Dans l’œil du fantôme – sur Presence de Steven Soderbergh
Presence, huis clos horrifique tourné en onze jours sur un scénario de David Koepp (Mission Impossible, L’Impasse) et avec un budget famélique de deux millions de dollars, serait-il le grand retour de Steven Soderbergh ou un message furtif, en attendant plus (ne serait-ce que le mois prochain, avec un deuxième « nouveau Soderbergh », The Insider, thriller d’espionnage au casting prestigieux : Cate Blanchett, Michael Fassbender, Pierce Brosnan) ? Avec Soderbergh, on ne sait jamais vraiment très bien. Était-il vraiment parti, d’ailleurs ?

De quand date son dernier film qui a fait événement ? D’avant le Covid-19, sans doute. Autant dire au siècle dernier à l’échelle des nouveautés hollywoodiennes.
Avant, ou juste au moment du Covid-19, en fait ? Maintenant, ça nous revient. Quand le cinéma était à l’arrêt, on avait justement (re)parlé d’un Soderbergh, Contagion (2011), revu neuf ans plus tard comme film prophétique sur la pandémie. Film catastrophe conceptuel et clinique, sans héroïsme ni affect, où les stars (Gwyneth Paltrow, Marion Cotillard) tombaient comme des mouches et où le virus – on l’apprenait tout à la fin – s’était propagé par des chauves-souris chassées de leur habitat naturel par les bulldozers d’une multinationale. L’aveuglement libéral, le déséquilibre écologique, la « revanche des animaux » et même la propagation des fake news, tout était là, mais peut-être un peu trop en avance.
Donc, voilà, la dernière fois qu’un Soderbergh a fait événement, c’était à retardement et dans un moment où le cinéma était plongé dans un sommeil paradoxal : salles fermées, activités à l’arrêt, mais diffusion domestique fonctionnant à pleins tubes (via les plateformes et autres modes de partage, légaux ou non). De fait, Contagion est devenu un tube tardif de plateforme, quand bien même il n’avait aucunement été pensé comme tel. Ironiquement, le destin du film disait aussi quelque chose de l’évolution du cinéma.
Bref, la dernière fois où Soderbergh était réellement présent, c’était dans un moment d’absence. Plus précisément, ce n’était pas tant lui qui se manifestait que le fantôme d’un ancien film, faisant retour dans un environnement endormi.
Ces dernières années, on ne savait plus trop où en était ce cinéaste. Plusieurs fois, il avait annoncé son retrait, lui, l’ancien stakhanoviste, seul cinéaste hollywoodien capable de sortir deux ou trois films par an, dans des genres et à des échelles de production opposés, d’avoir la confiance des stars comme celle de tourner au smartphone. Plusieurs fois, il était plus ou moins revenu aux affaires, avec des films assez volatils (Logan Lucky en 2017, après quatre ans de silence, comédie de braquage pas déplaisante, à mi-chemin entre les frères Coen et les Safdie, mais en moins drôle et en moins nerveux que ses modèles). Depuis 2020, il avait même signé trois longs-métrages et deux miniséries, titres voués à la VOD et passés sous les radars.
Aujourd’hui, donc, Soderbergh fait son retour avec un film de fantômes, mais Soderbergh lui-même n’était-il pas devenu un fantôme du cinéma indépendant américain ? ou alors un « insider » qui s’était judicieusement mis en sommeil ?
Chez Soderbergh, plus le budget est réduit, plus la part « expérimentale » est revendiquée. Quelle est donc l’expérience Presence ? Un film qui repose sur un pari à la fois simplissime et casse-gueule, à la limite de la fausse bonne idée, à savoir un film entièrement en caméra subjective. Sauf que cette vision « à la première personne » est ici reliée à la « présence » d’un « fantôme » qui, par définition, n’est pas un personnage, n’a pas d’épaisseur, n’est pas vu par les autres, ne parle pas, ne réfléchit pas en voix off, se déplace en faisant silence. Si, dans le cinéma contemporain, ce procédé des vues subjectives envoie souvent des signaux formels et narratifs vers le jeu vidéo, Soderbergh exploite plutôt, ici, une caractéristique de la réalité virutelle : l’évaporation de l’enveloppe corporelle du « regardeur ».
Entre le regard de cette présence-absence et celui du spectateur, le relais est tellement direct que le film acquiert une charge théorique immédiate. À tel point qu’on peut penser à une installation plastique qui aurait trouvé refuge dans la salle de cinéma. Chaque spectateur, chaque spectatrice regarde le film en étant projeté·e au cœur de la diégèse du récit, sans qu’aucun·e protagoniste de l’action ne le remarque. Sans recourir aux subterfuges de la 3D-relief, le film cherche de nouvelles variations sur le jeu théorique consistant à briser le quatrième mur. Presence serait-il donc le premier film en « 2D et demi », conservant des images « à plat », mais donnant l’impression à son public de pouvoir pointer son nez, voire « piquer une tête », de l’autre côté de l’écran ?
Donnons crédit au dispositif. Mais tient-on réellement tout un film comme ça ? Quatre-vingt-cinq minutes seraient-elles nécessaires pour nous faire (ré)éprouver le simple fait de rester assis, à plusieurs, en faisant silence, en léger état d’hypnose, dans une salle, en train de regarder des images en mouvement sur un écran ?
Presence n’est pas assez radical pour dépasser son entre-deux d’exercice conceptuel et laisse un petit goût d’inachevé.
La démonstration a-t-elle besoin d’être aussi maximaliste ? Reconnaissons au moins à Soderbergh d’avoir trouvé une certaine congruence entre son type de récit et son pari formel. Le plus inquiétant dans les histoires de fantômes, ce ne sont pas tant les éléments surnaturels qu’une étrangeté disséminée dans l’espace en lui-même.
Tout le film découle d’un doute planté dès la séquence inaugurale. Une visite immobilière filmée au grand angle, où la maison vide apparaît à la fois standardisée et distordue. Les signaux d’étrangeté s’accumulent aussi bien dans la matière même du film que dans le simple acte de filmer (d’autant plus que Soderbergh, en « super-artisan » du cinéma, reste, sous divers noms d’emprunt, son propre cadreur et monteur).
Le découpage est entièrement en plans-séquences mais qui ne sont pas agencés aux déplacements des personnages. Le point de vue de la caméra, toujours à la hauteur d’un personnage debout, domine parfois ceux des personnages assis. La caméra s’avère de plus en plus autonome. Sur un coup de tête, elle peut emprunter directement les escaliers et se réfugier dans un placard. Les coupes du montage surgissent parfois de manière déroutante, créant certains contretemps volontairement inexpliqués. La mise en scène exhibe une virtuosité tranquille qui se parasite elle-même. Si le rythme reste fluide, la mise en scène égrène une somme de petits éléments de déséquilibre, renforçant ainsi l’ambiguïté du point de vue. Quel est le regard porté sur cette famille ? Intrusif, protecteur ou prédateur ? Souvent un peu des trois à la fois.
Là où le parti pris de mise en scène se révèle le plus convaincant, c’est quand le point de vue subjectif semble presque embarrassé de lui-même. Le fantôme observe les manigances, les remords, les coups de fil donnés en douce, les mensonges conjugaux. Apparemment, les adultes ont des choses à se reprocher, et la caméra est mise dans la situation d’un enfant surprenant ses parents en mystérieux conciliabule dont il ne saisit pas tous les enjeux. Ces pistes ne seront pas toutes éclaircies, laissant l’histoire de cette famille en partie irrésolue, créant un savoureux mystère derrière le mystère.
Ce mystère supplémentaire pourrait toucher à une inquiétude contemporaine : les adolescentes d’aujourd’hui ne doivent-elles pas composer en permanence avec mille regards (réels ou virtuels) qui se posent sur elles ? Et, conjointement à cette menace sournoise, une autre inquiétude ontologique pointe son nez : être parent, n’est-ce pas constamment avoir peur « qu’il arrive quelque chose » à ses enfants ?
C’est la grâce de la série B de retrouver, via le bricolage et la suggestion, l’essence d’angoisses fondamentales. En cela, Presence s’inscrit dans une tradition glorieuse du genre.
Mais pas totalement non plus car le film se laisse aller, au contraire, à une certaine facilité de résolution en faisant surgir une menace extérieure à gros sabots. Le film ne va pas au bout de son propre contrat formel, qui aurait été de faire naître l’inquiétude de l’espace domestique et uniquement de l’espace domestique lui-même. En cela, Soderbergh est à la traîne de l’horreur animiste d’un Kiyoshi Kurosawa, auquel ces histoires de fantômes domestiques peuvent faire penser. Dans son chef d’œuvre Kaïro (2001), les fantômes se manifestaient en parasitant la technologie de l’époque. Les « traces » des esprits se concrétisant dans les reflets des écrans d’ordinateur, sur des images internet de basse résolution ou par les pixels des téléphones portables. La rencontre du fantastique et de l’imagerie technologique (encore imparfaite il y a un peu plus de vingt ans) consacrait un fécond croisement entre croyance et technique.
Presence ne parvient pas à une telle limpidité entre un imaginaire fantastique ancestral et l’esthétique de son époque. Sans doute parce que la définition de l’image numérique est devenue, aujourd’hui, tellement sans mystère qu’elle laisse peu de place à une ambiguïté nourrissant l’imaginaire.
Dès lors, Presence est-il un simple « coup », un petit tour de passe-passe formel ou un véritable exercice de mise en scène ? Regardant le film, on peut tout autant avoir l’impression d’être devant une déclinaison tardive et auteurisante d’un « high concept » à la Paranormal Activity (qui repose entièrement sur l’idée que la caméra semble prise de pulsions ou d’émotions comme un être vivant) que devant une ascèse formelle mûrement réfléchie.
Là encore, à quelle place voudrait se trouver Soderbergh ? À celle des petits malins ayant réussi un coup fumant mais voués à l’anonymat (qui se souvient du nom des auteurs du Projet Blair Witch ou de Paranormal Activity ?) ou à celle d’un grand maître, restreignant volontairement sa palette pour offrir une épure sur les mystères de l’indicible ? C’est bien le privilège du fantôme de pouvoir se situer à plusieurs places en même temps. Soderbergh a toujours revendiqué la variété d’inspirations, l’éclectisme stylistique (pour ne pas dire un certain « caméléonisme »), poursuivant le fantasme de couvrir tout le spectre du cinéma (y compris dans les modes de diffusion puisqu’avec Bubble, en 2005, il fut le premier à sortir un film simultanément en salles, DVD et VOD).
Ce faisant, ne s’épuise-t-il pas avec cette chimère ? Dans le cas de Presence, il n’est alors pas assez radical, ni dans un sens ni dans l’autre, ni assez fun, ni assez rigoureux, pour que le film dépasse son entre-deux d’exercice conceptuel, certes cohérent, mais qui laisse un petit goût d’inachevé.
Cette histoire de fantômes fait écho à un autre spectre dans le champ du cinéma américain : celui du « grand cinéaste inséré dans le système », position que Soderbergh a su stratégiquement occuper durant les années 1990-2000, alternant films pour les studios (la franchise des Ocean’s) et œuvres plus personnelles. À tous les sens du terme, Soderbergh a été un cinéaste en mode alternatif, faisant tourner les stars comme les non-professionnels, contentant aussi bien le grand public, les pontes de l’entertainment, les cinéphiles, les festivals et la critique. Mais, aujourd’hui, sa génération semble revenue de cette idée.
L’attente de One Battle After Another, le prochain Paul Thomas Anderson, avec Leonardo DiCaprio (une possible adaptation de Thomas Pynchon qui, paraît-il, provoque déjà des sueurs froides dans les derniers étages de la Warner), est bien la seule à l’horizon. Tarantino est en sommeil. Les Coen ont splitté et leurs films solos marquent une baisse d’inspiration. Fincher est devenu employé de luxe chez Netflix et ses films ne font plus débat une semaine après leur mise en ligne. Shyamalan s’amuse encore avec ses séries B concept inégales, mais pour combien de temps (même si, pour le coup, le ludique Trap était une vraie bonne surprise) ? Dans cette morne plaine, un nouveau Soderbergh, même à la limite du film gadget, est toujours bon à prendre.
Ah, mais si, on avait failli oublier ! La semaine prochaine sort The Brutalist de Brady Corbet, dont l’ambition affichée (« film monumental de 3 h 30 sur l’Histoire de l’Amérique ») est carrément de ressusciter les mânes du Nouvel Hollywood et d’interroger la figure du démiurge, devant comme derrière la caméra. Esprits du grand cinéma, êtes-vous là ? Réponse dans quelques jours.
Presence de Steven Soderbergh, en salles le 5 février 2025.