Littérature

Un rêve éveillé – sur Et personne ne sait de Philippe Forest

Journaliste

Se fondant sur un roman et un film, un narrateur raconte l’histoire d’un peintre retrouvant la foi en la peinture grâce à sa rencontre avec une jeune femme qui lui apparaît à plusieurs âges de sa vie. Où il est question de représentation, de la perte d’une petite fille et d’une visite au Metropolitan Museum of Art.

Qui pourrait affirmer que les choses sont telles qu’elles sont ? Pas une lectrice ou un lecteur de Philippe Forest en tout cas. Dans ses livres, le doute sur ce qui est se manifeste toujours, d’une manière ou d’une autre. Plus que jamais dans son nouveau roman, son onzième, Et personne ne sait, le plus court de ceux qu’il a publiés mais pas le moins vertigineux. Ni le moins complexe dans sa construction. L’histoire à laquelle s’intéresse le narrateur est celle qui est racontée par un roman, qui fut ensuite adapté à l’écran. Elle se passe essentiellement à New York, dans les premières décennies du XXe siècle. C’est l’histoire d’un peintre « encore jeune » qui, au début, est dominé par « le sentiment d’être entré déjà dans l’hiver de sa vie ». Il remplit des toiles sans plus trop savoir pourquoi, ne parvient à vendre aucun de ses tableaux. Il a perdu la foi et le sens de son existence.

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Le narrateur distille au compte-gouttes les informations factuelles sur le roman et le film. C’est une fois la lecture bien avancée qu’on apprend le nom du protagoniste, Eben Adams, et ces quelques données : le roman, d’un auteur américain, a paru aux États-Unis en 1940 ; le film qui en est tiré est sorti huit ans plus tard. Cela suffit pour faire une recherche sur Internet afin de savoir s’ils existent bel et bien. La question, en effet, n’est pas absurde : tout ne relèverait-il pas de la fiction ? Le narrateur lui-même entretient le flou : « Le peintre dont je parle n’existe pas. Et quant au roman qui en parle, il est si peu connu qu’il pourrait bien ne pas exister davantage », dit-il ici, avant de souffler là : « Parfois il m’est arrivé de douter de l’existence de cette histoire, de m’imaginer même que je l’avais inventée. Je n’en conservais que le souvenir le plus vague. »

Le roman et le film portent le même titre, Le Portrait de Jennie. Le premier est l’œuvre de Robert Nathan, disponible en français (dans une traduction de Germaine Delamain) aux éditions Joëlle Losfeld ; le second, réalisé par William Dieterle, avec Jennifer Jones et Joseph Cotten en vedettes, est visible sur Youtube. Nous livrons ces informations pratiques, mais il n’est pas sûr qu’il faille lire le roman ou regarder le film avant d’entrer dans Et personne ne sait. Comparer sa lecture ou sa vision personnelles à celles du narrateur, c’est se limiter à l’anecdote et s’éloigner de ce qui fait le miel du livre de Forest. Que les œuvres évoquées par son narrateur existent ou non dans la réalité n’a, finalement, qu’une importance secondaire. Il n’en fait pas la critique. Il en revisite l’histoire qui y est racontée en l’agrémentant de ses commentaires, de ses déductions.

Qui est le narrateur ? Un écrivain, dont on apprend qu’il a perdu sa fille il y a longtemps maintenant. Sans être tout à fait lui, le narrateur a des similitudes avec Philippe Forest, dont l’œuvre trouve son point d’ancrage dans la disparition de sa petite fille de quatre ans. Adepte de l’autofiction, l’auteur de L’Enfant éternel (Gallimard, 1997), titre de son premier roman, s’est aussi reconnu dans ce qu’on a appelé « l’exofiction », censée être son contraire. Il s’agit pour un romancier de se projeter dans un personnage dont il raconte la vie, en se tenant dans son ombre. C’est ce qu’il a fait dans plusieurs de ses livres, notamment Je reste roi de mes chagrins (Gallimard, 2019), où se confrontaient Churchill et son portraitiste – un autre personnage de peintre, mais très différent de celui du roman présent –, qui découvraient une douleur commune : celle d’avoir perdu un enfant.

Le narrateur de Et personne ne sait n’agit pas autrement vis-à-vis d’Eben Adams dont il relate la vie. Or, « il n’est pas d’existence qui ne soit identique à une autre. À la sienne. Dès lors qu’on la raconte ». C’est sans doute pour cette raison que le premier a la prescience confuse d’un deuil attaché au second, sans pourtant ne rien connaître de son passé. Et qu’il partage avec lui ce sentiment essentiel déjà évoqué, celui d’être entré « dans l’hiver de sa vie », mais à un âge plus avancé. Comme lui, il est en attente de quelque chose : « Jeune ou vieux, quand l’hiver est venu, l’hiver de l’esprit, celui qui ensommeille la vie, on se dit malgré tout qu’un jour ou l’autre reviendra le printemps. C’est lui que le jeune peintre attend. Comme je l’attends aussi. Souvent on passe sa vie à l’attendre. Aussi jeune ou aussi vieux que l’on soit. Jusqu’à la fin. C’est lui qu’espère toujours quiconque veut croire que, un jour ou l’autre, commencera ou recommencera sa vie. »

Le peintre multiplie les tableaux non pour saisir une forme existante, mais pour faire advenir ce qui est encore invisible – de même que le narrateur ne cesse d’écrire dans l’espoir qu’un jour sa fille réapparaisse.

Le printemps, pour le peintre, va prendre la figure d’un être dont la présence sera intermittente. Ce sera une enfant d’abord, qui disparaîtra pour revenir plus tard avec quelques années supplémentaires sous les traits d’une jeune fille, qui elle-même s’évanouira avant de réapparaître, devenue alors une jeune femme. Au sens propre, elle est une revenante – on comprendra vite que le terme est à prendre dans toutes ses acceptions. Jennie – c’est son prénom – redonne à Adams une raison de peindre et une raison de vivre, si tant est que celles-ci se distinguent. Toute l’intrigue tient là. Dans la description de l’état d’esprit du peintre avant la première apparition de Jennie. Puis celle de l’excitation dans laquelle il bascule. Avec cette interrogation que l’on retrouve, mais cette fois à l’intérieur de la fiction : la jeune femme existe-t-elle vraiment ?

Il est des vocables qui passent de livre en livre chez Forest, témoignant des limites ténues, dans son univers, entre réalité et chimère, plein et absence. Comme le mot « vide ». Qui prend ici une signification radicalement différente après qu’Eben Adams a rencontré une première fois Jennie. Pourtant, il continue à peindre ses éternels paysages où les humains n’ont pas leur place. « Toujours les mêmes paysages. Vides mais autrement vides que ceux qu’il peignait autrefois, vides maintenant de la présence même qui jadis leur manquait encore et que, sans la montrer vraiment ni en dire quoi que ce soit, à leur manière, désormais, ils expriment pourtant. » Ce qui interroge sur la notion de représentation, dont on ne s’étonnera guère qu’elle traverse de part en part Et personne ne sait.

En l’occurrence, le peintre multiplie les tableaux non pour saisir un être, une chose ou une forme existante, mais pour faire advenir ce qui est encore invisible – de même que le narrateur ne cesse d’écrire dans l’espoir qu’un jour sa fille réapparaisse. « Afin que se manifeste cette autre réalité qui manque au monde », écrit Forest. Ce qui peut aussi se lire comme une prise de position à l’égard du réalisme en littérature, avec lequel l’essentiel de la production courante entretient un rapport exclusif et au premier degré. Philippe Forest l’a déjà abordé dans ses essais, comme lorsqu’il opposait au réalisme un « réélisme », qui « ouvre au sein de cette indispensable représentation la profondeur d’un “impossible” où le sens se suspend, où vacillent toutes les certitudes de sorte que la vérité s’éprouve sur le mode de ce vertige que nous procure – ou nous restitue – la littérature »[1].

À l’inverse, le portrait de Jennie qu’effectue Adams, auquel il a donné pour titre La Jeune fille en robe noire, confère-t-il à la jeune femme une présence plus tangible que ses apparitions furtives dignes d’un fantôme ? Le roman répond à cette question en empruntant une voix très singulière qui s’ajoute à ce que nous en avons dit jusqu’ici. En parallèle à l’histoire d’Eben Adams qu’il raconte, le narrateur procède en effet à une visite du Metropolitan Museum of Art de New York. Plus particulièrement de ses salles qui abritent l’art pictural américain, s’étendant tout au long du XIXe siècle jusqu’au début du suivant. Pourquoi ce choix ? Sans doute parce qu’il a été dit de la manière d’Adams qu’elle n’avait rien de moderne ni d’académique, mais qu’elle semblait hors du temps. Tout comme le roman de Robert Nathan et le film de William Dieterle.

Dans cette visite, qui donne lieu à de brefs chapitres ponctuant le roman, où l’on rencontre les tableaux de Samuel F. B. Morse, l’inventeur de l’alphabet du même nom, représentant sa fille qui, plus tard, périra noyée, du grand John Singer Sargent, auteur du fameux Madame X, de Martin Johnson Heade ou de Winslow Homer, tout résonne étrangement avec l’histoire que le narrateur raconte. Et si leur signification reste parfois indéterminée, ces toiles ont fixé le temps qui passe, le jeu de miroir inquiétant entre le noir du ciel et celui de la mer, ou la violence déchaînée des vagues, tous éléments se retrouvant dans les péripéties dramatiques que vont traverser Eben et Jennie. Or, ces tableaux sont bien là, accrochés sur les cimaises du Metropolitan Museum, comme pourrait l’être La Jeune fille en robe noire. Mais peut-être l’est-il réellement, comme le roman invite à l’imaginer…

Cheminant entre la raison et le surnaturel, la phrase de Philippe Forest est aussi ample et sinueuse que le roman est court. Elle suscite elle aussi des images, déjoue d’apparents paradoxes (« C’est parce qu’il va disparaître que le rêve apparaît »), s’avère d’une puissance éclairante, comme ici sur l’élan de création : « Il faut la folie. Un peu mais pas trop. Savoir ce que l’on fait mais sans se le demander. Veiller tout en rêvant, rêver tout en veillant. Scruter du regard mais les yeux fermés le songe, le sien, qui prend forme et que l’on suit dans la nuit blonde d’où il sort. Et tant qu’opère le charme, se retenir surtout du jugement qui, le rompant, renverrait tout au néant. » La phrase de Philippe Forest n’est pas non plus en reste sur ce qu’il se passe au bout du cheminement, chez le lecteur plongé dans l’œuvre : « Il se laisse aller au rêve qu’un autre rêve pour lui et dans lequel il retrouve le sien. » C’est ce phénomène merveilleux qui a lieu à la lecture de Et personne ne sait. Et cela n’a rien d’une chimère.

Philippe Forest, Et personne ne sait, Gallimard, janvier 2025.


[1] Philippe Forest, Après tout, entretiens avec Jean-Marie Durand, Presses universitaires de France, 2020.

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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Notes

[1] Philippe Forest, Après tout, entretiens avec Jean-Marie Durand, Presses universitaires de France, 2020.