Hommage

Feu David Lynch !

Critique

David Lynch nous quitte au moment où Los Angeles brûle et où Trump revient. Il est mort après avoir dû quitter sa maison-atelier, la base depuis laquelle il continuait à nous donner des nouvelles ces dernières années. Étonnante conjonction à propos d’un cinéaste artiste humaniste où les motifs de l’embrasement, du foyer (à tous les sens du terme) et de la régénérescence du mal sont primordiaux. Il nous reste son cinéma abrasif et inépuisable pour nous accompagner dans un monde de plus en plus étouffant.

La disparition de David Lynch laisse ému et abasourdi. Concomitante aux mégafeux de Los Angeles et survenue après que le cinéaste ait été évacué de sa maison-atelier, elle s’inscrit dans un faisceau d’évènements qu’on ne peut s’empêcher de relier à son œuvre. Fire walk with me intimait le (sous-)titre du long-métrage Twin Peaks. Le feu marche avec lui.

publicité

Les images d’embrasement (la bougie chancelante de Blue Velvet, la cigarette consumée de Sailor et Lula, la maison incendiée de Lost Highway jusqu’au « Gotta Light ? » et au champignon nucléaire de l’épisode 8 de Twin Peaks, The Return) hantent sa filmographie et sont souvent les premières à venir à l’esprit quand on évoque le cinéaste. Le feu, comme la mort, était donc à ses trousses.

Ne serait-ce donc pas plutôt le feu qui serait venu le chercher ? Et ce, quelques jours avant son anniversaire (ce 20 janvier), jour de l’investiture de Trump. Le feu l’aurait-il donc emporté pour qu’il n’assiste pas à ça : voir Trump et Musk, deux personnalités réellement lynchiennes par leur charge de négativité, dominer le monde ? On ne peut s’empêcher de voir dans la régénération du trumpisme, un écho du grand thème lynchien de la régénération du mal. Il y a déjà sept ans et demi, Twin Peaks, The Return, nous avait donné des munitions esthétiques et philosophiques pour survivre dans un « Dark Age » de plus en plus irrespirable. La série était aussi un mémorial pour les acteurs, amis, techniciens disparus, et savoir que Lynch clôt aujourd’hui le bal, en ces jours si particuliers, crée un certain vertige.

« À Los Angeles, tout sens de la normalité a disparu avec les incendies » nous prévenait un reportage du Monde du 13 janvier. La ville aurait-elle basculé dans une dimension lynchienne ? Dans le même article, un propos rapporté de John Mankiewicz (petit-fils d’Herman Mankiewicz, coscénariste de Citizen Kane, et petit-neveu de Joseph) apparaît comme une prophétie rétroactive : « Jamais, en un million d’années, on aurait pensé que le feu allait traverser Sunset Boulevard et que la maison pourrait brûler ». L’artère du rêve qui se retourne en artère du cauchemar, rien de plus lynchien (cf. le récit en ruban de Möbius de Mulholland Drive) ! Sunset Boulevard comme lieu-limite, c’était déjà la fin d’Inland Empire. Le boulevard, filmé de manière vériste dans une nuit ingrate avec SDF campant sur les étoiles d’Hollywood et Laura Dern hurlant à la mort : le glamour s’est retourné en déréliction.

Le cinéaste des flammes, de l’électricité et des courts-circuits créatifs, n’aura pas survécu à ce court-circuit de trop.

On pourrait continuer longtemps à récolter les conjonctions entre l’œuvre de Lynch et les circonstances de sa disparition. C’est une gymnastique de l’imaginaire, exercice que le cinéaste aura stimulé chez tous ses spectateurs et spectatrices, tant ses films appellent l’exégèse, sans qu’aucun sens ne soit figé ni jamais épuisé. Sa mort est une partie de sa vie qui était une partie de son œuvre. Incidemment, sa mort éclaire aussi l’importance historique de ces mégafeux. Lui, le cinéaste des flammes, de l’électricité et des courts-circuits créatifs, n’aura pas survécu à ces flammes incontrôlables, à ce court-circuit de trop.

La stupeur devant cette disparition inattendue, en rappelle une autre, celle ressentie il y a neuf ans, à la mort de David Bowie, là aussi à une date proche de son anniversaire, là aussi quelques jours avant la première investiture de Trump. Lequel Bowie reste associé à deux sommets de l’œuvre lynchienne : le générique littéralement borderline sur « I’m deranged » de Lost Highway, et son perturbant surgissement fantomatique aux côtés d’un Dale Cooper dédoublé sur des écrans vidéos dans Twin Peaks, fire walk with me, séquence qui rappelle les dispositifs de time-delay des installations vidéos de Dan Graham.

Deux exemples qui montrent déjà à quel point le cinéma de Lynch n’a cessé d’envoyer des signes vers la musique et l’art contemporain. Au bout du compte, c’est même le plasticien qui avait pris le dessus. Héritier de Duchamp (le voyeurisme et l’oreille coupée de Blue Velvet, peut-être lointainement inspirés du dispositif optique Étant Donnés), Magritte (le goût du collage surréaliste et pince-sans-rire) ou Picabia (la fascination devant un machinisme primitif), Lynch a dressé un pont avec les avant-gardes d’il y a un siècle. Il est surtout celui qui a maintenu intact la puissance de sidération du cinéma, quand celui-ci pouvait être encore approprié par les surréalistes, être souverain dans son art du collage et des collisions plastiques et ne s’en remettait pas uniquement au sacro-saint scénario.

Lynch n’est pourtant pas un ennemi du récit. Il aura même organisé les noces entre une approche psychanalytique de la narration (tout avance par association d’idées et d’images, avec une grande charge onirique, mais aussi des mécanismes de censure, de déplacement et de substitution de personnages) et une vision baroque de l’existence (la vie est une représentation, où les destins se trament dans des théâtres, des loges – et la Black Lodge – et derrière d’épais rideaux rouges).

La mort de Lynch surprend aussi car, quand bien même, il n’avait pas sorti de film en salle depuis 2006 et que Twin Peaks, The Return date déjà de 2017 (mais son inépuisable matière nous occupera encore longtemps), il nous apparaissait encore assez proche. Il avait sorti récemment un album avec Chrysta Bell, et ses propres dessins accompagnaient la publication du scénario d’Anatomie d’une chute cet hiver. Jusqu’à ces derniers mois, il continuait à alimenter sa chaîne YouTube, réservoir de mini-happenings dadaïstes : bulletins météo ponctués d’aphorismes, tirages au sort, doublages potaches. Il était donc toujours à portée de clic. Comme Godard, il était devenu un cinéaste ermite, ayant repoussé les limites de son médium, éloigné du système de production du cinéma mais continuant à donner des nouvelles, toujours dans cet équilibre spontané entre ludique et expérimental.

Lynch est mort d’avoir été évacué de sa maison-atelier et cela résonne encore avec son œuvre. Lynch est autant un « cinéaste des mondes parallèles » qu’un « cinéaste de la maison ». Entre ces deux pôles, il aura tendu un ruban élastique et réversible qui embrasse tout son univers. Soit la maison qui abrite des secrets (Eraserhead) et où la perversion se cache derrière la palissade du jardinet (Blue Velvet) ou dans les secrets familiaux (Twin Peaks). Soit la maison comme foyer schizoïde (Lost Highway). Soit la maison comme but d’une quête réconciliatrice (Une Histoire Vraie). Ou la chimérique maison des Palmer rejointe par l’agent Cooper, à la toute fin de Twin Peaks, The Return.

Quitter sa maison n’est donc jamais sans conséquence chez Lynch. « There’s no place like home », c’est le mantra du Magicien d’Oz, le film-matrice évident de Sailor et Lula et même de toute l’œuvre lynchienne. La ligne jaune de la Yellow Brick Road étant explicitement citée dès le générique de Lost Highway, ou sur un mode beaucoup plus apaisé au début d’Une Histoire vraie.

Autre « film de maison », sa contribution au film collectif Lumière et compagnie en 1995, pour le centenaire du cinéma. Arrêtons-nous sur ce mini-film de moins d’une minute pour un tant soit peu, voir comment fonctionne le système plastique lynchien. La commande était simple. Prêter une caméra fabriquée par les frères Lumière à 41 cinéastes et leur demander de réaliser un « plan Lumière », à savoir un plan fixe de 52 secondes, sans coupure ni montage. De ces films primitifs, on connaît l’émerveillement toujours intact qu’ils procurent, comme leur puissance théorique : captation du réel, fixité du cadre, dynamique des lignes et des mouvements entre avant et arrière-plan. Soit la magie d’une « enfance de l’art cinématographique ».

Chez Lynch, aucune émotion n’est moins digne qu’une autre. C’est aussi par ces voies que passent son humanisme et son romantisme.

Mais Lynch refuse de se plier aux règles, tout en retrouvant un tout autre type d’émerveillement. Sa contribution tient plus du rébus visuel, composé de cinq plans courts fragmentés et entrecoupés d’écrans noirs. Un groupe de policiers découvre le cadavre d’une jeune fille dans un terrain vague. Un plan rapproché sur une femme inquiète (sa mère ?). Une vignette très « lewis-carollienne » sur un groupe de jeunes filles dans un jardin. Une jeune fille nue dans un aquarium cerné par un groupe d’extra-terrestres. Puis le groupe de policiers sonne chez les parents sans doute pour leur annoncer la funeste nouvelle. Un Alice au pays des aliens, où on peut, à chaque nouvelle vision, s’amuser à permuter la chronologie. La ressemblance entre l’uniforme des policiers et celui des extra-terrestres nous met la puce à l’oreille. Et si ces différents mondes n’étaient pas si cloisonnés ? Le sens n’est jamais figé.

En cinq plans et moins d’une minute, le récit part déjà dans ses propres méandres. Imaginez donc le même principe décliné sur la durée d’un long-métrage et sur trois saisons d’une série-culte ! Surtout, le sentiment de vertige est redoublé par la facture même des images : noir et blanc charbonneux où chaque vue semble naître d’une combustion de la précédente. Le dernier raccord montre même un embrasement du cadre où l’image se dépose après évaporation des fumées. Lynch rappelle que toute image est demeure une cristallisation, une réaction chimique. Et que sa tâche de cinéaste-alchimiste est de chercher et produire des catalyseurs. Catalyseurs formels comme catalyseurs de l’imaginaire.

Même en répondant à une commande, il reste un éternel laborantin, jouant littéralement avec le feu. En envoyant valdinguer les attendus de l’exercice (il était demandé un plan continu et Lynch va allègrement s’amuser avec les coupures et surimpressions), il retrouve paradoxalement la stupéfaction primitive ressentie par les premiers spectateurs des séances Lumière. Les films Lumière stupéfiaient en restituant la matière même du réel. Ceux de Lynch restituent la matière même du fantasme. Les images des Lumière nous arrivent des fonds des temps. Celles de Lynch des fonds de l’inconscient. Des images dont le sens s’entrechoque avec une telle vitesse que l’on se sent obligé de les revoir, pour y trouver de nouvelles significations. La fascination tient aussi dans l’indécision technique d’un tel tour de force réalisé, sans effets spéciaux, et avec une technologie primitive. S’agit-il d’un « tourne-monté » artisanal, avec blocage de caméra, rembobinage partiel de la pellicule, où comme le suggèrent plusieurs commentaires YouTube d’un plan continu, où la caméra passe d’un décor à l’autre, à la faveur des (brefs) écrans noirs, et des feux et fumées produites devant l’objectif.

Mais malgré la puissance de ses visions, Lynch n’est pas réductible à un pur cinéaste d’images. Personnellement, les deux scènes qui m’ont le plus secoué dans Twin Peaks, The Return sont totalement dénuées d’effets visuels. Episode 6. Un vieil homme (Harry Dean Stanton, 90 ans) est assis sur un banc dans un parc. Il voit passer une mère et son jeune garçon, s’amusant à se poursuivre. Plus tard, l’enfant et sa mère arrivent à un passage piéton. Un poids lourd arrêté leur fait signe de passer. L’enfant s’engage, sans remarquer qu’une autre voiture arrive à pleine vitesse sur l’autre file. Choc. Cri de la mère, qui parvient au vieil homme resté sur son banc. Lequel effectue hébété les quelques mètres pour rejoindre la mère et les témoins abasourdis de la scène. Le long et poignant échange de regard entre le nonagénaire et la mère nous plonge alors dans des vertiges métaphysiques sur ce scandale de la mort d’un enfant.

Episode 15. Une déclaration d’amour entre deux vieux amants dans un dîner, au diapason de l’hymne « I’ve been loving you too long ». La scène s’accorde aux ondulations de la musique et aux ressacs de la voix d’Otis Redding. Le moment semble d’abord douloureux, puis se cristallise par la surprise d’une main discrètement posée sur une épaule, avant d’exploser dans une libération des sentiments.

Ces deux exemples montrent aussi que chez Lynch, aucune émotion n’est moins digne qu’une autre. Le mélodrame ou le rose bonbon ne l’effraient pas. C’est aussi par ces voies que passent son humanisme et son romantisme.

Et pour dire au revoir à Lynch, nous pouvons continuer à le faire en musique, via un fascinant triptyque musical dont il n’est qu’indirectement l’auteur, à savoir les transformations de sa chanson « In Heaven » (chantée par la « Dame au radiateur » dans Eraserhead) via ses deux reprises par les Pixies, à la fin des années 80 et en 2004. La version originale est une comptine à la maladive suavité. La première reprise des Pixies est véritablement lynchienne, dans sa juxtaposition des contrastes. Elle transforme la douceur chuchotée de la chanson originale en hurlements de Frank Black, mais des hurlements étonnamment mélodiques, venant se lover entre chevauchées de guitares et emballement de la batterie. La deuxième reprise est plus calme, mais pas moins fascinante. Kim Deal est au chant, et le vernis de la musique laisse apparaître les craquelures de sa voix éraillée. Trois avatars d’une comptine qui balayent toute une gamme entre douceur et brutalité, mais toujours en trouvant de nouvelles harmonies.

In Heaven ? Est-ce là où est arrivé David Lynch ? Et à quoi ressemblerait son paradis ? Serait-il aussi visité par des créatures maléfiques sorties de son imagination ? Nous avons encore toutes nos vies pour l’imaginer. En attendant, répétons ce refrain :

In
Heaven
Everything
Is
Fine
Fin
Rideau


Rayonnages

Cinéma Hommage Culture