Exposition

Qui est donc le fou ? – sur « Figures du fou » au Louvre

Philosophe, historien des sciences et psychanalyste

Dans les marges, le « fol » incarne une figure d’exception : celle qui juge la raison humaine, révélant ses vides et ses vanités. L’exposition qui lui est consacrée au Louvre dévoile, à travers une foule de chefs-d’œuvre picturaux et petits objets saisissants, la lente construction de ce motif, miroir critique d’une sagesse qui doit se mesurer à elle-même.

publicité

Il y a pratiquement deux siècles, Auguste de Forbin, un de ces aristocrates modernisateurs typiques de la Restauration, confronté à l’obligation de restituer des milliers d’œuvres d’art accumulées par Napoléon au Louvre, décidait de transformer ce musée en un outil scientifique et pédagogique sans précédent : qu’on n’y vienne pas simplement admirer les belles dépouilles des vaincus, mais qu’on vienne s’y instruire, voire s’y former, et réfléchir non seulement à l’art mais à son histoire et à sa signification la plus générale, dans un environnement qui constituait, en fait, une des prémisses des « sciences morales » en formation. 

Dans le hall Napoléon rénové, c’est à un projet fidèle à cette inspiration qu’on a le bonheur de se confronter. Avec toutefois un point qu’il faut tout de suite énoncer : on ne profitera pleinement de cette exposition qu’après un détour à la boutique, le catalogue étant ici un accessoire indispensable pour bien en saisir la portée. Les cartels, en effet, ne donnent, par la force des choses, que des indications trop succinctes non seulement sur ce que sont les objets et tableaux présentés, mais sur ce qu’il faut y voir. Car ils sont, dans leur enchaînement chronologique, les maillons d’un assez long argument qui donne effectivement matière à réflexion.

Le pur flâneur aura de toute façon bien de quoi s’émerveiller. C’est une foule de petits objets aux détails saisissants, de figures gravées sur des supports (notamment religieux) assez surprenants, et qui ont presque tous gardés pour nous le caractère « extravagant » qui avait probablement pour fonction d’exciter le regard et le questionnement des premiers spectateurs. Qui, ainsi, a pu dépenser la somme phénoménale qu’a dû coûter l’incroyable « vanité » d’ivoire, datée de 1520, figurant d’un côté une femme et de l’autre un squelette ? Pourquoi diable, en cadeau princier à Henri VIII d’Angleterre, a-t-on confectionné cet invraisemblable casque d’armure à lunettes dorées (accessoire paradigmatique du « fol ») auquel, semble-t-il, on a par la suite adjoint deux cornes entortillées ? Mais ce sont aussi des chefs-d’œuvre picturaux extrêmement célèbres, et notamment des « nefs des fous », qui constituent le point de convergence de tous les artefacts ici rassemblés.

Qu’est-il, alors ? Peut-être celui qui juge le juge, et qui, pour ne pas être un ferment de dissolution de toute vie collective, doit surtout rester dans les marges, malgré cette fonction suprême

Plastiquement, on est frappé de ceci que les représentations visuelles des « fols » sont des images contraires, connotant à la fois l’enflure et la vacuité, tendant à la sagesse humaine un « miroir » de sa folie, et instituant le fol, dans sa marginalité même, comme juge suprême de ses prétentions. Or, à la différence des images chimères, chères à Carlo Severi, et qui tendent à instituer un rapport paradoxal avec un « autre monde », invisible, qui ferait irruption dans le nôtre, nulle transcendance, ici. Ces images contraires sont immanentes à la vie humaine, à ses conflits moraux et sociaux, et elles cristallisent tout un système d’inversions qui n’a rien à voir avec le surnaturel. Sauf rares exceptions, le fol n’est jamais démoniaque.

Qu’est-il, alors ? Peut-être celui qui juge le juge, et qui, bien sûr, pour ne pas être un ferment de dissolution de toute vie collective (tout le monde ne saurait juger le juge !), doit surtout rester dans les marges, un individu d’exception, alors même qu’il est investi de cette fonction suprême. Suprême, et indispensable : si la sagesse humaine a le moindre sens, elle doit pouvoir, réflexivement, se juger elle-même, et donc, parfois, juger « folle » (c’est-à-dire « vide », vaine et creuse) sa propre sagesse — pour qu’elle garde la mesure proprement humaine qui est sienne.

L’exposition raconte très bien comment ce motif se construit peu à peu, sur des bases pourtant distinctes, et qui ne cesseront pas, d’ailleurs d’exercer leur influence sur les métamorphoses du fol. Car « au départ », le fol (inspiens) est celui qui ne croit pas en Dieu. Tension remarquable : car croire, la foi même est, rappelle le Christ en personne, une « folie » aux yeux du monde. C’est d’ailleurs à ce titre que divers ordres religieux, jusqu’aux frères de la charité au début du XIXe siècle, recueilleront les malades mentaux — lesquels sont à distinguer des fols, au moins parce que ces derniers semblent détenir une fonction sociale critique, et assumée comme telle.

De la « nef des fous », image introduite par Sebastian Brant en 1494 avec un succès fabuleux (seule la Bible se serait davantage vendue !), qui dénonce en moraliste assez convenu les folies du temps, à l’Éloge de la folie d’Érasme, c’est un virage fascinant qui s’opère. Car Érasme paraît donner sa tournure proprement moderne à la figure du « juge jugé », du sage fou de se croire sage, et du fou sage de se connaître fou. Sous sa plume, pourrait-on dire, le fol devient ce que Deleuze appelait un « personnage conceptuel », plus qu’une figure incarnée et personnelle. Il est Érasme, certes, qui rit et donne à rire de toute sagesse, y compris de lui-même comme sage, mais aussi bien, renversement inédit, tout le monde, équipé par là du pouvoir et surtout du droit de « juger les juges ». Il s’en est fallu de peu. Car si Érasme est un émancipateur ironiste, à cet égard, c’est au contraire à des fins de quasi-exorcisme, tout à la fois religieux, social et politique, que le franciscain Thomas Murner, auteur en 1512 de La Conjuration des fous, lisait Brant — le fou par excellence étant Luther !

Or le triangle Brant-Murner-Érasme jette une lumière nouvelle sur les fameux tableaux de Bosch et Brueghel et les illustrations de Dürer pour La Nef des fous de Brant, qui sont les morceaux de résistance de l’exposition. Car ils permettent peut-être de conjecturer pourquoi la représentation visuelle du fol va soudain connaître, au tournant des années 1550, une stupéfiante éclipse. Avec la Contre-réforme, puis l’absolutisme, toutes les expressions collective matérielles, de l’inversion des hiérarchies et des dignités vont progressivement s’éteindre. Les « compagnies joyeuses », dont la fameuse « infanterie dijonnaise », mais aussi, le jour de la fête de la Circoncision du Christ, l’élection du « pape des fous » et son incroyable rituel, tout cela va disparaître. 

L’exposition, et les savantes analyse du catalogue, le constatent. Mais nous revient pourtant en mémoire un autre « éloge de la folie », celui de Pascal. Éloge très autocritique, d’ailleurs, parce que le pseudonyme de l’auteur des pensées était Salomon de Tultie, ce que tous les latinistes rapprochaient bien sûr à la fois de stultitia, la sottise ou la folie, et du Salomon de la Sagesse, muni par la tradition de son fol, Arnulphe, qui en inversait les sentences avec profondeur. Mais cette « folie »-là, à la Pascal, est tellement spiritualisée, psychologisée, internalisée — et surtout personnalisée comme la clé du jugement critique de chacun sur sa finitude implacable et son égarement de pécheur, qu’elle n’a plus d’image incarnée — encore moins de rituel collectif pour se soutenir publiquement. Et la boucle, ainsi, est bouclée : la vraie folie c’est, comme « au départ », la foi du chrétien. 

Le libertin qui se croit sage est plus fou (insipiens) que les fous. On ne critiquera plus les folies morales et sociales de l’amour, des passions, ou de l’orgueil, comme autant de boursouflure à dégonfler, geste dont le fol était l’agent d’exception, jouissant pour cela d’une immunité extraordinaire dans ces sociétés à ordres qu’étaient les sociétés médiévales. Tout se passe comme si, en somme, l’inversion-distanciation objectivée dans des images, des costumes, des accessoires, des rituels, basculait dans le concept, dans la réflexivité morale purifiée et l’intériorité nouvelle des individus modernes. Il y a peut-être ici des choses à se représenter, mais plus à peindre.

C’est pourquoi aussi la fin de l’exposition, qui montre quelques pièces impressionnantes de la peinture romantique de la folie, laisse perplexe. Tout d’abord, elle revient au sens moderne de la folie comme « aliénation mentale », alors que le destin des fous en ce sens morbide précis avait été soigneusement tenu à distance jusque-là. Le fol n’était pas le fou, et voilà que le fou d’asile, le fou des psychiatres, après une invisibilisation picturale de deux siècles, occupe in fine le devant de la scène. L’historien de la psychiatrie en tirera peut-être quelque chose, cependant : bien des tentatives émancipatrices (de la redécouverte à la Queneau des « fous littéraires » à l’anti-psychiatrie italienne, etc.) ont tenté de retrouver quelque chose de perdu sous nos figures positivistes de la folie-maladie mentale. 

Mais pouvaient-elles y retrouver autre chose que la vieille figure du fol et, par conséquent, des opérations d’inversion critique qui ne nous ouvrent pas tellement la perspective d’un futur affranchi des préjugés normatifs et scientistes, mais, bien plutôt, le souvenir oublié de rituels très anciens — un pur passé projeté sur l’avenir, donc, ce qui en explique, peut-être, toutes les impasses politiques et les illusions épistémiques ?

« Figures du fou – Du Moyen Âge aux Romantiques », au Louvre du 16 octobre 2024 au 3 février 2025.


Pierre-Henri Castel

Philosophe, historien des sciences et psychanalyste, Directeur de recherche au CNRS