Art contemporain

Lares de vivre – sur « Tituba, qui pour nous protéger ? » au Palais de Tokyo

Critique

Onze femmes artistes questionnent ancestralité et présences tutélaires dans les cultures diasporiques africaines et caribéennes. Un parcours bref mais généreux qui croise, sous les auspices de Maryse Condé, jeunes scènes britannique, nord-américaine et française.

Il n’y a que deux salles, mais qui font admirablement « monde » sous la houlette de la jeune curatrice Amandine Nana. Une première salle sombre, une seconde lumineuse, séparées par une sorte d’arche où l’on peut s’asseoir et lire quelques ouvrages utiles à la décolonisation des savoirs.

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Par exemple Moi, Tituba sorcière noire de Salem (1986) de Maryse Condé, qui donne son titre et son inspiration à l’exposition, l’essai L’Atlantique noir (1993) de Paul Gilroy, sur la culture des diasporas africaines, ou encore, de la poétesse féministe, lesbienne et militante du Black Arts Movement Audre Lorde[1], l’autobiographie Zami, une nouvelle façon d’écrire mon nom (1984).

La question qui préside à l’accrochage ne manquera pas de résonner en chacun·e de nous : « Qui invoquons-nous lorsque plus rien en ce monde physique ne semble en mesure de nous protéger ? » Il est vrai qu’entre Trump, Poutine, Netanyahou, Bardella et l’État islamique (pour ne reprendre que quelques angoisses françaises) + la sixième extinction de masse et la fin du monde en général, on se demande si la pelle de Jardiland sera meilleure que celle de Truffaut pour creuser le trou où s’enterrer (à défaut d’atterrir, comme le promettait Bruno Latour). On a donc besoin de se réchauffer et cette exposition ne manque pas, en ce sens, d’amitié(s). On y trouve onze artistes femmes nées pour la plupart dans les années 1990 en Amérique du Nord, France ou Grande-Bretagne et issues des diasporas caribéennes et africaines. Certaines sont déjà des stars, d’autres sont encore émergentes.

À l’ouverture de Zami, demandant d’où elle tire sa force, Audre Lorde écrit : « Des images de femmes, torches enflammées, ornent et balisent les lisières de mon chemin, telles des digues entre moi et le chaos. Ce sont ces images de femmes, généreuses et cruelles, qui m’indiquent la voie pour me rendre chez moi. »

C’est une représentation de ces femmes en feu qui accueille la·e visiteur·se au seuil de « Tituba » : un triptyque, portatif par sa taille, intitulé Change is Inevitable (2021-2022) et dû à l’Américaine Naudline Pierre. Celle-ci tire son inspiration de ses visites régulières aux Cloîtres du Metropolitan Museum of Art de New-York, cinq ensembles architecturaux importés de France qui abritent les collections d’art médiéval du musée : « Je peux puiser ce que je veux dans cette histoire, explique-t-elle, et tout reformuler pour y intégrer ce que je veux voir. » En anglais, elle dit « reframe », c’est-à-dire recadrer, au sens de changer d’angle, de point de vue. Changer d’histoire par rapport à l’Occident, redéfinir ce qu’on voit. C’est-à-dire, aussi, faire venir, intégrer, accueillir des éléments jusque-là restés hors-champ.

C’est comme si Naudline Pierre retrouvait la protection et la source dont parle Lorde : des « femmes généreuses et cruelles » qui constituent « des digues entre moi et le chaos ». Ne dit-elle pas invoquer les personnages de ses tableaux comme si c’étaient des esprits ? Au centre du triptyque précité, on aperçoit celle que l’artiste appelle sa « protagoniste », une créature à sa ressemblance (mais qui, précise-t-elle, n’est pas elle), en train de baiser la bouche d’un ange. Ce faisant, elle en perce également l’aile avec une épée lumineuse. Si l’image convoque l’iconographie de saint Georges, ce n’est pas pour symboliser la lutte du bien contre le mal : la flamme ou le coup porté sont synonymes de changement plutôt que de simple destruction. À propos d’Elemental Forces (2022), acrylique sur papier ici exposée, voici ce qu’on lit dans le catalogue de sa galerie : « Un équipage de séraphins et de serpents vole dans un ciel changeant, laissant dans leur sillage des flammes et des éclats d’énergie. »

Aidé·e par l’obscurité de la salle, on expérimente un véritable espace « domestique » à la fois ouvert et clos, présent ici et, en même temps, ailleurs.

Pour s’installer dans « Tituba », il faut évidemment penser le monde sans dualisme. On n’y verra jamais de figures singulières en lutte : au contraire, des familles, des communautés, y compris dans l’articulation fondatrice de l’exposition qui est le deuil en rapport avec « l’ancestralité », au sens que lui donne l’anthropologue Arturo Escobar dans tel article : « L’ancestralité ne relève pas d’un attachement intransigeant au passé, mais d’une mémoire vivante tournée vers un futur où l’on imagine et défend des conditions pour persister comme mode d’existence distinct et vivant. » Non pas dans un monde unique, donc, mais dans le « plurivers », selon le concept qu’Escobar emprunte aux zapatistes : « un monde fait d’une multitude d’autres mondes ».

Ce plurivers se retrouverait par exemple dans l’installation très haptique de la Française Monika Emmanuelle Kazi. Dans un angle de la première salle, deux fois deux fenêtres en aluminium (Le Mariage de, 2023, et The Garden of Long Ago, 2023), qui sont aussi des miroirs comme fissurés et accrochés aux murs, surplombent des briques blanches et brunes, en céramique et en ciment, posées dans du sable (Terre-plein, terres mères, 2022). L’ensemble évoque, dit le cartel, la cour de la maison des grands-parents de l’artiste à Brazzaville. On apprend en outre que le motif de croix que portent les briques est issu de la cosmologie Kongo et lié au cycle vie-mort.

Sans le cartel, cela fonctionne aussi : aidé·e par l’obscurité de la salle, on expérimente un véritable espace « domestique » à la fois ouvert et clos, présent ici et, en même temps, ailleurs. Les miroirs n’en sont pas tout à fait : il s’agit de peinture au nitrate d’argent sur du verre. En s’approchant, on distingue des groupes humains et l’on se voit dedans. Ancêtres, amis qui nous font signe depuis un autre monde, encapsulé derrière une grille de métal. L’effet de mise en abyme et d’appel mélancolique est d’autant plus puissant que les personnages du Mariage de semblent comme arrêtés pour une photo-souvenir et que The Garden of Long Ago est structuré par une perspective issue de fenêtres en arrière-plan.

Dans la seconde salle, lumineuse, se font face des photographies qui renvoient, là encore, au sentiment de communauté et à cette « faculté de communiquer avec les invisibles, de garder un lien constant avec les disparus, de soigner, de guérir » qui caractérise Tituba, la narratrice du roman de Maryse Condé. D’un côté, les Françaises Claire Zaniolo et Massabielle Brun proposent, chacune dans un registre différent, des albums de famille sur fond de traversée atlantique. La première célèbre l’amour kitsch que l’on peut porter à la photographie domestique. La seconde expose et cache à la fois dans un filet de pêche des archives issues, pour la plupart, de studios professionnels. En face, la vétérane de l’exposition, la Russo-Ghanéenne Liz Johnson Artur, née en 1965, documente les manifestations Black Lives Matter de Londres en 2020. Les photos de Time Don’t Run Here (2020-2021) sont imprimées sur des pages de romans historiques en braille qui permettent d’éprouver la durée, en tous les sens du terme.

Deux sculptures britanniques appellent enfin à une expérience en rapport avec la mort : l’armoire renversée remplie de coupes et verres brisés de Rhea Dillon (A Caribbean Ossuary, 2022) et la tenture « percée » de Tanoa Sasraku (A Tower To Say Goodbye, 2021). Cette dernière, réalisée en papier journal, remplit le cahier des charges de l’hybridation diasporique, rappelant à la fois, dit le cartel, « des motifs tartans écossais » et, par ses franges, les « étendards Asafo du peuple Fante » des ancêtres ghanéens de l’artiste. Pour la·e visiteur·se non informé·e, c’est surtout une figure à la fois fantomatique et enveloppante grâce à (ou malgré) ses supposés « manques » : Tanoa Sasraku nourrit par ailleurs une réflexion LGBTQIA+ sur la question de la « pauvreté » artisanale.

Rhea Dillon a choisi quant à elle d’enfermer dans un vaisselier des objets de luxe populaires en cristal taillé (compotiers, saladiers, verres, etc.) récoltés à Marseille. Elle a expédié l’ensemble à sa galerie londonienne, raconte-t-elle, mais comme rien n’était protégé, une partie s’est brisée durant le voyage. La vitrine est exposée couchée au sol, tel un bateau de migrants caribéens ou d’esclaves africains qui n’ont pas choisi « d’arriver » (arrive), explique l’artiste, mais ont été « débarqué·es » (landed). Les brisures du verre évoquent évidemment la perte et les traumas, mais aussi un ossuaire – c’est le titre – « dans lequel leurs âmes ont été libérées ». En effet, comme le note avec humour Audre Lorde dans Zami, « une option ouverte à toutes les âmes africaines qui s’aventurent dans un environnement qui ne leur convient pas » est de remballer leur « kra » et de s’éclipser fissa. Dans la mythologie des peuples akan, le kra est une force de vie d’origine divine, impersonnelle, qui est aussi une sorte de jumeau ou jumelle de son ou sa possesseur·e.

Des plantes cueillies, l’ouverture d’un tunnel, une porte, une île : autant de façon d’aborder les œuvres qui suivent, de s’y faire une place. Les échos formels ne manquent pas.

Ce qui explique entre autres que la thématique du deuil au centre de « Tituba, qui pour nous protéger ? » n’est pas présentée sous l’aspect négatif ou morbide que la perte peut avoir en Occident. Au milieu de la première salle trône ainsi un des Potomitan (2024) de la Franco-Guadeloupéenne-Congolaise Naomi Lulendo, sous-titré Nuit noire, ombre portée. Le poteau en plein « mitan », comme son nom l’indique, est dans les sociétés antillaises un pilier incontournable : il représente la mère dans la famille, mais aussi, en Haïti, l’axe du monde. Il est donc évidemment indestructible et immortel.

Cette permanence et cette rotondité animent Cette maison (2024), œuvre vidéo très sensible de la Canadienne Myriam Charles, projetée au début du parcours. Cette maison fut d’abord un long métrage, sorti en 2022, sur un sujet tragique : l’assassinat, en 2008, d’une des cousines de l’artiste, âgée de 14 ans. La version « courte » superpose une sorte de tondo aux images du film, tondo dans lequel se déroulent des plans ou des séquences parallèles, qui parfois se fondent dans l’image principale. C’est aussi le rappel d’un trucage cinématographique qui signalait jadis l’entrée dans la fiction ou, selon le contexte, une scrutation à la longue-vue. Si bien que le sujet (la jeune fille morte) est à la fois comme intimement rapproché et mis à distance, parfois dans une sorte de diorama déréalisant, sur fond de végétation haïtienne. La maison, les plantes deviennent les éléments d’un rituel qui tourne en boucle : la vidéo se joue sans que le début ou la fin en soient signalés – n’était qu’une suite de trois chants, indique le cartel, en marque la progression.

Ces chants haïtiens (dont un traditionnel et une prière) nous suivent jusqu’au bout de l’exposition. Et les images de Cette maison guident en quelque sorte le parcours de « Tituba, qui pour nous protéger ? ». On y aperçoit des plantes cueillies, l’ouverture d’un tunnel, une porte, une île : autant de façon d’aborder les œuvres qui suivent, de s’y faire une place. Les échos formels ne manquent d’ailleurs pas entre les travaux présentés : L’Appel (2024) d’Inès Di Folco Jemni rappelle ainsi les femmes tutélaires célestes et/ou en flammes de Naudline Pierre : il s’agit d’un triptyque accroché très en hauteur, dont les panneaux flottent tels les voiles d’un navire ou des tapisseries médiévales. Il commente un épisode du Tituba de Maryse Condé, tout comme la sculpture When Day and Hour Come (2024) de l’Américain·e-Haïtien·ne Abigail Lucien, dont les briques dialoguent avec celles de Monika Emmanuelle Kazi.

La bande-son de Cette maison a peut-être aussi pour nous l’effet que Paul Gilroy suppose à la musique noire « Atlantique », hybride, diasporique : « Ces gestes de communication n’expriment pas une essence qui existerait en dehors des actes qui les réalisent », écrit-il dans L’Atlantique noir. Ils « transmettent par là les structures du sentiment racial à des mondes plus vastes, encore inexplorés (uncharted). » Expérimenter « Tituba », c’est assurément s’ouvrir à ces mondes plus vastes, pluriels, amicaux. C’est aussi accepter de les laisser « uncharted », c’est-à-dire non-cartographiés.

« Tituba, qui pour nous protéger ? », Palais de Tokyo (Paris), jusqu’au 5 janvier 2025.


[1] Signalons, sur un mode plus archiviste, l’exposition « Correspondances. Lire Angela Davis, Audre Lorde, Toni Morrison » au Crédac d’Ivry jusqu’au 15 décembre 2024.

Éric Loret

Critique, Journaliste

Notes

[1] Signalons, sur un mode plus archiviste, l’exposition « Correspondances. Lire Angela Davis, Audre Lorde, Toni Morrison » au Crédac d’Ivry jusqu’au 15 décembre 2024.