Gueule de métaphore – sur La Mâchoire de Freud de Yann Diener
Il est assez tentant, par une espèce de phénomène de contamination, de se risquer à quelques jeux de mots, possiblement oiseux, lorsqu’il s’agit d’évoquer le livre d’un psychanalyste lacanien. On essaiera de ne pas trop céder à cette pente, car il serait dommage de gâcher le plaisir qu’on a éprouvé, et que l’on aimerait partager, à la lecture de La Mâchoire de Freud, le formidable récit que propose aujourd’hui Yann Diener, connu pour être ce que l’on peut appeler le « psychanalyste de service » de Charlie Hebdo, où il donne des chroniques.
Mais si c’est là sa fonction journalistique, associée à son activité professionnelle de clinicien, c’est surtout comme écrivain qu’il faut le saluer : on parle volontiers de récit, plutôt que d’essai, à propos de son ouvrage, car voilà un livre qu’il est bien difficile de classer selon un genre strictement établi, tant sa caractéristique semble être d’abord la liberté. Cette liberté fait qu’on le dévore littéralement, ou plus exactement qu’on assiste, de plus en plus intrigué, à cet étrange processus : l’auteur est comme dévoré lui-même par son sujet, dont la métaphorique mâchoire semble se resserrer progressivement sur son être, au point qu’il en ressente d’étranges symptômes.
Précisons : Yann Diener s’intéresse, et c’est évidemment le fait de sa spécialité double de clinicien et d’intellectuel, au langage, à sa production, à sa possible fabrication dans notre temps de machines et de perfectionnement vertigineux de l’intelligence artificielle. Il le fait en essayant assez classiquement d’adapter la démarche de Victor Klemperer sur l’envahissement de la langue allemande par la terminologie nazie (dans son livre célèbre de 1947, LTI-Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich) à la situation contemporaine, où nombre de termes techniques, venus en partie du langage informatique, semblent ainsi avoir colonisé nos modes d’expression.
Ce faisant, selon un principe de libre association qui n’étonnera pas de la part d’un psychanalyste, Diener en vient à rencontrer le cas du père fondateur, si l’on ose dire, Sigmund Freud : celui-ci a souffert d’un cancer de la mâchoire, diagnostiqué en 1923 (il avait soixante-sept ans et subira une trentaine d’opérations dans les seize dernières années de sa vie), qui l’obligea à recourir à des prothèses très inconfortables, voire franchement douloureuses et parfois même catastrophiques. L’appareil, souvent renouvelé et qu’il surnommait « le monstre », l’empêchera presque, en certaines périodes, de parler… mais pas de continuer à fumer les petits cigares qu’il affectionnait.
La « mâchoire de Freud » devient dans le texte de Diener une sorte de matrice pour mener une réflexion sur les mécanismes contemporains de la parole, en même temps qu’elle produit sur notre auteur un effet singulier : il se sent atteint d’un mal qui l’inquiète et le conduit à consulter un confrère dentiste, le bien nommé docteur Zähne … Ici, avouons-le, on se demande si une forme de fiction ne prend pas le relais de l’analyse pour mieux nous maintenir en haleine, à moins que le hasard seul ait voulu que le dentiste portât précisément le nom de ce qu’il est supposé soigner (Zähne signifie les dents, en allemand). À vrai dire, on n’est sûr de rien dans le parcours que nous propose Diener, dont le nom pourrait se traduire en allemand par « serviteur » ou, en poussant beaucoup, « serveur », mais qui évoque aussi, lorsqu’on le prononce à l’anglaise, la possibilité d’un dîner au restaurant… ce qui n’est pas sans rapport avec une certaine activité de la mâchoire.
La seule chose qui apparaisse avec certitude à la lecture, c’est l’espèce d’allégresse communicative d’une pensée toujours en mouvement, qui fait partager avec humour ses inquiétudes : sur la santé – et le devenir – de notre langue, et un peu sur celle de l’auteur, même si les tests auxquels il se soumet ne révèlent aucune anomalie notable, en dépit de ses cauchemars, si ce n’est un symptôme fort banal de « bruxisme nocturne » (il serre les mâchoires en dormant, si bien qu’on lui conseille le port d’une « gouttière », bien plus commode que la prothèse de Freud !).
Plus encore que la méticulosité de son enquête, c’est la forme même du livre de Diener qui fait adhérer à son plaidoyer pour une parole libérée
Surtout, son livre nous fait voyager par mille détours du cabinet de Freud à un autoportrait de Francis Bacon ou du génial roman un peu oublié de Romain Gary/Émile Ajar, Gros-câlin, au cas de Philippe Lançon, camarade de Charlie Hebdo, qui a raconté dans Le Lambeau la « reconstruction » de sa mâchoire détruite par une balle de kalachnikov lors de l’attentat du 15 janvier 2015 à Paris. Diener cite un passage-clé, selon lui, du beau livre de Lançon, qui l’a aidé, dit-il, à mieux comprendre Freud : « Depuis quelques temps, je ne me sentais plus adapté à un métier affolé, affolant, exigeant de coller à un monde qui allait beaucoup trop vite et trop brutalement pour moi. L’actualité était devenue une galerie des glaces, remplie de lampes surchauffées qui n’éclairaient plus rien, et autour desquelles voltigeaient des nuages de moustiques de plus en plus stupides, moralisants, publicitaires, nerveux. Désormais, toute parole, toute phrase me faisait sentir son prix. Ma mâchoire détruite avait une gueule de métaphore et ce n’était pas plus mal comme ça. »
Avoir « une gueule de métaphore », c’est une façon de dire en effet le désir d’échapper au phénomène en cours de robotisation de la langue, dont la dénonciation fait bien le fil directeur du livre, qui ne se promène pas seulement – et c’est merveilleusement plaisant – entre les références et appontements de textes (de Roman Jakobson à Franz Kafka, de Robert Desnos à James Graham Ballard), mais se présente aussi comme une véritable enquête, où Diener rencontre par exemple un ingénieur de Google, réfléchit à un programme informatique, essaie de comprendre les rouages du langage artificiel produit par les machines contemporaines… lesquelles résistent justement aux métaphores et autres pirouettes lacaniennes.
Lui-même, du reste, explicite très clairement la dimension empirique de sa démarche : « La prothèse de Freud nous renseigne sur notre rapport à la parole aujourd’hui : dans un rêve de communication sans limites, nous équipons toujours plus de prothèses informatiques. Les robots de conversation sont nos mâchoires mécaniques ultramodernes. J’ai eu envie de connaître ceux qui les conçoivent et les programment. Pour savoir ce que nous fabriquons avec ces nouvelles mâchoires, j’ai appris leur langage. »
Peut-être pourra-t-on juger, à partir de là, que l’auteur force un peu le trait, en présentant Chat GPT et ses avatars comme des « robots-muselières » ou des « robots-hachoirs de conversation »… Il n’empêche qu’il réussit sans peine à nous persuader des dangers d’une forme de mécanisation du langage, paradoxalement menacé par les artifices aujourd’hui ultra-perfectionnés supposés en augmenter les pouvoirs.
Plus encore que la méticulosité de son enquête ou la pertinence de ses arguments, c’est bien la forme même du livre de Diener qui fait adhérer à son plaidoyer pour une parole libérée des entraves dont on attend pourtant qu’elles la multiplient. Comment, en effet, imaginer que cet art buissonnier, digressif, inventif, qui est en propre celui de l’écriture, puisse être le produit calibré d’une machine, si élaborée soit-elle ? Ce n’est pas pour rien que la poésie est alors désignée, dans les pages ultimes du livre, comme une sorte d’horizon de vérité d’une langue insoumise aux seuls critères de l’efficacité : l’auteur en revient au linguiste Roman Jakobson, cite le poète Armand Robin et donne pour ainsi dire le dernier mot à Robert Desnos pour suggérer la magie de l’instable contre les froideurs roides et sans surprise des ordinateurs jargonnant.
Sans doute y a-t-il une part d’idéalisme à répéter avec une telle insistance la foi nécessaire en l’irréductibilité d’un usage personnel des mots, réinventés dans leur agencement subjectif toujours recommencé, et dont l’histoire de la littérature suffit à témoigner, tout simplement. Mais ce qu’il ne faut pas craindre d’appeler la fantaisie de Diener, au service pourtant d’une parfaite rigueur de son propos, fût-il parfois elliptique ou procédant par les raccourcis de l’association d’idées, nous persuade – par le plaisir même qu’elle nous procure – que nous pouvons échapper encore à l’ennui du formatage, au désarroi uniforme des codes, à l’abêtissement des machines ignorantes des beautés de l’hésitation ou de l’humour. Ne serait-ce que pour cet agrément, où entrent les bonheurs conjoints et malicieux de l’esprit et de la langue, nous devons lui être reconnaissant.
La Mâchoire de Freud, Yann Diener, Gallimard, octobre 2024.