Art contemporain

Chiens écrasés – sur « Faits divers » au Mac Val

Critique d'art

Il est nécessaire de rappeler que l’information comme l’histoire de l’art sont d’éternelles constructions, et c’est ce à quoi s’emploie l’exposition « Faits divers » présentée au Mac Val. Entre les images, leurs présentations médiatiques et leurs représentations artistiques, une enquête critique de la modernité nous permet d’interroger notre fascination pour le morbide comme la légèreté avec laquelle on l’aborde.

La critique accélérée de l’institution muséale comme celle de l’environnement médiatique offrent une possible lecture tout à fait singulière d’une « théâtralité » du fait divers et de sa réception. C’est à peu près ce que propose l’exposition qui se tient au Mac Val, donnant une large place à cet « invité mystère » de la culture contemporaine. Indéfinissable, imprévisible, entre dégoût et fascination, le fait divers partage de nombreux points communs avec le champ des arts visuels, à commencer par ses indices et ses pièces à conviction, ses armes et ses fétiches, ses stars et ses inconnus prolifiques.

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De fait, il y a dans le vaste projet de Nicolas Surlapierre, dans cette vaste entreprise aux multiples entrées, avec sa centaine d’artistes et ses pièces aux statuts divers, avec ses illustres ancêtres et ses ambitions variables, une résonnance du ready-made : Mac Adams, Absalon, Cecilia Vicuña ou encore Agnès Geoffray, toutes et tous croisent ici le phénomène déjà connu du multiple et de la transmission propre à la criminologie avec son discours préétabli et les cinq colonnes à la une. Travail progressiste ou inconscient, l’introduction d’un périmètre de l’art semble justement l’extraire ou le sortir de son espace utopique et d’une violence non contextualisée, à l’image des travaux exposés de Michel Journiac ou Philippe Ramette, qu’il s’agisse du Dispositif meurtre et inauguration (1985) ou de l’œuvre Le Suicide des objets : le fauteuil (2001). L’œuvre éborgne, heurte, disparaît ou se détourne de notre regard lorsque nous tentons de la cerner.

Reconstitution

Le « criminel » fait partie de la galerie de portraits que l’artiste (ou son sujet) tente parfois de revêtir, comme l’artisan, l’enquêteur, l’homme de média, ou encore les habits et les fonctions du créateur. Dans le jeu de rôle de l’art et de la communication, la fonction et la signification se font par une confrontation de l’image et de son imaginaire créatif. La détermination de l’artiste par le biais d’un vecteur de communication, comme le fait divers, témoigne de la malléabilité et de la porosité du terme. À cet endroit, la conjonction entre fait divers et œuvre d’art est prégnante : il s’agit de penser un avant et un après collectifs, une « disruption créatrice » en des termes schumpetériens.

Cette démarche est sensible dans le travail de Michel François présenté dans l’exposition. À travers le montage Crash, réalisé à sa manière sur un banc de montage, l’œuvre montre un accident de voiture dans lequel les capots soulevés font figure de nœuds intestinaux, figure digne d’un film de David Cronenberg ; l’œuvre s’étend et s’enroule ainsi que son ressenti. L’artiste évoque dans sa démarche « un improbable grotesque littéraire » qui serait le relais de la création et de son appréciation.

Une similaire impression émane de l’œuvre d’Éric Dubuc L’Accident (1984), désamorcée par sa forme bouffonne qui rappelle les cartoons de notre enfance. Fort de cette concordance, l’exposition joue la carte des pièces à conviction, entre l’image et sa représentation, entre le poids de l’image et du contexte et son ressenti immédiat. Une démarche que l’on retrouve dans les travaux Julien Tiberi, de Lewis Batz ou de Cecilia Vicuña, déjà mentionnée, réunis dans une scénographie grandiose aux allures parfois de cabinet de curiosités.

C’est à l’endroit même de la reconstitution que se déroule le travail de Pierre Huyghe, a qui sont consacrées deux larges salles dans l’exposition. Dans le cadre de l’œuvre The Third Memory, présentée, chose rare, dans sa totalité, l’artiste, comme le fait à un autre endroit Delphine Balley, se penche sur les cas étranges des notions de mémoire et d’interprétation. L’une travaille depuis des images construites à partir des indices et présente un moment familier plutôt qu’une mise en scène de ce projet, l’autre a, de son côté, recherché John Wojtowicz, l’auteur réel du fait divers impliqué dans le braquage d’une banque à Brooklyn, New York, en 1972, moment à partir duquel Sydney Lumet a écrit le scénario de Dog Day Afternoon (1975).

Pierre Huyghe, lui, propose dès lors au braqueur de reprendre son rôle d’acteur principal, rôle qu’Al Pacino lui avait emprunté pour le moment du film. L’artiste copie son jeu d’acteur sur des enregistrements télévisés et retranscrit comment les médias étaient présents lors du braquage qui tourne, de toute évidence, au pur fait divers. Redevenu héros, John Wojtowicz réactive chaque jour, à chaque instant, la mémoire de ce moment singulier. L’installation est composée de deux parties présentées dans deux salles à l’étage de l’exposition : la première offre à notre regard un ensemble de presse accompagné d’une émission de télé ; la seconde présente une double projection réalisée par l’artiste, dans laquelle nous voyons John Wojtowicz conduire les acteurs et affiner son rôle pour rejouer une histoire qui n’est plus entièrement la sienne. Ainsi s’entremêlent dans l’œuvre trois temps distincts du fait divers : celui de délit ou du crime, qui s’apparente à la réalité, celui des médias et celui de la fiction portée par les artistes.

Des beaux-arts considérés comme un assassinat

Il est intéressant que les œuvres les plus anciennes de l’exposition datent des années 1960, et peut-être plus exactement de 1968, avec l’œuvre de Jacques Monory (Ex-, film 16 mm). En effet, le lien qui se tisse au lendemain de la modernité entre le régime des arts et celui de l’information raconte la nouvelle place occupée par les médias dans ce qui deviendra une exploration avant-gardiste. De fait, l’idée qu’un langage formel se déprenne de toute ambition sociale ou politique appartient à la construction même de la modernité et elle est caractéristique de l’évolution artistique, et c’est probablement à cet endroit que se mettent en place l’œuvre, son évolution et sa hiérarchie.

De fait, c’est probablement dans le paradoxe de la singularité que le rapport entre l’œuvre d’art et le fait divers se construit. En effet, l’une comme l’autre se dessinent comme une entreprise unique, avec son évènement, sa construction, sa logique, et aussi sa dimension purement illogique. À l’inverse, pour construire un bon fait divers, il est également nécessaire qu’une part d’universel accompagne l’événement, que celui-ci permette également à toutes et tous de reconnaître ou d’apprécier le phénomène et de s’y retrouver. C’est l’objet de l’installation de Christian Patterson Redheaded Peckerwood (2006-2011), qui s’écrit dans la collecte d’affiches, de photos vintages et de feuilles de journaux. L’œuvre décrit le parcours de deux adolescents meurtriers marqués d’une sauvage innocence meurtrière à dix-neuf et quinze ans et est suivie de près par l’interprétation par Nicolas Daubanes des sœurs Papin, qui ont inspiré l’œuvre de Genet Les Bonnes (1947).

On le voit, les faits divers fascinent. Ils portent en eux la morbide excitation du dégoût, comme cela sera le cas avec le petit Grégory mis en peinture par Joël Brisse dans la série Fils voilà ma vengeance (2023) et dans la sculpture de Xavier Boussiron Le Bénitier de l’impensable (2024). Organisation, formations et informations sont le cœur du projet du fait divers. Une même pulsion manuscrite s’échappe des œuvres de Claire Dantzer ou d’Éric Pougeau, des mots et des visages tranchants qui nous rappellent que le stylet est à la fois un poignard et un outil scriptural.

Tuer le temps

« Réunis à Cologne, des criminologues sont arrivés à la conclusion que la plupart des assassins s’attaquent à des personnes de leur famille et qu’ils tuaient pendant le week-end, c’est-à-dire entre le vendredi soir et le dimanche matin avant l’heure de la première messe. » À l’image des crise économiques, des cours de la bourse et de la météo marine, les faits divers sont le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de l’information, comme le traduit cette citation extraite d’un article de l’Internationale situationniste (1969) qui nous rappelle que la critique de la société de consommation passe aussi par une analyse des crimes et faits divers, du temps libre en somme. Dans cet espace-temps social du crime, dans ce moment de la production artistique, se découvre et se dévoile une assignation sociale qui rejoint celle d’un régime des signes et des présentations.

C’est ici peut-être que s’écrit autrement le projet du Mac Val, cette hypothèse en vingt-six lettres et cinq équations, laquelle n’apporte « aucune réponse » car il en est ainsi des faits divers et de leurs cortèges de mystères et d’horreurs. L’approche clinique et encyclopédique de l’ouvrage exprime à nouveau notre besoin de gravité à l’endroit de ce qui est généralement traité avec légèreté. Alors, la mise à distance de la production artistique dans son lien avec un espace utopique de la création, séparée d’une assignation sociale par trop présente dans une thématique comme dans l’autre ouvre cette autre approche de la photographie comme de l’œuvre d’art.

Événement

En cela, et comme Susan Sontag le souligne dans son ouvrage Devant la douleur des autres (2002), il s’agit d’observer avec prudence la photographie, d’en mesurer les effets et les hors champs. La méfiance du spectateur face à une image ostensiblement trop artistique, car synonyme d’artifice, et donc de perte d’objectivité, vient ici être interrogée et sondée. C’est oublier un peu vite, continue la théoricienne, que la photographie se situe au croisement entre l’enregistrement mécanique (donc objectif) de l’instant et l’orientation humaine de l’appareil, c’est-à-dire le point de vue, nécessairement subjectif, du photographe. Cela n’est nullement la place systématique de l’œuvre et, hormis quelques exceptions, ce medium est relativement absent de l’exposition du Mac Val.

Néanmoins, il est possible ici d’amplifier l’approche supposée de la photographie par la catharsis. En cela, l’image photographique n’est jamais immanente, elle n’oppose jamais le réel par son sujet et approche, mais, comme l’œuvre d’art, elle est toujours soutenue par le regard d’un homme qui cadre, donc sélectionne, une portion de ce qu’il voit.

À cette ambivalence de l’œuvre s’ajoute la question cruciale de son utilisation car, évidemment, l’image comme l’œuvre ne parlent pas seules et en cela elles s’affichent mais elles ne s’expliquent pas directement dans ce qu’elles donnent à voir. Le message de l’œuvre change selon l’usage et le contexte, et les intentions de l’artiste sont finalement bien peu de choses face aux manipulations qui agissent aujourd’hui comme de la portée qu’on donne à l’évènement tel qu’il est immortalisé.

Il est nécessaire de rappeler ici que l’information comme l’histoire de l’art sont d’éternelles constructions, alliant éventuellement compte-rendu, témoignage, analyse… auxquels l’œuvre dans sa pluralité, l’image dans sa singularité confère un surplus de réalité. Difficile effectivement pour une actualité, quelle qu’elle soit, d’exister sans que rien ne vienne donner corps pour illustrer le compte-rendu. Cette fonction illustrative correspond à l’usage basique de l’image dans le dispositif médiatique et le propos de l’exposition s’écrit dans cette continuité mémorielle à certains endroits sordide.

D’emblée, et la question se pose en des termes forts, il s’agit ici de faire apparaître et de deviner cette abolition des hiérarchies au sein même du musée, de l’exposition et du projet curatorial, comme c’est le cas ici sur les cimaises de l’institution contemporaine du Val-de-Marne. De fait, pensée comme une véritable enquête, l’exposition s’apparente à un projet digne d’un musée de Société, de toute la société, avec ses thématiques, son organisation interne et ses présupposés. Il y aura dans ces entreprises autant de coupables que d’œuvres qui illustrent la folie des hommes. Accusés levez-vous !

« Faits divers. Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse », Mac Val (Vitry-sur-Seine), jusqu’au 13 avril 2025.


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

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