La folie dans la raison pure – sur MANIAC de Benjamín Labatut
« C’est être fou d’un autre tour de folie que d’être sage. »
— Pascal
Les grands savants deviennent parfois des œuvres d’art : Yan Pradeau a consacré un beau texte au mathématicien apatride et hors normes Alexandre Grothendieck ; Christopher Nolan fit de Robert Oppenheimer, manitou de la bombe atomique, le héros de son biopic spectaculaire et déconstruit ; Évariste Galois, mathématicien à la destinée romantique et fondateur d’une branche cruciale de l’algèbre avec le théorème qui porte son nom, est le héros d’un roman éponyme de François-Henri Désérable ; Alan Turing fait un passage dans le roman uchronique de Ian McEwan A Machine Like Me ; et si on remonte loin dans le passé, Thomas de Quincey signa Les Derniers jours d’Emmanuel Kant, rêverie à la fois réaliste, émouvante et provocante sur le philosophe de Königsberg au crépuscule de sa vie.
MANIAC, de Benjamín Labatut, s’inscrit dans cette lignée hétéroclite pour laquelle la pensée elle-même, et non l’action, nourrit l’intrigue de l’œuvre. Ce roman – le premier que l’auteur chilien rédige en anglais et non en espagnol – tranche toutefois avec les autres par le fait qu’il distribue son intérêt entre plusieurs personnages principaux : le physicien Paul Ehrenfest, contributeur majeur à la révolution conceptuelle que connut la physique au début du XXe siècle, lorsque l’on élabora coup sur coup la théorie de la relativité et la mécanique quantique ; le mathématicien juif hongrois John (Janus) von Neumann, dont les apports vont de la mathématique pure à l’économie en passant par la météorologie et la physique des particules ; enfin, le grand maître de go coréen Lee Sedol, champion du monde incontesté à qui l’intelligence artificielle AlphaGo se mesura en 2015 lors d’une partie d’anthologie que retrace la dernière section du livre.
Labatut a déjà fait du savoir le cœur d’autres ouvrages : auparavant, Lumières aveugles (Seuil, 2020) explorait les confins de la folie et de la science en une série de vignettes de savants plus ou moins fictionnés, incluant encore Grothendieck, inévitable en ces parages. MANIAC, lui, constitue autant un dispositif textuel inédit qu’une méditation décalée sur les pouvoirs et les limites de la logique et même de la raison.
Chaque partie étant indépendante des deux autres, les trois volets se répondent thématiquement, aucun d’eux n’étant réellement une biographie ou un reportage, même si l’ensemble s’avère très sérieusement documenté. Son fil rouge pourrait s’appeler : « La folie dans la raison pure » – pour reprendre le beau titre du livre que la psychanalyste Monique David-Ménard avait consacré jadis à la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, soutenant que ce monument de la philosophie théorique s’était édifié contre un adversaire précis, nommé dans d’autres œuvres de Kant, à savoir le Suédois Swedenborg, un auteur alors célèbre pour avoir narré ses conversations régulières avec les esprits. Kant, disait David-Ménard, voyait en Swedenborg une tentation intime de la raison pure qu’il s’agissait alors pour lui d’exorciser.
J’explorerai dans ce qui suit l’hypothèse que cette folie dans la raison pure constitue exactement l’objet du livre de Labatut, parce que le destin tragique de la science au vingtième siècle fut de la rencontrer, à la fois en son dehors, avec le nazisme, cette peste qui s’abattit sur les pays dont la plupart des protagonistes du roman, souvent juifs, étaient originaires (Allemagne, Hongrie, Autriche, Pologne), et la bombe thermonucléaire, fruit véritablement monstrueux de la science la plus avancée, et en son sein, avec ce que les historiens ont vite nommé les « crises » qui marquèrent les mathématiques et la physique à partir des années 1920. De telles crises sonnèrent en effet le glas des ambitions de complétude cognitive absolue nourries par la raison pure : une physique qui déterminerait intégralement tous les phénomènes par leurs lois, une mathématique bâtie sur des fondations sûres et garanties contre tout séisme.
La crise de la raison constitue en effet le motif sous-jacent aux trois sections du livre. Ainsi, la rencontre entre Ehrenfest et sa future maîtresse, Nelly, donne le ton (p. 27) : il tombe sous son charme après l’avoir entendue donner une conférence sur la « crise des irrationnels », laquelle constitue la crise originaire de la science – soit l’écho prolongé jusqu’à Euclide de la découverte faite par un pythagoricien que la racine carrée de deux n’est pas un nombre rationnel car elle ne se laisse pas formuler comme une fraction (ratio) de deux entiers…
Ehrenfest, le physicien ami d’Einstein progressivement dérouté par des avancées de la physique qui lui semblent délaisser l’intuition humaine, et von Neumann, ainsi que tous les personnages gravitant autour de lui dont les différentes narrations constituent le cœur du livre pour nous restituer de manière plurielle et discordante son histoire, représentent les figures mêmes de cette expérience de la raison en crise. La dernière partie, un récit très contemporain de la défaite du putatif meilleur joueur de go de l’histoire contre une intelligence artificielle concentrant en une machine toute la force des mathématiques, apparaît alors comme une mise en abîme de cette tragédie d’une raison humaine devenue étrangère à elle-même et dépassée par sa propre déraison.
Le sérieux ultime des jeux
Le titre même, MANIAC, condense cette tension de la raison et de la folie qu’avaient bien sentie les auteurs de l’acronyme. Car il nomme le premier ordinateur moderne, Mathematical Analyzer, Numerical Integrator, and Computer, celui que von Neumann va s’approprier après en avoir conçu l’architecture et dont sa seconde femme, Klára, sera l’une des premières programmatrices – maniac signifiant bien « fou », en anglais comme en français. (Un des premiers textes de psychiatrie moderne s’intitulait Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, ou La Manie ; Philippe Pinel y répudiait, en 1801, le terme trop vernaculaire de « folie » pour y substituer le terme technique d’« aliénation mentale », dont il accordait qu’il équivaut au terme plus usuel de « manie ».)
Sur MANIAC, on calcula les paramètres définissant la première bombe thermonucléaire, cette arme cinq cents fois plus puissante que celle qui détruisit Nagasaki et Hiroshima en 1945 et dont l’existence lança la stratégie de dissuasion nucléaire.
Pareille stratégie répondait elle aussi à un acronyme ironico-psychiatrique, MAD, Mutually Assured Destruction, ou destruction mutuelle assurée. Elle était définie en grande partie par les travaux de von Neumann et Oskar Morgenstern, auteurs d’un livre fondateur : Theory of Games and Economic Behavior, dans lequel on apprend que l’ensemble des interactions humaines, en tant que rationnelles, obéissent à des règles mathématiques qui définissent un équilibre dans un jeu donné entre des partenaires caractérisés par leurs intérêts. MAD, stratégie suivie par les acteurs de la Guerre froide, est une de ces stratégies rationnelles ; elle tient si et seulement si chaque partenaire est assuré que l’autre répondra à toute agression par une destruction totale et répétée de la planète entière. Stratégie rationnelle donc, mais, dit Morgenstern en ouvrant son monologue, « pour les non-initiés, c’est de la folie » (p. 178).
La théorie des jeux est davantage que la création de von Neumann, dont Labatut raconte comment il invita son coauteur à développer ensemble, en un livre de plus de sept cents pages, quelques intuitions issues de son propre article des années 1920 sur une « théorie des jeux de société » (p. 181), l’hébergeant ainsi sur son canapé, au grand dam de son épouse d’alors qui le déplore en un monologue d’une tonalité bernhardtienne. En inventant carrément un nouveau continent de l’analyse mathématique, la théorie des jeux exemplifie la singularité même de la pensée de von Neumann, dont le roman souligne l’exceptionnelle puissance.
Celle-ci est attestée dans le roman par les témoignages mi-admiratifs mi-dépités de savants qui furent de très grands noms dans leur domaine, souvent prix Nobel, tels Eugene Wigner, physicien, qui le connut à Budapest avant l’exil américain, Sydney Brenner, biologiste majeur, ou Richard Feynman, son cadet et autre génie de la physique nobélisé. (Wigner écrivit plus tard un texte souvent cité par les philosophes, La Déraisonnable efficacité des mathématiques, dont tout le livre pourrait être un commentaire tant la coprésence de l’efficacité et de la déraison y apparaît à chaque tournant.) Toutes les biographies du personnage convergent d’ailleurs sur des anecdotes illustrant ses performances intellectuelles hors du commun, démontrant par exemple en quelques minutes des théorèmes sur lesquels ses professeurs séchaient depuis des mois.
Néanmoins, la théorie des jeux fut surtout un effort monumental pour saisir de manière totalement rationnelle les comportements humains les plus hasardeux ; elle éclaire aussi bien les petites transactions commerciales que les négociations entre grandes puissances ou bien les apparents soubresauts de la vie émotionnelle des couples comme des familles. Elle manifeste la puissance absolue des mathématiques, dont la transparence et la clarté semblent à même d’éclairer tout ce qui à première vue contredirait la raison. Cette exceptionnelle efficacité, von Neumann en est convaincu tout au long de sa vie, bien davantage que tous ses compagnons, partenaires ou collègues, dont les témoignages imaginaires ponctuent la section chorale du roman et qui, à des degrés divers, se laissent gagner par le doute.
Tandis que la mathématique a révélé son efficacité inouïe à travers la physique nucléaire et sa réalisation, la bombe A, laquelle fit prononcer à son principal responsable, Oppenheimer, cité dans le livre, la célèbre formule : « Maintenant je suis Shiva, le destructeur de monde », la théorie des jeux ouvre une autre voie à cette efficience, à savoir la compréhension, et bientôt le contrôle, des conduites humaines. La dernière section de MANIAC est justement consacrée à AlphaGo, cette création de DeepMind, filiale de Google, dont l’activité aujourd’hui consiste à rivaliser avec OpenAI pour créer la plus puissante des IA génératives. Or l’enjeu des IA, comme on le sait maintenant, n’est peut-être pas moins inquiétant que celui de la physique nucléaire puisqu’il s’agit du contrôle des comportements par les algorithmes. On a même récemment parlé à ce propos, et au sujet d’une telle firme, de Googlisation du monde…
Fondations et effondrements
La raison mathématique semble comprendre, donc maîtriser, la déraison des hommes dans leurs interactions. MAD, après tout, en est l’emblème : la folie destructrice des puissances politiques – soviétique, américaine, chinoise, etc. – se laisserait fixer, saisir ou pénétrer par le raisonnement logique.
Mais, inversement, MANIAC nous présente la démesure et la déraison propres à cette raison même, à travers le leitmotiv du livre, celui de la folie apparente née de la science. Ehrenfest, von Neumann, Lee Sedol font face à trois crises fondamentales, et chacun y répond à sa manière. Pour le premier, la physique semble se dérober sous lui à mesure qu’elle avance dans sa quête de fondements (aujourd’hui, physique des particules et quantique sont en grande partie synonymes de « physique fondamentale ») et, malgré son aisance logico-mathématique, les équations qui ne font plus sens pour lui – car rien de figurable ne lui apparaît sous les formes de l’équation de Schrödinger ou du principe d’incertitude d’Heisenberg – le laissent étranger à sa propre science.
La physique quantique aura en effet abandonné deux des bases de la physique classique, le gradualisme (« la nature ne fait pas de sauts »), puisque les états d’énergie des atomes y procèdent par changements discontinus, et le déterminisme, soit l’idée qu’un état du monde détermine son état immédiatement ultérieur. Comment s’y résoudre ? La base ultime de la nature serait un champ d’événements purement aléatoires ? (On sait que même Einstein, auteur de la célèbre phrase sur Dieu qui « ne joue pas aux dés », resta rétif à cette interprétation dominante de la mécanique quantique.)
Dans le même temps, le nazisme autour d’Ehrenfest, juif autrichien, père d’un enfant handicapé mental que les politiques eugénistes nazies condamnent à une vie minimale, redouble son étrangèreté. N’ayant nulle place en ce monde, semble dire MANIAC, il se tue après avoir donné la mort à son fils. Rien n’égale bien sûr le tragique de cette première partie, et les drames qui viennent ensuite demeurent essentiellement des drames de l’esprit…
Von Neumann grandit à une époque où les mathématiques se penchent sur leurs fondements. De fait, les élaborations majeures de cette science, celles que l’on enseigne aujourd’hui au lycée – fonctions, calcul différentiel, suites numériques, etc. –, se développèrent pendant deux ou trois siècles, jusqu’à ce que les grands mathématiciens du XIXe siècle tentent de les justifier (Cauchy, Weierstrass, Bolzano, Dedekind, Cantor entre autres). L’une des notions sous-jacentes à ces constructions, rétive à toute dilution dans des concepts purement logiques, est celle d’infini.
Si ces entreprises de fondation réussirent à clarifier l’armature conceptuelle des mathématiques en maîtrisant ladite notion, la question demeurait de leur justification ultime, soit la garantie qu’aucune contradiction ne surgirait jamais au sein d’elles, donc au sein de ce que chacun s’accorde à reconnaître comme leur socle : l’arithmétique. Les Principia Mathematica des philosophes-mathématiciens Bertrand Russell et Alfred N. Whitehead en 1920, le programme axiomatique de David Hilbert surgirent ainsi au début du XXe siècle avec l’ambition de justifier et fonder l’arithmétique.
Labatut les décrit brillamment et s’attarde sur la figure de Kurt Gödel, peut-être le jumeau maléfique (evil twin) de von Neumann, certainement le logicien reconnu comme le plus fin du siècle. Son théorème de 1930 dit d’incomplétude devint célèbre au-delà des frontières de la logique professionnelle ; il démontre que la consistance de l’arithmétique ne saurait être prouvée du dedans d’elle-même – et que, corrélativement, quel que soit l’ensemble d’axiomes choisis pour la formuler, il y aura toujours au-dedans de ce domaine des énoncés indécidables (soit qu’on ne peut prouver vrais ni réfuter).
Si l’incomplétude gödelienne nous apparaît comme la crise ultime des fondements – la science la plus rigoureuse, signifie-t-elle, ne saurait pas justifier de sa solidité –, von Neumann, pourtant impliqué alors dans la formulation de l’axiomatisation de l’arithmétique, y réagit de manière opposée à Ehrenfest devant les progrès de l’obscurité quantique : non pas par l’abattement, mais, nous dit Labatut, par l’exaltation de la puissance des mathématiques appliquées. En effet, il délaisse alors la demande de pureté et de fondation pour embrasser la physique d’abord, puis des sciences de moins en moins générales. Il fournit certes la mathématisation la plus aboutie de la mécanique quantique, mais aussi et surtout il développe l’économie, comme on a vu, et plus tard la météorologie, en proposant ses services à l’État fédéral. Il devient consultant en stratégie pour de nombreuses agences d’État, ses accréditations secret défense ne se comptent plus, il accumule les contrats enviables et achète une maison de rêve.
Le MANIAC instancie une architecture computationnelle robuste et simple, conçue par von Neumann, qu’on appelle architecture IAS (pour Institute of Advanced Studies, qui hébergeait la machine et son créateur) et qui permet de traiter des instructions comme des données, autorisant ainsi des boucles computationnelles. Le mathématicien hongrois devenu économiste et physicien pose les bases de ce qui sera l’informatique, après la machine de Turing. L’ordinateur, le MANIAC, est le cœur de l’application généralisée des mathématiques : « Il voulait tout mathématiser, dit Julian Bigelow, partenaire ingénieur sur le projet. Déclencher des révolutions en biologie, en écologie, en neurologie et en cosmologie. Transformer tous les domaines de la pensée humaine et prendre la science à la gorge en libérant une puissance de calculs illimitée. C’est pour ça qu’il a conçu cette machine (p. 205). » Puissance, généralité, transformation, telles sont les dimensions de la science nouvelle, et l’ordinateur en constitue le cœur. Il est aisé de concevoir combien le projet pour certains pharaonique d’une intelligence artificielle générale s’inscrit dans cette filiation.
De même que le cerveau humain pense dans tous les registres, le MANIAC devient pour le mathématicien un analogue du cerveau ; de fait, certains de ses articles contribuent à fonder l’intelligence artificielle, dont le lancement officiel a lieu lors d’une conférence de Dartmouth en 1957, l’année de sa mort. Les mathématiques servent alors à modéliser la vie et la pensée. « Il voulait plus que tout découvrir ce qu’était le langage premier du cerveau, fait dire Labatut à sa fille Marina. […] Il était fasciné par le contraste frappant qui existait entre les manières respectives dont les calculateurs et le cerveau traitaient les informations, mais distinguait aussi des similitudes laissant entendre qu’un jour, peut-être, nous pourrons fusionner avec les machines d’une manière qui permettrait soit aux calculateurs de devenir conscients, soit à notre espèce d’acquérir un mode d’existence qui nous immuniserait contre la corruption et la maladie (p. 306). » Toute ressemblance avec des rêveries actuelles sur le thème de l’IA, la vie perpétuelle… n’est qu’et cætera.
Les pages que Labatut consacre au dernier von Neumann, incurablement malade, tenu au secret par l’armée, et dont les agents fédéraux recueillent comme paroles d’Évangile les de plus en plus rares expressions sensées, sont d’une force rare.
L’auteur exhume aussi Nils Barricelli, savant italien qui travailla sur le MANIAC avec l’aval de von Neumann et qui rêvait de créer des organismes digitaux – des programmes évoluant par sélection naturelle de manière analogue à la vie – avant d’être congédié par von Neumann, qu’il accusa jusqu’au bout d’avoir pillé ses travaux.
Mystique, le Barricelli de Labatut éprouve pour ses créatures l’amour qu’un Geppetto vouerait à son Pinocchio. Il nourrit la Theory of Self-Reproducing Automata (ou théorie des automates capables de se reproduire eux-mêmes), que von Neumann lègue à ses successeurs. L’article princeps sur la question n’était que pure théorie, mais il stimule des mathématiciens concevant un programme intitulé Vie Artificielle, dont les essais de Barricelli sur la machine de von Neumann furent les graines. Les « automates cellulaires », qu’il conçoit alors avec Stanislaw Ulam, sont des petits programmes faits de cellules digitales dont le comportement pas après pas suit un règne qui fait dépendre leur état propre de l’état des cellules de leur voisinage. Ils modélisent parfaitement nombre de phénomènes physiques, biologiques ou économiques et, du fait de la facilité avec laquelle ils se laissent programmer par des ordinateurs, on les retrouve désormais partout dans la science.
La force du modèle mathématique ou informatique, de manière générale, c’est de pouvoir s’appliquer en des territoires les plus divers. Labatut convoque Sydney Brenner, un des pionniers de la biologie moléculaire, pour qu’il explique comment l’inspiration à la source de ses découvertes de l’ARN et l’ADN lui vint d’un article de von Neumann de 1948 sur les automates cellulaires, car il proposait des « règles logiques sous-tendant tous les modes d’autoréplication, qu’ils soient mécaniques, biologiques ou numériques » (p. 239). Le savant hongrois, lui, imaginait à partir de là des sondes-automates capables d’aller de planètes en planètes, jusqu’au-delà du système solaire, douées d’un logiciel leur permettant de collecter sur chaque planète les matériaux propres à fabriquer une réplique d’elles-mêmes pour l’envoyer encore plus loin dans l’espace.
L’épistémologie de von Neumann, informaticien et économiste, tient alors en une phrase qui fait réfléchir quiconque s’intéresse à la nature du savoir : « The sciences do not try to explain, they hardly even try to interpret, they mainly make models. » Tels sont la théorie des jeux, les automates cellulaires ou encore les simulations mathématiques de la météo : des modèles, autrement dit des constructions mathématiques qui, loin de tenter de dire le vrai sur le réel, d’en identifier les causes profondes, visent à en construire une image-miroir manipulable – une, parmi une pléthore possible.
Philosophiquement, il s’agit de ce qu’on appelle un credo antiréaliste et, plus précisément, instrumentaliste. Et nombre de savants adhéreraient aujourd’hui à cette vision qui, pour le von Neumann de Labatut, résulte du deuil des fondements des mathématiques. Ce passage du réalisme confiant des Einstein et des Hilbert à l’antiréalisme désabusé de bien de physiciens et de biologistes, MANIAC l’illustre superbement par son portrait central du génie hongrois.
Lorsque celui-ci affirmait que les modèles mathématiques peuvent presque tout prédire de la météorologie, et que ce qu’ils ne peuvent prédire, ils le peuvent contrôler (p. 271), il énonçait en quelque sorte l’essence de l’instrumentalisme. Car il liait en une phrase l’ambition de la science à celle du contrôle des événements, et même si peu approuveraient le caractère démiurgique de ce contrôle – il imaginait des bombes H pour détourner les cyclones de nos côtes ! –, il formulait là un constat que bien des sociologues des sciences reprennent aujourd’hui quant à l’intrication des sciences (« modéliser ») et de la technologie (« contrôler »).
Le von Neumann de Labatut est en quelque sorte, avec toute son hubris, le paradigme du savant d’aujourd’hui. À l’heure où, devant le réchauffement climatique inéluctable, d’aucuns vantent des projets de réensemencement des océans par de la limaille de fer, ou bien de couverture de l’atmosphère grâce à des déflecteurs portés par des bataillons de ballons, la sentence un tantinet histrionique de von Neumann sur la météorologie – cette version locale du climat – résonne avec une acuité singulière.
Prédire et contrôler sans comprendre
Là où Ehrenfest et von Neumann figurent deux réponses à la crise de la raison, le maître de go, de l’autre côté du monde, en Corée, en présente un troisième aspect, apparemment proche du premier : il perd et se retire du jeu en prenant sa retraite, comme Ehrenfest se soustrait radicalement au monde dominé par les nazis. Le duel de Lee Sedol avec la machine pensante a tout du combat mythique entre l’humain et le non-humain, figure si prégnante de notre culture depuis Œdipe et la Sphinx ou Jacob et l’ange. Ehrenfest illustrait la raison abdiquant devant la déraison ; von Neumann, la raison dégrisée, qui se retourne de façon pragmatique sur les applications et y déploie son hubris. La défaite de Sedol, c’est, au contraire, la raison dépassée par sa propre création devenue opaque.
Certaines des pages les plus marquantes du livre décrivent comment, comme dans les grands combats homériques, un lien singulier et unique attache le maître de go à la créature algorithmique : ainsi, dans les deux parties emblématiques du combat, chacun joue, lors d’un tournant du jeu, un coup indéchiffrable au monde entier sauf à son adversaire. Apparemment chancelant, AlphaGo ose, au trente-septième tour de la première, un coup maladroit pour tous, sauf pour Sedol qui y lit d’avance son inexorable défaite ; inversement, lors de la seconde manche, c’est au soixante-dix-huitième tour que le grand maître joue un coup pathétique selon les spectateurs, que seul AlphaGo « comprend », et auquel il réagit par une totale déroute, incompréhensible même pour ses programmeurs.
L’opacité, finalement, l’emporte ; AlphaGo gagne, et, dans une métaphore saisissante de ce que les intelligences artificielles nous promettent, personne ne sait exactement pourquoi il a gagné. Labatut avait longuement relaté la vision de von Neumann d’automates autoréplicateurs envoyés par les humains dans l’espace et qui, millénaire après millénaire, suite à des séries d’itérations, colonisent l’univers entier tandis que l’espèce humaine a disparu ; y répond, dans la troisième partie, ce retrait du maître de go devant une machine pourtant fruit de la rationalité humaine la plus avancée (Hassabis, PDG de DeepMind qui conçut AlphaGo et ancien champion d’échecs, vient d’ailleurs de recevoir le prix Nobel de chimie) qui aujourd’hui occupe tout le terrain des jeux d’esprit.
De fait, le « jeu » constitue l’autre armature du livre, scellant les destins de Lee Sedol et de von Neumann. Pour le second, le monde humain se comprenait, simplifié, comme un jeu, dont sa théorie dessina les modèles avec ses équations ; pour le premier, le go, inversement, représente le monde lui-même.
Si, peu éduqué car, depuis son enfance, tourné de toute son intelligence vers le go, Sedol contraste avec von Neumann, Wigner ou Ehrenfest, érudits exceptionnels autant que mathématiciens, il explique toutefois en quoi le go est une école du monde substituable à toutes les autres : « Il répliqua que le go était avant tout une manière de comprendre le monde, car sa complexité sans bornes reflétait les mécanismes de l’esprit, tandis que ses stratagèmes, ses casse-tête et ses insondables subtilités en faisaient la seule création humaine à même de rivaliser avec la beauté, le chaos et l’ordre de notre univers (p. 353). » Le jeu comprend le monde et le maîtrise, grâce à MAD et von Neumann ; toutefois, depuis 2015, la machine conçue par l’humain est le maître du jeu.
Le mot-clé de la science instrumentaliste de von Neumann est « prédire ». Mais AlphaGo, comme son cousin chez DeepMind nommé AlphaFold – lequel perça le mystère du repliement des protéines, un problème sur lequel les biologistes s’échinaient depuis des décennies, ce qui valut son Nobel à Hassabis –, comme ChatGPT qui nous parle chaque jour, sont des machines à prédire : prédire le prochain mot dans une phrase, l’image qui accompagnerait le plus probablement un mot (Midjourney), la combinaison la plus probable parmi toutes celles qui amènent à une victoire au go (AlphaGo)…
Prédire sans comprendre les raisons, tel est le basculement de la science à l’ère des algorithmes, que nous vivons aujourd’hui et qui, pour von Neumann, se dessinait dès lors que le projet même de fonder en raison la raison s’avère vain. La superposition des strates de sens que nous propose MANIAC donnerait ainsi à voir ce cheminement par lequel une raison comprenante cède la place à une raison prédictive, contrôlante, dont l’envers serait une opacité radicale.
Les deux voies/x de la déraison
Comment concevoir ce voisinage de la rationalité la plus extrême avec ce qui nous apparaît comme une déraison – la stratégie MAD, le désespoir d’Ehrenfest, les projets démiurgiques et les visions inhumaines de von Neumann, l’avènement d’une rationalité algorithmique si étendue et si efficace que nous ne la comprenons plus, comme si son efficience venait au prix de sa transparence ?
Il existe une voie, traditionnelle, qui consiste à distribuer les raisons. Elle est classique, c’est celle de Kant qui, dans ses Critiques des Raisons, distingue raison théorique et raison pratique, accordant à la seconde ce que la première ne saurait énoncer – à commencer par la croyance en la liberté humaine. Cette voie s’accorde aussi avec la sagesse des économistes, pour qui la rationalité de l’agent économique consiste dans la cohérence de moyens et des fins et, ultimement, dans le dogme de la maximisation de l’utilité (soit la satisfaction des préférences), sans qu’on puisse interroger la rationalité de ces préférences elles-mêmes.
Pour le dire avec David Hume ici, si je préfère à une égratignure de mon doigt la destruction de tous les autres humains, la raison théorique ou économique à elle seule ne saurait me réfuter, même si par tout ce qu’il y a d’humain en mon être je ressens que c’est fou. De même, les plans de von Neumann nous semblent parfois fous parce qu’ils nous paraissent dénués de la raison morale, pratique, laquelle abhorrerait certains projets qu’un examen purement théorique lui propose – ainsi de la frappe nucléaire préventive sur l’URSS, que le savant préconisait lorsque les États-Unis jouissaient encore d’une avance dans la conception des bombes A et H. Il y a la raison théorique, prolongée en raison instrumentale, dont beaucoup pensent, après Hobbes, qu’elles ne sont jamais qu’une affaire de calcul – et le MANIAC illustre ceci à la perfection –, et puis, juste à côté, la raison morale, qui évalue ces calculs en fonction de fins supposées bonnes, vertueuses, morales ou justes.
Cette conception est acceptable, c’est la plus fréquente. Mais on pourrait lui objecter que, à suivre Labatut, von Neumann n’était pas juste une machine à calculer, un MANIAC géant. Il avait des sentiments, comme en témoignent sa relation avec Klára Dán, l’un des personnages les plus attachants du roman, ou celle avec sa fille. Mais, surtout, il n’était pas inaccessible à la préoccupation du juste et de l’injuste, ainsi que l’atteste sa conduite au moment du nazisme, lorsqu’il se dépense pour aider de nombreux juifs à fuir l’Europe.
D’où une seconde option, plus troublante : la folie dans la raison pure n’est pas une opposition de deux rationalités, elle provient de la raison elle-même. Comme si la raison, à son extrême, se retournait en son contraire, sans qu’une autre rationalité entre en jeu. Comme si le présupposé même que tout soit rationalisable était en lui-même profondément irrationnel.
Après tout, Hegel, que l’on crédite du rêve rationaliste le plus fou avec sa célèbre sentence : « Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel », Hegel disait bien qu’il serait fou de vouloir que la raison régisse absolument tout dans la nature. Qu’il y ait cinquante-deux ou cinquante-sept espèces de perroquets, rétorquait-il à ces « philosophes de la nature » pour lesquels la nature entière réalise l’esprit rationnel, voilà qui est totalement indifférent à la raison elle-même, et il serait fou de vouloir prouver l’un ou l’autre nombre par la raison pure.
Si la raison s’oublie, au sens où elle oublie ses propres limites – puisque la locution « il s’oublie » signifie précisément cela –, alors elle prend les chemins de la folie ; la force comme l’inquiétude du roman de Labatut viennent d’avoir transcrit, selon des chemins divers et par une fiction proche de la vérité des protagonistes, la folie propre à la rationalité extrême du siècle passé, celle dont nous héritons – avec notre science et notre intelligence artificielle – et que nous avons eu tort de croire étrangère à nous, comme si l’irrationalisme n’était pour toujours que l’Autre de la raison.
Benjamín Labatut, MANIAC (2023), traduit de l’anglais (Chili) par David Fauquemberg, Grasset, septembre 2024.