Littérature

Le ressassement éternel – sur deux récits de Georges-Arthur Goldschmidt

Critique

Dans L’Après-exil et Le chemin barré, l’écrivain et traducteur, juif allemand naturalisé français, revient sur son exil en Haute-Savoie durant le nazisme, en compagnie de son frère Erich. Chacun des deux récits examine la naissance d’une forme de honte et de déplacement : plus langagière et érotique pour Arthur, plus héroïque pour Erich. Avec une même question irrésolue : « Pourquoi suis-je précisément celui que je suis ? »

Il y a deux livres, avec la même image sur le bandeau : deux adolescents en culottes courtes des années 1930. Le premier texte (L’ Après-exil) a été publié en Allemagne en 2020 : il est traduit par Jean-Yves Masson ; l’autre (Le chemin barré), sous-titré « Roman du frère », date de l’année suivante. Il est traduit par son auteur, Georges-Arthur Goldschmidt, écrivain, essayiste et passeur bien connu de Handke dans la langue française, mais aussi de Stifter, Büchner, Nietzsche ou Kafka. Les deux garçons sur l’image sont Georges-Arthur (initialement Jürgen-Arthur), né en 1928, et son frère Erich (1924-2011).

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Ce sont deux brefs récits jumeaux, mais le second tente de prendre le point de vue du frère aîné, dont Georges-Arthur Goldschmidt n’avait pas encore parlé jusqu’ici, dans une œuvre pourtant largement autofictive (Un corps dérisoire, 1971, entre autres) et autobiographique (La Traversée des fleuves, 1999, en est le sommet). Or, il se trouve aussi que L’Après-exil reprend des épisodes déjà dits ailleurs : « Le départ a déjà été raconté plusieurs fois, dans Un jardin en Allemagne, dans La Forêt interrompue et dans La Traversée des fleuves » note l’auteur page 38, ou encore, page 47, « L’anecdote a déjà été racontée plusieurs fois » ou, page 77, « tout cela a déjà été plusieurs fois raconté ». Cela n’étonnera pas les lecteurs de Goldschmidt puisqu’on trouvait déjà dans La Traversée des fleuves : « J’ai raconté cet épisode dans Un jardin en Allemagne. »

Donc, il était plusieurs fois. Un « ressassement éternel » tel que le définit Maurice Blanchot dans Après coup (1983), condition narrative de l’exilé qui « ne s’accommode pas de l’être, et pas davantage de renoncer à l’être, et pas davantage de se faire de l’exil une manière de résider ». Un exilé perpétuel ne peut que se fonder à chaque instant. Après coup commente deux nouvelles de Blanchot, composées en 1935 et 1936, dont l’une, « L’Idylle », met en scène un « étranger » dans un camp. La photo des frères Goldschmidt date quant à elle de 1938. Nés à Hambourg, ils ont été envoyés par leurs parents dans un pensionnat de Megève – via Florence – pour échapper à la persécution nazie. Celle-ci les rattrapera en 1943 : « dans la partie contrôlée par les troupes italiennes », explique l’auteur, les Juifs « étaient expressément protégés contre le régime de Vichy et Hitler ». Après la chute de Mussolini, les soldats italiens furent chassés par les Allemands et ceux-ci « organisèrent et multiplièrent les chasses aux Juifs jusque dans les villages les plus isolés ».

L’histoire déjà racontée et ici condensée, quintessenciée, est la suivante : Jürgen-Arthur, petit protestant né dans une famille de la grande bourgeoise qui « vivait comme dans une livre illustré allemand, pour ainsi dire en compagnie de Ludwig Richter, Hans Thoma ou des frères Grimm », avec une mère pianiste, un père juriste, des ancêtres mêlés à la révolution badoise de 1848, de la parentèle fréquentant Theodor Fondane ou les modèles des personnages de Thomas Mann, enfant lié « à la germanité jusqu’au plus intime de son être », découvre avec l’« hitlérie » au pouvoir qu’il est juif. Mais cela lui semble invraisemblable, quoique moins qu’à son frère aîné, à qui il prête cette pensée : « Ces Juifs qu’on ne cessait de pourchasser, comment aurait-il été un des leurs ? »

Arthur découvre en même temps une sexualité marquée par le masochisme, devenant amateur de « fessées déculottées » en public devant ses camarades – un goût bénin dont il apprendra plus tard, devenu enseignant agrégé d’allemand, naturalisé français et converti au catholicisme, qu’il le partage avec Rousseau (et il publiera un Jean-Jacques Rousseau ou L’esprit de solitude chez Phébus en 1978). Il pratique également ce qu’il appelle les « amours d’internat » jusqu’au baccalauréat sans que le mot homosexualité soit écrit – le lexique est plutôt religieux : « livré », « tentation », « entraîné dans les buissons ». Les Désarrois de l’élève Torless de Musil sont cités. Dans La Traversée des fleuves, il raconte son mariage. En 1990, son essai Narcisse puni (1989) théorisera la jouissance de l’adolescent masculin comme moment de « secrète et invisible souveraineté » mais aussi de « divinité inaugurale », moment « à partir duquel il ne cessera d’être libre de lui-même et d’être à lui seul et pour lui seul libre ». Considérations à rapprocher de celles de Blanchot dans l’essai déjà cité, évoquant « l’incognito divin, le Dieu caché » à propos du « génie » romantique qu’il qualifie de « naïveté adolescente ».

On peut lire Le chemin barré à la suite de L’Après-exil sans se lasser et même avec une certaine excitation – alors qu’il rapporte des faits identiques –, comme un polar.

Si les faits et les sentiments doivent être redits, radotés – « La Lorelei » de Heinrich Heine attribuée à un « inconnu » dans les manuels scolaires nazis, Arthur piétinant le portrait de leur hôtesse florentine, les tunnels ferroviaires sous les Alpes, la peur des douaniers et un fou rire fraternel, la déception de ne pas habiter chez la cousine Rothschild mais d’atterrir au Collège Florimontane, l’aristocratie d’un SS refusant de poursuivre Erich ou le soldat allemand qui laisse volontairement fuir ceux qu’il est venu arrêter, l’aide chrétienne française assortie d’un systématique « Vous avez tué le Christ, mais quand même », les « images des fesses rondes et nues d’un jeune garçon dont j’aurais tellement aimé prendre la place », la honte qui recouvre tout – s’il faut redire tout cela sans cesse, c’est que ces souvenirs sont opaques. Ils ne parlent pas volontiers. Dans une discussion avec Jean-Yves Masson qui épilogue le Chemin barré, Georges-Arthur Goldschmidt, alors âgé de 94 ans, déclare : « Cet entretien (…) me conduit très loin, et je vous remercie parce que je n’ai jamais pensé à tout cela. »

Du moins pas sous cet angle, puisque son œuvre n’a, quant à elle, jamais pensé qu’à cela. C’est pour cette raison qu’on peut lire Le chemin barré à la suite de L’Après-exil sans se lasser et même avec une certaine excitation – alors qu’il rapporte des faits identiques –, comme un polar, dans l’attente d’une révélation : peut-être un enseignement sur l’humanité. C’est même précisément à cause de leur ressassement que ces textes sont de véritables « tourne-pages ». On observe au passage de légers déplacements dans la redite. Ainsi le souvenir que « les parents avaient parfois des voix inhabituelles, de plus en plus souvent ils parlaient autrement que d’ordinaire » témoigne, dans L’Après-exil, de leur peur des nazis. Mais dans Le chemin barré, le même motif est réassigné à une crainte bien plus futile : Erich s’inquiète que « les voix des parents [aient] une sonorité différente, souvent tendue ou même soucieuse » quand ils s’occupent de son tout nouveau petit frère.

Cette opacité des signes vaut aussi pour nous-mêmes quand notre identité est « déplacée » : les parents « semblaient patauger au-dedans d’eux-mêmes » indique L’Après-exil, tandis que Le chemin barré dit d’Erich qu’« il se promenait en lui-même les jambes raides (…). Son sentiment intérieur était comme pétrifié, ne laissait rien pénétrer en lui et n’extériorisait rien non plus, il flottait comme entouré d’un brouillard. » Ainsi les deux livres vont-ils tenter de cerner d’un peu plus près le résultat de cette opacité. Pour Arthur, ce sera la difficulté d’« être linguistiquement dédoublé » (où l’on apercevra la compulsion au ressassement) et pour Erich, comme l’indique le titre du récit qui lui est consacré, être « lui-même l’obstacle sur le chemin conduisant à lui-même » avec cette question infiniment suspendue : « Pourquoi suis-je précisément celui que je suis » (mais sans savoir qui ou ce que l’on est) ?

Dans À l’insu de Babel (2009), Goldschmidt avait déjà théorisé le Weltbild, l’image du monde, dans la langue allemande (en comparaison avec le français), insistant en particulier sur la « LTI » (la langue du troisième Reich) et son usage par Heidegger. L’Après-exil continue le travail à un niveau intime. Georges-Arthur Goldschmidt n’est pas bilingue, dit-il, mais « doppelsprachig » (« linguistiquement dédoublé » propose Masson). Il y a d’un côté la langue maternelle, l’allemand, qu’en tant que juif, on est accusé de « salir » et qui, après l’exil, devient la langue « d’un passé interdit dont on a été exclu ». Et il y a le français, dans lequel on apprend un autre rapport à l’espace (Goldschmidt livre des pages aussi drôles que violentes sur la « Gründlichkeit », la nature terre-à-terre, concrète, précise et presque comptable de l’allemand). Si bien qu’un second monde se superpose, pour l’exilé, au premier sans l’effacer, monde aussi bien sensoriel que social dans lequel « tôt ou tard on pourrait lui reprocher de ne pas être à sa place. »

Erich fut étonné d’apprendre que même des catholiques français défendaient Dreyfus (lui qui le croyait fermement coupable)

« L’exilé, dès qu’il écrit, subit donc la malédiction de l’irréalité ; quoi qu’il raconte, au fond, tout est exilé, la menace d’un prochain abandon plane sur tout. » Cela pour Georges-Arthur. Le cas d’Erich est différent. Chez lui le dédoublement prend une autre forme parce qu’il est né plus tôt, a connu autrement la LTI, a eu le temps de se fantasmer en héros teutonique : « En 1937, âgé de treize ans, il imaginait déjà son avenir allemand : il aurait bien aimé devenir magistrat comme son père, ou capitaine au long cours. » De ce frère, si fier initialement de sa « race », il imagine que, s’il n’était pas, en quelque sorte, « devenu » juif sous le regard des autres, il aurait pu s’enrôler dans la SS.

Après la guerre, « il cherchait en vain à se libérer des crimes allemands dont on connaissait de mieux en mieux toute l’ampleur. Lui qui aurait dû en être victime s’en estimait coupable. De temps en temps, un frisson d’horreur s’emparait de lui : si sa naissance avait été « normale » (…) peut-être aurait-il fusillé des paysans russes ou incendié des villages entiers. Peut-être lui aurait-on par exemple confié la surveillance de l’un de ces trains qui traversaient la campagne à longueur de journée, sans qu’il se sentît obligé de savoir qu’ils emmenaient vers les chambres à gaz des centaines de gens ».

On pense évidemment à l’essai de Pierre Bayard Aurais-je été résistant ou bourreau ? (2013). Mais peut-être Erich aurait-il préféré participer à la résistance allemande de la Rose blanche ? Hélas, « toutes ces mises en scène de lui-même tournaient toujours à son désavantage » note son frère cadet, uni en quelque sorte à Erich dans une même « honte » – quoique la modalité en soit différente. Le jeune Erich fut étonné d’apprendre que même des catholiques français défendaient Dreyfus (lui qui le croyait fermement coupable) et, plus tard, devenu commandant et fervent défenseur de l’Algérie française, il voulut prendre part à la tentative de coup d’État contre de Gaulle en 1961. Une bien curieuse façon, raconte son frère, de remercier la France de son accueil, de « confirmer son appartenance » à ce pays, et d’en défendre une supposée « mission civilisatrice » qu’il avait cru voir à l’œuvre en tant qu’exilé juif confié à des « justes » : « C’était comme ce qu’il y avait de français en lui devait rétablir la dignité allemande. »

Si le « chemin » d’Erich est d’abord « barré » par la venue de son petit frère (c’est du moins ce que suppose Georges-Arthur, se décrivant « verbeux », insupportable, exhibitionniste et devenant un véritable boulet que doit traîner son aîné en Italie puis en France), ce sera ensuite son impossibilité, en quelque sorte, d’être juif ni allemand qui l’empêchera de vivre, accablé par « une face grimaçante et moqueuse qui le poursuivait en grimaçant : « Pour qui te prends-tu petit youpin ? »», lui faisant refuser toute aide car, au dégoût de « faire partie du misérable peuple mendiant des émigrés », s’ajoute la culpabilité du survivant qui n’a jamais porté l’étoile jaune : « On aurait eu honte de faire partie de ces anciens déportés » auprès de qui désormais l’Allemagne s’excusait.

On n’aura pas fini la visite de ces deux formidables petits livres si l’on omet de signaler que l’humour habituel et l’autodérision de Goldschmidt y cèdent le pas à une réflexion sur les raisons qui l’ont toujours poussé à se présenter comme grotesque dans ses autofictions et autobiographies. Il en reste cependant quelques épisodes de comique linguistique et vengeur, ne mettant en scène que la langue d’avant l’exil : « Un jour, alors que le père d’Arthur prenait son petit déjeuner et que l’enfant était monté sur une chaise derrière lui pour contempler de haut la calvitie paternelle, il l’entendit prononcer ces mots : « Cet Adolf, dans quinze jours, il sera en pleine déconfiture », et pensa que cet Hitler tenait peut-être un restaurant. »

Georges-Arthur Goldschmidt, L’Après-exil et Le chemin barré, Verdier, janvier 2025.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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