Le krach de la confiance – sur Mascarades de Robert Coover
Mascarades (Open House), le dernier roman de Robert Coover est un livre testamentaire et ce, à un double titre : c’est l’épilogue d’une œuvre commencée aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, mais c’est aussi le testament d’une époque, la nôtre, qui se donne à lire sous les traits crépusculaires d’une Amérique rongée par la puissance du discrédit.

Robert Coover est mort le 5 octobre dernier. C’était le dernier survivant d’une génération d’écrivains dits « postmodernes » qui comprenait John Barth, John Hawkes, William Gaddis, William Gass qui, loin de rompre avec le passé, ont su métaboliser les chefs d’œuvre romanesques qui les précédaient. « Il fut un temps confiait Robert Coover au New York Times en 2018, où presque tout ce que je lisais, voyais, entendais ou goûtais était une source d’inspiration. Samuel Beckett m’inspirait, Joyce aussi, Kafka, Dostoïevski, Borges, Melville, mon assiette était pleine. C’était l’époque de la génération du boom latino-américain, dont beaucoup n’avaient pas encore été traduits ou découverts : Cortázar, García Márquez, Onetti, Donoso, Asturias, Carpentier, Rulfo, Vargas Llosa, Fuentes. Je les ai tous dévorés et commentés pour la New York Times Book Review. »
« Pourfendeur de mythes, écrit son traducteur Stéphane Vanderhaeghe, Coover n’a eu de cesse d’interroger, un texte après l’autre, les ressorts de toute fiction… Quand il ne récrit pas l’histoire récente des États-Unis (Le Bûcher de Times Square), il détourne sauvagement le conformisme du cinéma hollywoodien (Demandez le programme !) ou le moralisme des contes de fées (Pinocchio à Venise), avant de s’attaquer à quelques-uns des mythes fondateurs de la nation américaine – comme celui de la Frontière (Ville fantôme) ou du self-made man (Une éducation en Illinois)… »
Dans le sillage du dernier roman d’Herman Melville, The Confidence-Man (« l’Escroc à la confiance ») qu’il cite en exergue, Mascarades nous plonge dans un univers hyper-réel dans lequel aucun aspect de l’expérience humaine, aucun des piliers qui la fondent, la confiance, la parole donnée, l’amour, le désir, la maternité, la propriété, l’échange au sens large, la mémoire, l’art, sont jetés à bas par un krach bien plus destructeur qu’un krach boursier, l’effondrement systémique de la confiance.
À l’occasion d’une opération « porte ouverte » organisée en vue de la vente d’un penthouse situé au centième étage d’une tour de Manhattan, une foule de personnages se pressent sans qu’on sache s’ils sont vraiment intéressés par l’acquisition d’un bien immobilier, dont la propriété d’ailleurs semble faire problème, ou s’ils sont là par hasard, attirés comme des papillons de nuit par la forte lumière qui émane du dernier étage de cette tour de Manhattan. Il y a là des agents immobiliers, des avocats, des escrocs, des artistes en tous genres, écrivains, compositeurs, photographes, et même des gangsters égarés qui expédient par-dessus bord des êtres épuisés par la vie, à moins que ceux-ci ne se jettent tout seuls dans le vide n’ayant plus rien à échanger…
Rabelais n’est jamais très loin dans cet enfer mondain peuplé d’invités de hasard, livrés aux désirs les plus débridés
À l’inverse de l’Enfer de Dante creusé en spirale avec ses neuf terrasses, Coover a établi son enfer en hauteur, en un seul plateau suspendu dans les nuages. Le lieu est un monde parallèle, mi backroom interconnectée, mi salle de marchés où sont rassemblés des opérateurs bizarres qui s’affairent en vue d’échanges pas très nets. Avec cette opération porte ouverte, c’est aussi bien la boîte de Pandore de notre monde que Robert Coover ouvre, déclenchant par là même une série d’événements qui vont se déchaîner tout au long du roman, un bric-à-brac d’obsessions et de rêves devenus réels dans une version carnavalesque des limbes du capitalisme financier.
Les personnages de Mascarades ont perdu jusqu’au souvenir des émotions, l’amour, le sexe, la naissance, la mort, la compassion, la mémoire, la religion, et jusqu’à la confiance dans le langage… Ce ne sont même plus des individus au sens strict mais des surfaces pixelisées, des lucioles humaines sans nom et sans récit. « Nous passons notre vie à nous forger des souvenirs, dit l’un d’eux et la sénilité, quand elle frappe à notre porte, balaye tout d’un revers de main. Nous n’avons rien d’émanations d’un Dieu qui pense mais d’un Dieu qui digère. » Rabelais, avec ses opérations philosophico-digestives n’est jamais très loin dans cet enfer mondain peuplé d’invités de hasard, livrés aux désirs les plus débridés, et à d’étranges festivités érotico-mystiques.
On procède à des mariages aussitôt défaits, des naissances non désirées, beaucoup de relations sexuelles, mais pas toutes consenties. Il y a beaucoup de sexe, de débauche, d’ivresse, de violence, de morts aléatoires, de brutalité. « Quand j’ai débarqué ici, dans ce que mon billet décrit comme un “palais du rire”, une dame enceinte était étalée de tout son long sur le tapis à cet endroit, et elle y est toujours d’ailleurs, entourée de poivrots qui l’exhortent au travail. “POUSSEZ ! POUSSEZ !!” crient-ils. “Où est passé mon mari ? Je croyais qu’on allait à – grrrr ! – l’hôpital”, gémit la pauvre femme, écartant les jambes et poussant comme on le lui demande. Est-ce que ça fait partie des numéros proposés dans ce palais du rire ? “Naître et mourir, rien de tel pour l’orgueil”, déclare solennellement un homme à barbe posté à côté de moi, quoique l’atmosphère n’ait absolument rien de solennel. Tout le monde rigole, se pressant aux avant-postes pour mieux voir le spectacle. »
Le penthouse lui-même semble soumis à des phénomènes de distorsion qui malmènent les notions de proche et de lointain, tout et tous se touchent dans cette party bondée, les coordonnées spatio-temporelles, sont bousculées ; la passé et le futur, fondus en un continuum temporel, le permis et l’interdit sont discrédités, les croyances collectives, les mythes et les histoires ridiculisées…
Un photographe qui semble couvrir l’événement a du mal à se repérer dans ce labyrinthe cauchemardesque. Il parcourt les pièces, plusieurs salles à manger, couloirs, salle télé, gymnase, cabinet de toilettes, une ligne unique de bowling, ainsi que plusieurs salles de jeux : « Une réservée aux parties de cartes qui se jouent à quatre, une autre pour le solitaire, une pour des jeux d’adultes, et encore une pour assembler les pièces de puzzles ; j’en ai profité pour prendre en photo un ou deux puzzles complétés, parmi les moins osés… »
La perception du photographe se dissocie, s’atomise… Son regard peine à trouver la bonne définition ; il s’écrase sur les détails ou s’étale dans l’espace : le dos d’un invité, une poignée de porte, les plinthes de la marqueterie… Les figures s’estompent dans le fond, proche et lointain se confondent, les objets se dédoublent. Son regard devient le théâtre d’une lutte entre les objets.
« Les portes mènent à d’autres pièces, mais pas moyen de savoir ce qu’il se cache de l’autre côté. Une cuisine peut être attenante à une chambre, mais quand on revient dans la cuisine, pas impossible que ça n’en soit plus. Surpris dans une salle de bains par deux personnes nues sous la douche, j’ai rebroussé chemin pour me retrouver dans une autre pièce d’eau ; mais cette fois, c’était une vieille dame qui était assise sur le trône. Elle en a profité pour me demander du papier toilette d’ailleurs. »
Comment s’y prendre avec ce puzzle composé d’éléments disjoints et impossibles à assembler ? C’est la grande question du livre. « Je me souviens du temps où c’était quelque chose, d’être photographe. Aujourd’hui tout le monde fait des photos, même moi. Depuis mon arrivée, je vais d’une pièce à l’autre en photographiant l’appartement et, par accident seulement, les invités. Les lieux, pas les gens – c’est tout moi, ça. »
Une bande d’écrivains d’âges, de sexe, et de styles très différents se heurte eux aussi à la difficulté de la représentation qui est la question centrale du roman. Une romancière à succès, une dramaturge qui écrit un roman réaliste sur les zombies et une écrivaine en herbe qui projette un roman autobiographique sur sa vie d’enfance dans une ferme, mais en y ajoutant du sexe. « Des livres, il y en a une tripotée le long des murs, comme les reliques moisies d’un passé mort depuis belle lurette, Dieu merci. Pas trop de monde dans la bibliothèque, même si une pancarte prévoit la réunion du club de lecture un peu plus tard, dédiée à un livre de la bibliothèque : « Transcendantalisme et Sexe en groupe ». » « Si c’était une de mes histoires, écrit un autre, (un conteur expérimental inconnu), j’imaginerais probablement ce penthouse comme le décor mélancolique pour la métaphore universelle, l’expérience du néant, flottant dans ou sur l’obscurité. »
La seule forme d’intelligence adaptée à cet univers chaotique est le « fourmillement » affirme l’un des écrivains, ce qu’un autre définit comme « l’intelligence en essaim ». « Cette intelligence émane de l’interaction programmée d’individus, sans aucun centre de commande, et, chez les humains, cela conduit à un comportement régi par une stupidité revendiquée. On s’efface, on joue au golf, on prend son pied, on suit le chef. Le tout parfois sur des rythmes sympas mettant agréablement la tête en branle. Ce qu’ailleurs on nomme “effervescence collective”, et qu’on retrouve dans les rassemblements religieux, les raouts politiques, les concerts de rock ou les soirées enivrées. Dur d’y résister. Ça fait trop de bien. On ignore la réalité. Se laisse flotter dans les bouillons de cet essaim. Ce livre sur l’intelligence en essaim, voilà à quoi je m’occupe. L’unique partie qu’il me reste à jouer… »
Le « je » du narrateur estropié saute d’un invité à un autre invité croisé dans la foule, adopte son point de vue, son langage comme un ventriloque
Il y a aussi un compositeur de musique contemporaine, un génie dodécaphoniste qui a connu le succès jadis, quand il était encore possible de composer, mais qui a du mal à assembler les sons. « Sa première œuvre résolument révolutionnaire : La portée a disparu. Plus importante encore fut Décroche le dodécaphone, une œuvre écrite pour quatuor à cordes et triangle au cours de cette même année frénétique, sauf que cette composition est de fait quasiment injouable… »
Coover excelle à passer d’un sujet d’énonciation à un autre, d’un langage à un autre, au sein d’une même phrase acéphale, sans sujet d’énonciation. Ce ne sont plus les hommes qui s’affrontent ni leurs expériences, dans un langage cohérent, mais des fragments de paroles saisis au vol, mises bout à bout. On comprend assez vite que le « je » qui sert de guide au lecteur est dénué de toute unité et de toute cohérence. C’est un « je » atomisé, en ruines, décomposé en de multiples particules, un « je » pluriel, polymorphe, kaléidoscopique… Le « je » du narrateur estropié, amputé, saute d’un invité à un autre invité croisé dans la foule, adopte son point de vue, son langage comme un ventriloque, il voit, pense, parle comme lui. Il est dépourvu de personnalité, d’identité, de subjectivité, c’est un moi éclaté, sans égo, le moi hémophile de la foule atomisée. Une seule phrase composite, un tohu-bohu constitué de bribes de conversations entrechoquées et de pensées intimes extraverties, un collage de plusieurs monologues intérieurs, murmurées, impudiques.
La glissade des voix s’apparente à un scrolling qui fait défiler sans saut de paragraphes ni ponctuations un flot qui charrie les pensées des invités, des éclats, des bribes de phrases, débris d’énoncés. « Ses paragraphes s’enchaînent de manière séquentielle, mais le point de vue change à l’improviste, souvent au milieu d’une phrase. Il y a comme des transferts subtils de perspective, des changements de pronoms, des changements brusques de registre. » Différents narrateurs se succèdent, s’interrompent, reprennent le fil du récit au milieu d’une phrase, fragmentation cubiste du langage, qui juxtaposent des fragments non pas de visage ou de corps comme dans la peinture, mais des lambeaux de phrases d’un monologue collectif… Version sonore d’une décompostion cubiste des objets parlants.
Les voix des narrateurs s’entrechoquent dans le lit d’une même phrase, se roulent dessus dans une gigantesque partouze verbale, un toboggan de mots, un grand huit narratif. Une noria de narrateurs se dispute la conduite du récit, un récit à plusieurs voix. Roman choral ? non, plutôt soirée échangiste du langage où les corps et les voix s’entremêlent sans aucun souci de cohérence, sautant d’un je à un autre je, glissant d’un égo à un autre égo, comme un ballon de rugby qui rebondit dans tous les sens, déjouant la cohérence et l’unicité du sujet comme de la phrase, composant une sarabande d’« égos » fragmentés, monologue intérieur d’une foule, vision instagrammée de la réalité, dans laquelle on se perd, ne sachant plus qui parle, ni d’où….
La distorsion du langage est à son comble lorsque la description d’un viol saute de la femme violée à son violeur. La phrase enchaîne sans transition les mots de la femme violée et ceux du violeur. Elle : « Il me plaque tête la première sur le lit et se met à me tripoter le derrière. “Une minute !” je crie. » Mais poursuit le violeur : « Je lui enfonce ma bite dans le cul. Elle a beau se débattre, c’est trop tard, je la lui ai mise bien profond et j’assène mes coups de butoir, qui défonceront sans doute sa petite rondelle caoutchouteuse. » Associant le viol du corps et celui de la syntaxe. Portant l’atrocité du viol dans le langage même.
De cette distorsion entre les mots et le corps outragé, témoigne la scène finale du roman : une religieuse qui se décrit « comme une strip-teaseuse pour le Seigneur » se livre à un étrange dévoilement, un striptease métaphysique, qu’elle pousse méticuleusement jusqu’à se dessaper intégralement, puis faisant glisser de haut en bas comme d’une combinaison mortuaire, la fermeture éclair de son corps, exhibant un squelette de pure extraction, l’essence même de sa présence, scalp et scapulaire, robe de bure jetée aux nues, ossuaire livrée au public sans pudeur. Au-delà d’un simple spectacle érotique, la contemplation de la mort.
Robert Coover, Mascarades, Quidam Éditeur, janvier 2025. Traduit de l’anglais (américain) par Stéphane Vanderhaeghe.