Littérature

La folie dans la raison pure – sur MANIAC de Benjamín Labatut

Philosophe

Prédire sans comprendre, telle est la tragédie de la science à l’ère algorithmique. Narrant, dans MANIAC, le destin de scientifiques liés aux grands événements technologiques du XXe siècle, et aux crises en résultant, tels Ehrenfest et von Neumann, et celui d’un champion de go battu par une machine, Labatut ne nous parle in fine que de nous, de la folie de la rationalité extrême dont nous héritons, du développement de l’IA et de son opacité.

« C’est être fou d’un autre tour de folie que d’être sage. »
Pascal

Les grands savants deviennent parfois des œuvres d’art : Yan Pradeau a consacré un beau texte au mathématicien apatride et hors normes Alexandre Grothendieck ; Christopher Nolan fit de Robert Oppenheimer, manitou de la bombe atomique, le héros de son biopic spectaculaire et déconstruit ; Évariste Galois, mathématicien à la destinée romantique et fondateur d’une branche cruciale de l’algèbre avec le théorème qui porte son nom, est le héros d’un roman éponyme de François-Henri Désérable ; Alan Turing fait un passage dans le roman uchronique de Ian McEwan A Machine Like Me ; et si on remonte loin dans le passé, Thomas de Quincey signa Les Derniers jours d’Emmanuel Kant, rêverie à la fois réaliste, émouvante et provocante sur le philosophe de Königsberg au crépuscule de sa vie.

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MANIAC, de Benjamín Labatut, s’inscrit dans cette lignée hétéroclite pour laquelle la pensée elle-même, et non l’action, nourrit l’intrigue de l’œuvre. Ce roman – le premier que l’auteur chilien rédige en anglais et non en espagnol – tranche toutefois avec les autres par le fait qu’il distribue son intérêt entre plusieurs personnages principaux : le physicien Paul Ehrenfest, contributeur majeur à la révolution conceptuelle que connut la physique au début du XXe siècle, lorsque l’on élabora coup sur coup la théorie de la relativité et la mécanique quantique ; le mathématicien juif hongrois John (Janus) von Neumann, dont les apports vont de la mathématique pure à l’économie en passant par la météorologie et la physique des particules ; enfin, le grand maître de go coréen Lee Sedol, champion du monde incontesté à qui l’intelligence artificielle AlphaGo se mesura en 2015 lors d’une partie d’anthologie que retrace la dernière section du livre.

Labatut a déjà fait du savoir le cœur d’autres ouvrages : auparavant, Lumières aveugles (Seuil, 2020) explorait les confins de la folie et de la science en une série de vignettes de


Philippe Huneman

Philosophe, Directeur de recherche à l’IHPST (CNRS/Paris-I)

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