L’inquiétante étrangeté du monde – sur Le Double : Voyage dans le Monde miroir de Naomi Klein
J’ai lu deux fois Le Double de Naomi Klein. Normal me direz-vous avec un titre pareil, mais si je l’ai lu deux fois, ce n’est pas seulement à cause de son titre mais en raison de sa richesse et des multiples étapes de ce voyage dans ce que Klein appelle « le monde miroir ».
Je l’ai lu une première fois au pas de course, enjambant les obstacles, pour tenter de saisir l’unité de ce livre kaléidoscopique qui embrasse des sujets aussi différents que l’univers marchand des logos, la crise climatique, l’épidémie du Covid, la question du double chez Freud ou Philip Roth, l’ère politique des bouffons à la Donald Trump ou Javier Milei, le suprématisme blanc, la généalogie américaine du nazisme, le conflit israélo palestinien, mais aussi des questions plus personnelles comme le rapport à son double, une autre Naomi (Wolf) avec laquelle on la confond souvent, une ex féministe qui a viré complotiste à la faveur du Covid, devenue proche collaboratrice de Steve Bannon le maitre à penser de l’alt right, ou encore la campagne électorale au Canada de son mari candidat à la députation à laquelle elle participe tract en main dans les escaliers d’immeubles, et jusqu’au sujet plus délicat pour elle de l’autisme de son fils qualifié de « neurodivergent » par les médecins, une condition qui est selon elle un symptôme contemporain du rejet de l’Autre, du différent, du Double.
Je l’ai relu une deuxième fois, plus lentement, en étant attentif aux jointures de son texte, aux associations d’idées qui guident son raisonnement, plus narratif que déductif, parcourant une à une les surfaces réfléchissantes de ce « monde miroir », ces plans découpés qui donnent à ce livre sa profondeur de champ et son sujet véritable : la décomposition spectrale de notre folie collective. Entre les anti-vaccins, les influenceurs du bien-être et les démagogues de l’extrême droite, le livre déploie un arc narratif qui évoque davantage la fragmentation cubiste de l’objet que la polyphonie musicale à laquelle on serait tenté de le rapprocher. Sa lecture nécessite cette attention multidimensionnelle dont parlait Paul Klee, une vision mobile et disjonctive qui saisit les ruptures, les déplacements.
La pulvérisation du moi
Car il y a plus de deux livres dans Le Double, c’est un récit hydre à plusieurs têtes chercheuses comme le serpent de la mythologie, une fiction poulpe (sans aucun jeu de mots) qui plonge ses nombreux bras dans les ruines de notre monde néolibéral, fouillant ses décombres et brisant les cloisons qui nous empêchent d’en saisir l’unité.
Son véritable sujet c’est « l’évitement du monde » dont elle enregistre les modalités en trois parties. « La représentation, le cloisonnement et la projection sont les différents pas de danse de l’évitement. » Évitement du moi dont la fuite dans les artefacts numériques serait la forme archétypale. « Mes étudiants ont grandi en ayant conscience d’avoir un double extériorisé – un double numérique, une identité idéalisée, distincte de leur moi “réel” (le cloisonnement), qui leur sert à incarner le personnage qu’on attend d’eux (la représentation) s’ils veulent réussir. Dans le même temps, ils doivent projeter sur d’autres personnes (la projection) chacune des parties indésirables et dangereuses d’eux-mêmes : l’ignorant, le problématique, le déplorable, le “non-moi” qui délimitent les frontières du “moi”. Cette triade – le cloisonnement, la représentation et la projection – est en train de devenir une forme universelle de dédoublement, générant un personnage qui n’est pas exactement ce que nous sommes, mais que les autres perçoivent comme tel. »
De double en double et de miroir en miroir Naomi Klein poursuit l’image fuyante, diffractée, de nos moi en miettes. « Le moi comme marque parfaite, le moi comme avatar numérique, le moi comme mine de données, le moi comme corps idéalisé, le moi comme projection raciste et antisémite, l’enfant comme miroir du moi, le moi comme éternelle victime. Tous ces doubles ont un point commun, ils sont autant de façons de ne pas voir. Ne pas se voir clairement soi-même (parce que nous sommes trop occupés à afficher une version idéalisée de nous-mêmes), ne pas voir clairement les autres (parce que nous sommes trop occupés à projeter sur eux ce que nous ne supportons pas chez nous), et ne pas voir clairement le monde et les liens qui unissent les hommes (parce que nous nous sommes cloisonnés et volontairement aveuglés). Je pense que cela explique, plus que toute autre chose, l’inquiétante étrangeté de notre temps, avec tous ses miroirs, ses moi artificiels, ses réalités fabriquées. »
Naomi Klein ne s’exclut pas de ce processus de dissociation. Son moi fait partie du tableau, elle l’observe et l’interroge, le critique sans complaisance comme lorsqu’elle se moque de sa propre transformation en « logo » après le succès mondial de son best-seller « No Logo ». « Il y avait beaucoup d’hypocrisie dans cette mise en scène. (…) être la fille No Logo – le visage d’un mouvement anti-capitaliste émergent – et nier tout intérêt à me construire une image de marque. Être la seule, en somme, à faire proprement des affaires. N’est-ce pas finalement ce que nous sommes si nombreux à convoiter lorsque nous entrons dans cette arène, tout au moins quand nous tâchons d’y survivre ? Nous créons des personnages en ligne – des doubles de notre “vrai” moi – qui cultivent savamment la juste dose de sincérité et de dégout du monde ; nous manipulons l’ironie et le détachement qui ne sont pas trop promotionnels, mais font néanmoins le job ; nous flirtons avec les médias sociaux pour gonfler nos chiffres… »
Le carnaval est partout. Les méthodes et les concepts de la science politique ne suffisent plus à rendre compte des mutations que subissent les démocraties
Tout au long de son « voyage dans le monde miroir » elle ne se perd jamais de vue, incluant, en bonne einsteinienne, son propre reflet, celui de l’observatrice dans le champ observé. À chaque étape de son enquête dans l’univers ensorcelé des doubles, elle n’oublie jamais de mesurer l’ampleur des transformations en cours à l’aune de ses expériences personnelles, refusant de se positionner en surplomb de la dystopie numérique dans laquelle nous évoluons et qui nous transforme dans notre quête éperdue de la notoriété en nos doubles dévorants.
« La notoriété est la monnaie sans valeur de l’ère de la connexion permanente, à la fois un substitut à l’argent liquide et un moyen de s’en procurer. Elle se calcule sans tenir compte de ce que vous faites, mais en fonction de la masse de “vous” qui pénètre le monde. La notoriété s’obtient en jouant les victimes, mais aussi en victimisant les autres. C’est une chose que la gauche et la droite comprennent parfaitement. Quelle que soit l’influence qu’elle exerce, la notoriété est une donnée stable qui travaille exclusivement pour son propre compte et dans une seule optique : faire du volume. »
L’inquiétante étrangeté du bouffon
Dans ce monde envoûté, la vie politique apparaît non plus comme la scène de la délibération collective, le règne du logos et de la raison mais comme un théâtre hofmannien de l’étrange, soumis à ce que Freud appelait l’inquiétante étrangeté. Schelling le premier en avait donné une définition citée par Freud : « On qualifie de unheimlich (l’inquiétante étrangeté) tout ce qui devrait rester dans le secret, dans le dissimulé et qui est sorti au grand jour ». Les éléments de cette inquiétante étrangeté, Freud les empruntait en partie à Hoffmann le maître de l’étrange : la croyance en l’animisme, la magie et l’enchantement, la figure du double, la toute-puissance des pensées, le retour du refoulé, la relation avec les morts, les spectres, les fantômes.
Tout ceci se trouve dans ce livre dont Noemi Klein relate le surgissement dans les soubresauts de l’hypercrise actuelle, géostratégique, écologique, sanitaire, numérique… La vie politique n’est plus régie par la dissimulation mais par la simulation, non plus par le secret et le calcul raisonné, mais par l’épiphanie du fake et la parodie. Triomphe de la téléréalité sur le théâtre politique. La politique comme magie grotesque. Le mélange des genres devient la règle, confondant les registres du sérieux et du divertissement. Le carnaval est partout. Les méthodes et les concepts de la science politique ne suffisent plus à rendre compte des mutations que subissent les démocraties : simulation, dévoration, cannibalisation, parodie, carnavalisation, envoûtement. Le demos est sorti de son lit ; il déborde dans un champ bien plus large que celui de la sociologie et de la science politique, le domaine du bizarre, de l’inquiétant, celui des phénomènes paranormaux, le royaume de l’étrange.
C’est l’un des passages les plus fascinants du livre, lorsque Naomi Klein met ses pas dans ceux de Philip Roth, celui d’ Opération Shylock et exhume le « pipikisme » cher à Roth pour analyser « cette force anti tragique qui dédramatise les choses – qui transforme tout en farce, qui banalise et superficialise tout ». Dans Opération Shylock publié en 1998, Roth rebaptisait son double grotesque et encombrant, Pipik, un sobriquet donné dans sa jeunesse « aux enfants un peu simplets, maladroits et inadaptés qui jouaient les intéressants ».
Depuis 2016, les pipik ont envahi le monde, ils sont sur Twitter ou Tiktok, inspirent les tweets des internautes comme les décrets des gouvernements, ils ont conquis le pouvoir et répandent depuis le Covid le pipikisme comme une « épidémie au carré ». « Quand la figure du bouffon devient centrale dans la vie publique, ce ne sont pas seulement les stupidités proférées par ses représentants qui posent un problème, c’est aussi leur capacité à rendre stupide tout ce qu’ils touchent, y compris – et surtout – les mots dont nous avons besoin pour les décrire et expliquer ce qu’ils font. Malheureusement, ces “doubl’idiots” pipikent si bien nos expressions et nos concepts qu’ils vont bientôt finir par nous laisser sans voix. Une fois pipikée, une idée peut-elle redevenir sérieuse ? »
Le pipikisme, forme actualisée du fascisme
C’est contre cette « pipikisation » des esprits que le livre de Naomi Klein déploie ses arguments les plus convaincants. Car on aurait tort de prendre à la légère le virus du grotesque qui s’est emparé des esprits. En désarmant la critique et la pensée, ce virus n’est pas seulement porteur d’insignifiance, il permet le retour du refoulé contenu dans le projet racialiste et colonialiste européen.
Dans deux chapitres clés qui apparaissent à la fin du livre : « Le nazi dans le miroir » et « L’ébranlable ethnicité », elle va au cœur politique de la thématique du double explorée tout au long du livre. Le pipikisme est la forme actualisée du fascisme. C’est « un archaïsme techniquement équipé » selon les mots de Guy Debord dans La Société du Spectacle, un fascisme augmenté par la puissance des algorithmes des Gafam et de l’intelligence artificielle qui codent et répandent son idéologie mortifère. « Si le fascisme, écrivait Debord, se porte à la défense des principaux points de l’idéologie bourgeoise devenue conservatrice (la famille, la propriété, l’ordre moral, la nation) en réunissant la petite bourgeoisie et les chômeurs affolés par la crise, il se donne pour ce qu’il est : une résurrection violente du mythe, qui exige la participation à une communauté définie par des pseudo-valeurs archaïques : la race, le sang, le chef. »
À ce devenir fasciste de l’Occident Naomi Klein apporte un éclairage historiographique et anthropologique qui permet de comprendre l’unité et la cohérence du projet racialiste et colonisateur qui resurgit sous nos yeux dans ces formes trumpistes. S’appuyant sur différentes sources (Joseph Conrad, James Q. Whitman, l’écrivain suédois Sven Lindqvist, Raoul Peck, Aimé Césaire, Frantz Fanon, W.E.B. Du Bois, ou encore Nehru, Premier ministre de l’Inde (1947-1964)) Klein retrace la généalogie de ces idéologies exclusivistes et des pratiques d’extermination qui ont inspirées le nazisme et qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui dans les théories du Grand Remplacement.
« Tous, dans les années 1930, 1940 et 1950, affirme-t-elle dans un entretien récent, écrivaient sur le fascisme européen, qu’ils considéraient comme le double du colonialisme et de l’impérialisme européens… un retour, au cœur de l’Europe, de la science raciale, des technologies, des mécanismes d’enfermement et d’anéantissement, utilises autrefois contre les peuples noirs. C’est l’idée du boomerang conceptualisé par Hannah Arendt : le fascisme serait le retour de la colonisation en Europe… Je ne dirais pas que c’est une réplique directe du nazisme mais plutôt une nouvelle itération du colonialisme de peuplement. » Un nazisme d’inspiration donc plutôt que d’imitation.
Cette histoire sinueuse ne commence pas dans les Amériques, mais en Europe, dans les siècles qui ont précédé l’Inquisition espagnole, les bûchers et les expulsions sanglantes de juifs et des musulmans. Elle se poursuit dans le génocide des Amérindiens avant de revenir en Europe pendant l’Holocauste. Naomi Klein cite Aimé Césaire qui accusait dans son Discours sur le colonialisme les Européens de tolérer « le nazisme avant qu’il ne leur soit infligé » « Ils ont fermé les yeux, l’ont légitimé, car jusqu’alors, il n’avait été appliqué qu’aux personnes non européennes. » Le crime d’Hitler envers les Alliés, pensait Césaire, était d’avoir fait aux Juifs et aux Slaves ce qui « jusqu’alors était réservé exclusivement » aux colonisés non blancs en pays étrangers ».
L’analyse de Césaire qui n’a rien perdu de sa pertinence rejoignait les réflexions de Klein, sur le nazisme comme le Double maléfique de l’esprit européen. Selon Césaire « Hitler n’était pas seulement l’ennemi des États-Unis et du Royaume-Uni – il était leur ombre, leur jumeau, leur sosie tordu : « Oui, cela vaudrait la peine d’étudier cliniquement, en détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au bourgeois très distingué, très humaniste, très chrétien du XXe siècle que sans qu’il s’en rende compte, il a un Hitler en lui, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon. »
Le complexe de Gatsby
À l’appui de cette hypothèse, on peut citer un témoignage que ne cite pas Naomi Klein dans son livre, celui de Scott Fitzgerald, célèbre et pourtant invisibilisé par les images fastueuses avec lesquelles le cinéma a emballé son roman Gatsby le magnifique, publié en 1925. Tout fait symptôme dans ce roman qui précédait la crise de 1929. L’argent roi. Les fortunes vite faites. Les amours à « l’éclat de pur argent ». La plainte des saxophones dans la nuit. Un bolide jaune pâle. Le champagne qui coule à flots au cours des fêtes que donne Gatsby où s’étourdissent les riches New-Yorkais.
Au début du roman, le milliardaire Tom Buchanan, un des voisins de Gatsby explose au cours d’un diner où sont réunis tous les personnages du roman. « La civilisation court à sa ruine ! rugit-il avec une angoisse non feinte. Je suis d’un affreux pessimisme par rapport à ce qui se passe. As-tu lu The Rise of Colored Empires, d’un certain Goddard ? C’est un livre excellent. Tout le monde devrait l’avoir lu. L’idée, c’est que la race blanche doit être sur ses gardes, sinon elle finira par être engloutie. Une thèse scientifique, fondée sur des preuves irréfutables. […] Nous sommes la race dominante. Notre devoir est d’interdire aux autres races de prendre le pouvoir […]. Tout ce qui fait la civilisation, c’est nous qui l’avons inventé. Les sciences, disons, les arts, et le reste. Tu comprends ? »
Les arguments de Tom Buchanan , rappelle Sarah Churchwell, dans un article de The New York Review of Books, « American immigration : A century of racism », empruntaient à deux best-sellers de l’après-Première Guerre mondiale: The Passing of the Great Race, de Madison Grant (1916), et The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy, de Lothrop Stoddard (1920).
Sarah Churchwell constate à quel point ces idées s’étaient généralisées , en grande partie grâce à la fausse légitimité fournie par les institutions culturelles, notamment les éditeurs, les magazines populaires et les professeurs d’université. Fitzgerald avait découvert ces « idées rassies » alors qu’il était étudiant à Princeton, où il lui arriva d’aller écouter une conférence sur l’eugénisme. Grant et Stoddard ne faisaient que rhabiller d’anciennes idées « eugénistes » avec les habits neufs du biologisme, mais la voix qui les animait a trouvé un écho puissant dans le monde en ruine des années 1920. Elle s’est même dramatiquement concrétisée dans l’Immigration Act de 1924, qui assignait des quotas d’immigration aux divers pays d’Europe (et du monde) et a eu pour conséquence de réduire l’immigration de plus de 90 %.
Le soutien populaire à cette loi a été énorme. Celle-ci est restée en vigueur pendant quarante ans, jusqu’à son annulation par Lyndon B. Johnson en 1965. Le sénateur Jeff Sessions, qui fut le procureur général des États Unis dans l’administration Trump de 2017 à 2018, affirmait en 2015 que la loi de 1924 avait réussi à ralentir « considérablement » l’immigration.
Le livre de Madison Grant fut traduit en allemand, et l’idée d’hygiène raciale allemande s’inspirait de ses théories. Son influence sur l’idéologie nazie ne saurait être niée. Dans The Nazi Connection (1994), Stefan Kühl a bien montré que les nazis tiraient leurs idées eugénistes des théories américaines, tout comme ils utilisaient les lois américaines sur la race pour légitimer les lois de Nuremberg de 1935. Hitler aurait même adressé une lettre à Madison Grant pour le féliciter. Il lui avouait que son livre, The Passing of the Great Race, était devenue sa « bible » ! Une bible que les avocats des Nazis citèrent au procès de Nuremberg pour prouver que les États-Unis s’étaient livrés aux mêmes crimes que ceux pour lesquels ils étaient poursuivis.
Naomi Klein, Le Double : Voyage dans le Monde miroir, Actes Sud, septembre 2024.