Nzambi, Zonbi et Zombi.e – sur « Zombis. La mort n’est pas une fin ? » au quai Branly
Le musée du quai Branly a l’âge de la maturité : 18 ans. Sa complexité constitutive ne s’est pas démentie. C’est une des institutions patrimoniales parisiennes les plus observées : par un public avide, qui n’a fait que croître et même se diversifier compte tenu d’une programmation culturelle ambitieuse, tant sur plan des expositions que sous l’angle des arts vivants.
C’est aussi un point de mire de la critique internationale, qui avait repéré, dès son ouverture, à l’occasion du grand colloque sur les liens entretenus par l’histoire de l’art et l’anthropologie, le terrain miné, et alors impensé, sur lequel avait été fondé le musée.
En 2006, s’était posée – notamment par la voix retentissante d’une grande anthropologue et historienne de l’art des communautés noires de la Grande Caraïbe, Sally Price – la question de l’histoire de la colonisation au fondement des collections, avec laquelle l’architecture du bâtiment n’actait aucune rupture, en surjouant son caractère prétendu sauvage par les couleurs, les formes et la végétation. Depuis, s’est immiscée, dans le travail patrimonial de conservation et d’exposition, la question brûlante et concrète de la restitution des pièces spoliées dont le musée du quai Branly a la charge.
Le musée ouvrait donc sur une ambition compliquée qui, pour la résumer trop directement, tenait dans le fait d’exposer l’œuvre des Autres – on se rappelle l’exposition inaugurale : D’un regard, l’Autre – autrement dit : les arts non européens. Cette appellation avait d’abord laissé croire que la liquidation de la phraséologie primitiviste – en renonçant au terme « arts premiers » – suffirait à doter le musée d’une catégorie d’analyse plus conséquente, plus scientifique, alors même que la définition par la négative n’est pas exactement le produit de l’aboutissement d’une réflexion, mais bien le reflet de la crainte de ce qui pourrait surgir si on allait au bout de la pensée. Ainsi, la vie quotidienne du musée, son existence, son avenir, ses choix, tous ses choix, sont sujets, potentiellement, à une veille critique impitoyable, car la matrice est, à maints égards, instable.
Pourtant, à plusieurs reprises, le musée s’est illustré par des initiatives remarquablement réussies, dans le sens où, malgré cette fondation initiale relativement légère sur le plan politique, il a su, au cours des expositions, déplier les questions internes posées par des collections façonnées au gré des relations que la France a entretenues avec le reste du monde.
Le cadre ne permet pas un inventaire exhaustif mais, juste pour donner un aperçu de ce courant ambitieux qui a pris d’assaut les enjeux de collection, d’ethnographie, d’art et d’histoire, en différents points du monde, on pourrait évoquer, très récemment, l’exposition sur l’art africain-américain (The Color Line, 2016), celles sur les origines de la photographie mondiale (Ouvrir l’album du monde, 2023), sur « Senghor et les arts » (2023) ou sur les « Black Indians » (2022), et même des interventions curatoriales plus modestes, mais si précieuses, à l’instar de l’exposition consacrée au peintre Nousveaux (2022).
Sur plusieurs plans, avec le département des études et de la recherche et les nombreuses activités scientifiques consacrées aux cultures matérielles et artistiques d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie, le musée du quai Branly s’est avéré le meilleur allié de sa propre critique fondamentale. On attend cependant aujourd’hui non plus seulement une conscience accrue de la nécessité d’ajourner les cartels, d’informer sur la provenance des œuvres, de restituer a minima les usages culturels de ces pièces mises sous vitrine… mais une plus grande audace pour ce qui concerne la collection permanente, le parcours, la scénographie.
Peut-on même imaginer une réinvention de la propriété, sur proposition du musée – car il faudra, à un moment ou à un autre, aller jusque-là, et repenser l’inaliénabilité au profit d’une forme éventuelle de dépôt universel, qui ne serait pas exactement le musée universel. On pourrait aussi souhaiter une plus grande marge d’inventivité dans l’éditorialisation de la collection permanente : où sont les commissaires invités africains ? De même n’est-il pas souhaitable que le musée se dote d’un conseil scientifique international effectif, pour reprendre, à la racine, le sens de cette collection à l’aune de sa mondialité ? Ainsi, on aimerait que le musée aille désormais encore plus loin, mais, en attendant, il convient de porter une attention particulière à l’énigme que forme l’exposition actuelle : Zombis. La mort n’est pas une fin ?
L’exposition a ouvert le 8 octobre dernier. Le sujet permettait d’en attendre une visite intense. Cette figure sacrée haïtienne de non-mort, ou de mort-vivant, dont la culture matérielle est remarquable par son caractère symbolique, esthétique et transculturel, laissait présager une exposition ténue et révélatrice de l’exceptionnalité de cet univers objectal et mystique dont on trouve la trace depuis le XVIIe siècle. D’ailleurs, de nombreuses pièces sont spectaculaires (la splendide sculpture de Gabrien Bien-Aimé : Grande Brigitte et Baron Samedi, 1988 ; la photographie puissante de Leah Gordon : Lansè Kòd, 1996 ; ou la magnifique tapisserie de Barbara d’Antuono : Entre deux mondes, 2023) mais, globalement, le parcours n’ambitionne pas l’élucidation de cette particularité culturelle haïtienne, et même rejoue et entretient le voile de la confusion jeté par le genre du film d’horreur depuis les années 1930. Ainsi, là où un choix, propre à la vocation du musée du quai Branly de défaire les idées reçues, les raccourcis, les approximations – souvent dépréciatrices parce qu’elles sont le fait d’une compréhension superficielle de pratiques culturelles exogènes – était possible, c’est un parcours, non critique, linéaire, qui va trop légèrement de la société secrète des Bizangos au vidéoclip de Michael Jackson Thriller.
Si l’on regarde de près, on perçoit même que le leitmotiv tient à l’obsession du commissaire à mettre en scène sa fascination, en parsemant la visite de ses propres photographies (y compris celles, embarrassantes pour les visiteurs, de cérémonies funéraires dans des cimetières ou d’une jeune femme internée dans un hôpital) et sans discriminer précisément le type d’objets exposés. Ainsi, se déploient pêle-mêle l’œuvre plastique d’artistes contemporains, les objets du culte, la culture matérielle de l’esclavage, ou encore les costumes cérémoniels du vaudou, et même la reconstitution, sur le mode pourtant fort contestable des period rooms, d’un temple et de tombes. S’agit-il de sources autochtones, de documents constitués pour la connaissance, de reconstitutions fictives ou à l’identique, de fictions graphiques, d’objets d’art, d’objets de culte ?
La visite seule aurait dû permettre d’appréhender clairement tous ces registres d’objets pour adhérer, sans inquiétude, à l’intervention de commissariat. De même, saisir la relation de ces objets entre eux, soit qu’elle soit induite par la pratique des acteurs, soit qu’elle découle de la réappropriation infidèle et réductrice via d’autres médias, est essentiel dans une exposition qui veut prendre, en un même geste curatorial, une culture spécifique complexe et ses avatars les plus lointains. Or, une approximation suspecte s’installe quand les frontières de ces différents régimes d’objet ne sont pas clairement définies. Ainsi, comment les objets fétiches africains qui forment une vitrine à mi-parcours doivent-ils être articulés avec le portrait de groupe de Le Masurier, peintre français actif en Martinique à la fin du XVIIIe siècle ? Et encore, pourquoi le Nkisi (aussi appelé fétiche à clous de la région du fleuve Congo) est-il prolongé, dans l’exposition, par des chaînes en usage du temps de l’esclavage ?
S’il s’agissait d’exposer la survivance de pratiques religieuses africaines dans le monde colonial américain – alors même que cette continuité est avant tout une réinvention culturelle des personnes réduites en esclavage dans le Nouveau Monde, à partir d’agrégats de pratiques religieuses ouest et centre africaines – ne fallait-il pas la montrer par des correspondances formelles d’objets et de symboles ? Celles-ci matérialisent en effet la relance, en contexte hostile (et non pas seulement « sur les routes de l’esclavage » comme l’euphémisent les cartels) la force constructive et résistante du maintien et de la transformation de pratiques cultuelles africaines clandestines dans les colonies ?
Comment et pourquoi se priver, dans le cadre d’une exposition au musée du quai Branly, de cette discussion historienne et anthropologique, continuée sur plusieurs décennies ?
Pour ce qui concerne le vocabulaire, il est abordé dans le livre publié en marge de l’exposition – livre que l’on ne peut décidément pas identifier à un catalogue tant les objets ne se voient pas même accordés un minimum d’informations documentaires propres à la curiosité savante, et encore moins à l’exploitation scientifique. On apprend néanmoins, en glanant des informations éparses, que Nzambi est le nom centre-africain originel pour désigner le fantôme d’un mort, souvent un enfant (p. 18) ; que Zonbi est le mot créole local pour désigner le Zombi (le non-mort propre à la culture haïtienne) et enfin que le Zombie correspond à l’avatar de la culture populaire mondiale associé au revenant anthropophage (p. 7).
Ces quelques éléments définitoires auraient pu structurer à la fois l’exposition et le livre pour restaurer, dans leur intégrité, les enjeux religieux propres à la culture haïtienne et la complexité de ses effets sociaux. Or, ces termes n’opèrent pas comme des catégories et fusionnent au point que l’imaginaire Zombie semble in fine recouvrir la compréhension de la culture Zombi, ou, plus généralement, la compréhension des sociétés secrètes officiant dans le cadre de zombification d’individus. De même, on est surpris que la notion de fétiche n’ait pas donné lieu à une même clarification sémantique pour ce qui concerne les figures formant, en une salle impressionnante, « l’armée des ombres ».
Dans le bref paragraphe du panneau explicatif de cette salle, on comprend qu’une partie des figures exposées, c’est-à-dire des fétiches, sont en fait le fruit de la fabrication d’un artiste initié, précisément identifié sous le nom de Dubréus Lhérisson. Certains fétiches auraient été en effet conçus pour le marché de l’art. Il y avait donc lieu d’approfondir le maillage complexe qui lie l’objet sacré à la marchandise de luxe, et, implicitement, interroge, sur un plan critique, la place du musée, mais aussi du savant, dans la validation de cette trajectoire statutaire de l’objet, en bout de course, patrimonialisé. Comment le commissaire, à qui appartiennent nombre des pièces présentées à l’exposition et/ou reproduites dans le livre correspondant, n’a-t-il pas saisi cette question de l’artiste et du marché dans cette histoire qui va du Nzambi au Zombie, pour enquêter sur les enjeux de stratification des usages d’objets dans leur déplacement symbolique, et, en miroir, dans leur dévoilement critique du processus de muséification ?
Non seulement, une possibilité majeure de réflexivité curatoriale se faisait jour, surtout au musée du quai Branly, mais de surcroît, cette piste était celle qui permettait encore une fois de ne pas reconduire la trop grande linéarité qui organise le parcours, du péristyle, du potomitan, du paquet Congo, mais aussi de Felicia Felix-Mentor ou Alicia D. (deux zombis historiques) à la saga des Zombies de George A. Romero (films, 1968-1990). On s’étonne d’autant plus que la figure de l’artiste initié, particulièrement intéressante dans ce cadre du musée, ne fasse qu’une apparition discrète dans le parcours, mais surtout qu’il ne soit absolument pas mentionné dans le livre. Pas une seule fois, alors même qu’il aurait pu être la pierre de touche de la mise en exposition problématisée de l’enquête sur les Zombis, et d’autant plus que le livre se conclut sur un texte étrange, personnel, témoin, d’une collectionneuse et précisément marchande de fétiches bizangos.
Enfin, le livre, plus encore que l’exposition elle-même, pose la question de l’approche dominante de la culture Zombi et du phénomène de zombification dans ce dispositif. Malgré l’exposition de quelques photographies du culte vaudou prises par Alfred Métraux en 1949, cité une seule fois dans le livre (p. 14) et la mention, elle aussi unique, de l’anthropologue Roger Bastide (p. 65), aucune cumulativité des savoirs pour ce qui concerne la connaissance historique et anthropologique de la culture Zombi. Tout semble commencer avec les terrains du commissaire, qui expose avoir « prélevé plusieurs dizaines d’ouangas » (objets détenteurs de sortilèges, p. 94), et qui inscrit ses enquêtes, à la suite du controversé ethnobotaniste Wade Davis, dans le cadre de la bio-anthropologie. Ainsi, l’explicitation de la pharmacopée en usage pour la zombification, ou encore l’adjonction de radiographies des fétiches bizangos révélant les objets permettant le façonnage des figures, tiennent lieu d’enjeux scientifiques premiers, sans qu’ils soient articulés à des savoirs plus complexes, qui nous auraient éclairés sur l’ordre social réalisé par ces pratiques religieuses, telles qu’elles sont exprimées par les adeptes, les cibles, ou encore les contemporains.
C’était aussi l’occasion de mieux appréhender l’apport de la recherche en sciences sociales sur la culture Zombi, à l’image des travaux d’Erwan Dianteill sur des phénomènes culturels similaires à Cuba et au Brésil, mais aussi les études anciennes de Louis P. Mars consacrées au Zombi haïtien, ou celles plus récentes de Donald J. Costantino et Sarah Juliet Lauro (le premier, ignoré ; la seconde citée une seule fois comme éditrice dans une note, p. 164). Enfin, les travaux incontournables sur les arts plastiques en Haïti de Carlo Célius auraient certainement aidé à discriminer et à contextualiser les œuvres d’art exposées. Comment et pourquoi se priver, dans le cadre d’une exposition au musée du quai Branly, de cette connaissance et de cette discussion historienne et anthropologique, continuée sur plusieurs décennies ?
Celle-ci aurait pourtant fourni les outils pour penser en profondeur le syncrétisme religieux, la résistance politique, la régulation sociale, la mystique, et les objets d’art et de culte, en plus des différentes formes de représentation que la culture Zombi a suscitées. D’autant plus que, potentiellement, les (trop courts) textes écrits dans le livre par Lilas Desquiron, Erol Josué ou encore Théresia Duvernay, ouvraient à ces questions.
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On aurait aimé que la fonction du musée soit pleinement remplie dans une telle exposition consacrée à l’histoire fascinante des Zombis haïtiens, à l’image d’autres expositions tout aussi complexes, où une connaissance impressionniste est défaite, jusque dans le catalogue, pour permettre une meilleure appréhension de la profondeur d’un phénomène culturel. Le musée du quai Branly a, malgré les obstacles initiaux, souvent relevé ce défi. On attend donc avec impatience que cette même exigence puisse à nouveau s’y déployer.