef von Sternberg ». Soit. Mais à trop jouer avec ce dandysme formel en 2024, ne risque-t-on pas de se brûler les doigts ? C’est précisément quand le film se rapproche, presque dangereusement, d’une imagerie délicate, qu’il sait les esquiver.
Ainsi, deux scènes de jungle, tournée en studio (jouant donc déjà le risque d’un effet « amas de plantes vertes »), mettent en scène des moments de rencontre et de possible séduction entre Edward et deux femmes, une en Thaïlande, l’autre en Chine. La première scène en Thaïlande joue sur la sensualité paradoxale d’un cactus caressé avec les mains qui devient presque un instrument de musique (les épines créant des sons proches de la guimbarde). Le mouvement des mains, la surprise musicale, les échanges de regards – dirigés vers la caméra – comblent l’incompréhension langagière entre l’homme et la femme, mais seulement en partie, en laissant voir aussi leurs différences de réaction.
Plus tard, Edward, arrivé en Chine, sur une chaise à porteurs en bambous (provocation ?!) croise une femme se déplaçant avec le même appareil. Il croit reconnaître en elle une femme de sa classe, avec laquelle pourquoi pas, entamer un jeu de séduction, avant de se rendre compte qu’elle-aussi, effectue un long trajet pour rejoindre son futur mari. Quiproquo né de la distance culturelle et morale, qu’on pourra interpréter de différentes façons. De toute façon, le vieil ami d’Edward lui confiera, au terme de son voyage que « l’homme banc ne peut pas comprendre la spiritualité orientale », qu’il n’est pas prêt à être transcendé par elle.
Si cette spiritualité nous reste étrangère, il nous reste au moins celle du cinéma, celle d’une lumière traversant un œil mécanique et impressionnant sur pellicule des fragments de culture et de temps, plaide Miguel Gomes. Quand il revient à l’essentiel, le film, pourtant éminemment post-moderne (pastiches, décalages, soupçon d’ironie) retrouve ainsi un pur geste moderne : l’auscultation d’un couple en crise (la filiation Bergman, Antonioni, Godard, Garrel) couplée à l’épiphanie du moment (que ce soit une mécanique urbaine, un geste ou un regard).
À cause de sa logique de répétition, le voyage de Molly pourrait pâtir d’un effet « retour sur les lieux ». C’est un risque que prend le film, déjà conjuré par l’abattage de son actrice, merveilleuse Crista Alfaiate, visage radieux et rires étouffés en réponse aux remarques condescendantes des hommes. Risque définitivement écarté par une écoute et une attention plus affutée que celle d’Edward. Grâce à l’amitié qu’elle construit avec Ngoc, ancienne domestique vietnamienne avec qui elle poursuit son voyage, qu’elle sait à quelle heure et sous quelle lumière observer le passage de l’esprit des morts, matérialisées à l’image par des bulles et des fumées.
Toujours dans la logique de répétition, les situations documentaires semblent se répéter : deux karaokés poignants, un My Way éploré sous les néons d’un bar enfumé (côté Edward), et un standard asiatique langoureux, par un crooner resté sur les bords d’un fleuve et berçant le passage des bateaux. La variation de registre éclaire aussi sur la différence de caractère des deux personnages. De ce Grand Tour dont ils ont, en partie, répété l’itinéraire, Edward et Molly ont-ils vu et retenu les mêmes choses ? Et nous donc, comment nous souviendrons-nous du film ? Comme une banque d’images et d’ambiances ou une odyssée psychologique ?
Avant de répondre à la question, nous pouvons encore continuer à rêver le film. C’est la plus élégante invitation qu’il nous adresse.
Grand Tour, Miguel Gomes, 27 novembre 2024.