Littérature

L’inquiétante étrangeté du monde – sur Le Double : Voyage dans le Monde miroir de Naomi Klein

Écrivain

Avec un livre en abyme, Naomi Klein entraîne le lecteur dans un voyage vertigineux à la poursuite du Double, le sien, une certaine Naomi Wolf avec laquelle on la confond souvent, égérie du féminisme dans les années 1990 passée au complotisme anti-vax et d’Al Gore à Steve Bannon, mais aussi le Double comme paradigme de notre temps en proie à l’inquiétante étrangeté de notre monde, avec ses miroirs, ses moi artificiels, ses réalités fabriquées.

J’ai lu deux fois Le Double de Naomi Klein. Normal me direz-vous avec un titre pareil, mais si je l’ai lu deux fois, ce n’est pas seulement à cause de son titre mais en raison de sa richesse et des multiples étapes de ce voyage dans ce que Klein appelle « le monde miroir ».

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Je l’ai lu une première fois au pas de course, enjambant les obstacles, pour tenter de saisir l’unité de ce livre kaléidoscopique qui embrasse des sujets aussi différents que l’univers marchand des logos, la crise climatique, l’épidémie du Covid, la question du double chez Freud ou Philip Roth, l’ère politique des bouffons à la Donald Trump ou Javier Milei, le suprématisme blanc, la généalogie américaine du nazisme, le conflit israélo palestinien, mais aussi des questions plus personnelles comme le rapport à son double, une autre Naomi (Wolf) avec laquelle on la confond souvent, une ex féministe qui a viré complotiste à la faveur du Covid, devenue proche collaboratrice de Steve Bannon le maitre à penser de l’alt right, ou encore la campagne électorale au Canada de son mari candidat à la députation à laquelle elle participe tract en main dans les escaliers d’immeubles, et jusqu’au sujet plus délicat pour elle de l’autisme de son fils qualifié de « neurodivergent » par les médecins, une condition qui est selon elle un symptôme contemporain du rejet de l’Autre, du différent, du Double.

Je l’ai relu une deuxième fois, plus lentement, en étant attentif aux jointures de son texte, aux associations d’idées qui guident son raisonnement, plus narratif que déductif, parcourant une à une les surfaces réfléchissantes de ce « monde miroir », ces plans découpés qui donnent à ce livre sa profondeur de champ et son sujet véritable : la décomposition spectrale de notre folie collective. Entre les anti-vaccins, les influenceurs du bien-être et les démagogues de l’extrême droite, le livre déploie un arc narratif qui évoque davantage la fragmentation cubiste de l’objet que la polyphonie musicale à laquelle


Christian Salmon

Écrivain, Ex-chercheur au CRAL (CNRS-EHESS)

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