Littérature

La vie, la poésie – sur Des milliers de ronds dans l’eau de Claro

écrivaine

Pour s’embarquer dans la lecture Des milliers de ronds dans l’eau de Claro, il faut accepter de lâcher quelques petites choses de l’ordre de la logique, de l’analyse, de la compréhension immédiate, toutes ennemies mortelles de la poésie ; il faut lâcher du lest. Pour mieux s’y perdre, ou plutôt s’y étourdir, suivant la longue chute en spirale, quête du virus poétique originel.

Il faut se méfier d’un livre qui commence par « soudain ». Voilà qu’il vous attrape sans avoir prévenu, sans s’être assuré, même, que vous ayez envie de tâter la température de son eau avant d’y plonger. « Soudain, en plein hiver, un hiver qu’on aurait dit celui de la dernière saison, tandis que des vents nés au large de Terre-Neuve »… et soudain nous sommes chez Conrad, ou chez Tolkien, ou dans les grandes sagas nordiques. Mais la phrase continue, avance, visse son propos plus profond dans la ligne. Nous finissons par atterrir en France, en 1999, en pleine tempête. En pleine Histoire.

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Méfiance, donc, car le tourbillon de la première phrase, loin de nous emporter sur le dos d’oies merveilleuses pour survoler l’Europe, nous rabat au ras du sol. Nous nous rêvions Nils Holgersson, nous nous sommes trompés : le mouvement du livre ne sera pas l’élévation, mais la chute. Nous atterrissons dans une réalité prosaïque, historique, terre à terre (les cyclones, le lieu, la date). Mais nous atterrissons sur une terre où gît également, écrasée et comme ravie de l’être, la conscience du narrateur (appelons-le « Claro », comme l’auteur de ce livre). Il le dit : le voici en pleine révélation, désormais ouvert à la transparence des choses, perçant ce qu’elles sont au-delà de ce qu’elles semblent être. Un voyant, en somme.

Aussi, dès ce premier chapitre, le livre vous demande, l’air de rien, de choisir votre camp. Si vous voulez rembobiner les cyclones, les dates et les lieux pour que tout rentre dans un ordre bien aligné, narrativement satisfaisant, résumable, si vous voulez une explication, du suspense, des éclaircissements, vous pouvez rebrousser chemin et rentrer sagement à la maison. Ou alors, intrigués, vous pouvez décider de suivre à l’aveugle celui qui vous raconte, avec la simplicité brutale de la plus pure honnêteté, que, lui, il sait voir. Que, d’une nuit de tumulte climatique, il est sorti doté de pouvoirs divinatoires et langagiers. Oui, comme Hugo ; oui, comme


Emmanuelle Lambert

écrivaine, commissaire d'exposition indépendante

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