Littérature

Monochrome bleu – sur Vers les îles Éparses d’Olivier Rolin

Ecrivain et essayiste

Dans son nouveau livre Vers les îles Éparses, écrit à l’occasion d’une résidence en mer privilégiée sur le Champlain, bâtiment de la Marine nationale voguant sur l’océan Indien, Olivier Rolin se révèle être un écrivain du temps, weather and time, le temps qui passe et le temps qu’il fait. Partageant le quotidien de ces travailleurs de la mer si particulier, il devient le chroniqueur du monde imaginaire qu’ils s’inventent pour tuer l’ennui.

Vers les îles Éparses est un petit texte, dense, beau, bleu, inspiré et joyeusement désenchanté. Un texte réparateur dans les sombres temps. Une parenthèse enchantée dans l’existence de l’auteur, invité à partager pour un mois le quotidien d’une vingtaine de marins sur le Champlain, bâtiment de la Marine nationale affecté au soutien et à l’assistance outre-mer.

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Ainsi, loin de l’Europe et de ses cauchemars de guerre et d’effondrement, Olivier Rolin, en passant de l’autre côté de l’équateur, bascule de l’autre côté du monde, dans une lumière des commencements. Cette paix, qui habite les îles, l’auteur la doit à l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, dont il a rédigé la préface pour les éditions de l’École de guerre. Une pige payée par une virée de pigeon voyageur dans des conditions rares !

Et voilà Rolin, pas vraiment accoutumé aux mers du Sud mais plutôt aux contrées réfrigérées de la Russie, catapulté au sud, croisant dans les terres australes, au large de la Réunion, dans l’océan Indien. Avec pour seul viatique quelques livres (dont, entre autres, Anéantir, le dernier Houellebecq, Vie de Rancé, Le Dimanche de Bouvines de Duby, un ouvrage consacré aux Mammifères marins et reptiles marins de l’océan Indien et du Pacifique) et un carnet de notes. Lire et écrire. Outre la chronique routinière du temps qui passe sur un bâtiment de guerre, Vers les îles Éparses sera un éloge de la beauté du monde telle qu’elle se déploie aux parages des îles…

Ce séjour sur un bateau de la Royale fait pénétrer un civil dans le secret (relatif) de la géopolitique française. Cet embarquement ne peut relever que d’une autorisation exceptionnelle à observer les ressorts matériels et humains sur lesquels repose la stratégie de défense des territoires lointains. Il s’agit de vivre le quotidien des marins qui assurent la réalité de la dissuasion militaire. Rien d’un séjour de touriste, donc.

S’il en fallait une preuve, Rolin est rappelé sur terre, au moment où le Champlain a déjà appareillé, pour rencontrer le général commandant la zone sud de l’océan Indien. Le représentant suprême de l’armée dans cette partie du monde lui recommande la discrétion sur les événements dont il pourrait être témoin. On ne sait jamais. Les Chinois, véritable menace pour la France dans ces eaux, pourraient débarquer sur ces îles. « Mais je me demande comment il [le commandant en chef] ferait pour résister à une éventuelle agression chinoise avec des forces tout juste susceptibles, si je ne me trompe, de faire peur à l’armée du Monomotapa », pense l’écrivain…

Ainsi passent dans le texte, au fil des jours, évoqués, des manœuvres du bateau, des exercices de réponse prévue en cas d’agressions ou de provocations étrangères. Ce livre est ainsi, pour une part, une chronique du temps militaire, occupé par les tâches, répétitives, inéluctables, ennuyeuses aussi, de ces « travailleurs de la mer » d’un genre particulier. Au-delà, les rotations du Champlain ont pour objet le ravitaillement de ces îles Éparses, quasi désertes, qui abritent des garnisons microscopiques, relevées régulièrement tous les mois et demi. Avec des curiosités – comme celle qui consiste à affecter dans ces atolls sans neige, à une altitude à peine plus élevée que le niveau de la mer, des sections de chasseurs alpins ! Le Champlain débarque les vivres et l’eau nécessaires à la survie de ces Robinson en uniforme, mais ramasse également, en navire-balai, des sacs géants de canettes, des fûts d’eaux usées, des tonnes de déchets. Il ne s’agirait pas de « saloper » ces conservatoires exceptionnels de la biodiversité.

Vers les îles Éparses : avec cet intitulé élégant, au potentiel poétique vitaminé par l’évocation de ces îles dont la dissémination reste délicieusement mystérieuse, Rolin paraît s’éloigner des récits sombres promis, ces dernières années, par des titres tels que Mourir à Bakou, Vider les lieux et, tout récemment, Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Loin des annonces de la disparition, c’est l’élan, ici, qui prévaut. Comme si l’écrivain était dopé par la promesse d’une navigation lointaine et indéterminée vers ces îles que l’invention géographique a qualifiées d’« Éparses ». Ces confettis de France posés sur l’eau sont les étapes d’une divagation, de l’île Europa, à « la forme d’un fœtus enroulé autour d’un lagon », à l’île Bassas da India, « une création du monde sans cesse recommencée », à celle Juan de Nova, qui abrite, elle, des tombes, une île cimetière en quelque sorte…

Le circuit du bateau dessine, sans en avoir l’air, le cycle même de l’existence. Du berceau au tombeau. La vie a été suffisamment assimilée à une navigation pour que l’inverse se vérifie. Le bâtiment, « l’air trapu et teigneux d’un très gros remorqueur », immatriculé A623, aurait ainsi la voilure d’un symbole cinglant sur les eaux, une sorte de vanité flottante à même de rappeler à Rolin sa propre finitude. Il y a toutefois une consolation. Sans doute la disparition de soi est-elle inéluctable, mais moins définitive quand elle prend la forme de la dispersion de soi dans ses livres : « Je songe qu’il y a probablement, épars (comme les îles), à travers le monde, quelques livres de moi qui traînent dans les lieux où je suis passé… »

La transition qui s’accomplit sur le Champlain signe l’acceptation, tantôt résignée tantôt amusée, de la vieillesse.

Même si Rolin a été autrefois journaliste pour Libération, il n’est pas question ici de reportage. Ne serait-ce que parce que Vers les îles Éparses est porté par une voix subjective, rieuse et mélancolique. C’est le texte d’un auteur qui ne peut faire autrement que de transformer cette résidence d’écrivain sur l’eau en une expérience littéraire. Le Champlain réalise à cet égard une sorte d’« estrangement », comme on disait au XVIe siècle, consistant à trouver le moyen de s’éloigner de son environnement, de son monde et, au bout du compte, de se déprendre de soi-même pour renouveler son regard…

Exilé ainsi dans une petite société de non-lecteurs, ou de lecteurs très épisodiques – à l’exception du commandant qui lit sur la passerelle Le Météorologue –, Rolin est renvoyé, non sans une bonne dose d’autodérision, à son statut d’écrivain. À quoi bon écrire ? Pour qui ? Pourquoi ? Tout juste, remarque-t-il sans illusion, est-il mobilisé pour aider une fois un marin à rédiger son rapport d’avancement. Degré zéro de l’écriture. Il y a bien le matelot Borges (quel fabuleux nom !) qui lit, elle, une « comédie romantique », Noël au bord de l’eau, d’une auteure anglaise Jenny Colgan. « Je me demande pourquoi je n’écris pas des livres susceptibles d’être lus par des lectrices comme le matelot Borges. » Et puis, comme un bonheur qu’on n’attendait plus, surtout en Afrique du Sud, dans une rue de Durban, il y a la rencontre avec Djangasi, un jeune Noir dont le rêve serait de devenir écrivain. « Je l’encourage à se livrer à cette activité désuète… En voilà un qui ne me prend pas pour un cave… »

Est-ce l’effet d’une vaste culture littéraire, mais ce texte, vif et bref, paraît s’enlever sur l’immense littérature marine. Vers les îles Éparses a le grain d’un palimpseste. On croit y reconnaître les éclats des éblouissements d’un lecteur navigateur (Rolin en est un). Conrad, Melville et bien d’autres apparaissent au fil de la lecture. Ainsi la longue approche, de l’aéroport Roland Garros de Sainte-Marie au Port, la base navale de la Pointe des Galets, sur la route côtière ceinturant l’île de la Réunion, ne rappelle-t-elle pas la marche du narrateur de Moby-Dick vers le port de Nantucket ? Rolin a bien préparé quelques mots à prononcer pour dire qui est ce « vieux » qui embarque avec l’équipage de jeunes militaires (dont la moyenne d’âge avoisine les vingt-cinq ans), mais il y renonce. Il n’y aura pas d’« appelez-moi Ismaël ». Rolin restera « cet être insolite », écrivain solitaire, difficilement assimilable par le collectif en uniforme.

Si le Champlain n’est sans doute pas le Pequod, l’équipage dessine toutefois, comme dans le chef-d’œuvre de Melville, une société en réduction, avec ses tribus, ses caractères – dont Kevin, le chef cuistot, pas commode, Pierre, le midship polytechnicien, Elsa, le second, Estelle, l’aspirant, le sympathique maître Mustafa, auteur d’une monumentale connerie technique, etc. –, et un personnel tatoué et musculeux… Et Rolin sera ainsi l’observateur-narrateur de cette nation en réduction qui cohabite sur un si petit territoire.

L’écrivain est avant tout sensible à la matière qui fait son ordinaire. Les mots. Car une fois à bord du Champlain, le voilà confronté à une langue dont il note, non sans gourmandise, les singularités. « J’ai déjà appris deux mots du vocabulaire Marine nationale : “échappée”, qui désigne les escaliers très raides, presque des échelles, et “citadelle”, qui qualifie l’état du bateau lorsque toutes les portes – très lourdes, munies de volants et de leviers – sont verrouillées de l’intérieur. » Le goût prononcé des marins pour les acronymes engendre des raccourcis pas toujours heureux, parfois énigmatiques, comme « bsaom », « comsup », « comops », « comanav », « fazoi » etc., auxquels il lui faut s’accoutumer.

Associé aux mots de la navigation et des bateaux, mais cette fois plus civilisés (comme les « aussières » ou autres cordages), le texte prend lui aussi le large. Il acquiert un rythme, propre à la voix de l’auteur. Pierre Alferi, dans son essai Chercher une phrase, décrivait l’écrivain comme celui qui avait réussi à trouver sa phrase, entre « hasard et nécessité », entre liberté d’inspiration et contraintes de la syntaxe. Nul doute que Rolin ne l’ait trouvée, réservant parfois des surprises, avec ces énoncés qui jaillissent, composites de la langue du marin et du poète : « Vent de 35 nœuds d’est, 45 nœuds apparents, grosse houle, le bateau tape, retombe parfois violemment dans une vague, la plume jaillit très haut, les tôles vibrent. »

Plus que dans tout autre texte, Rolin se révèle être un écrivain du temps – weather ou time. Comme il l’avait fait avec Le Météorologue, il lie, dans Vers les îles Éparses, temps qui passe et temps qu’il fait dans une méditation sur l’éclipse temporelle créée par un séjour en bateau. Volontairement rétif à s’informer de l’actualité du temps – il fuit les ordinateurs de bord où l’on suit compulsivement les news –, il s’inscrit dans un temps sidéral, guidé par les lumières d’aurore, les crépuscules, les nuits étoilées comme par les réveils (étonnants) du matin (au son de « Les Copains d’abord », diffusée dans le bateau)… Ce temps sans temps, où les événements majeurs sont liés aux humeurs de cette énorme masse mouvante sur laquelle glisse le bateau, nourrit l’ennui. Les uns, militaires du bord, le comblent par des activités où ils simulent des pannes, des incendies, des actes de guerre – toute une vie imaginaire organisant ainsi le vide. Et l’autre, l’écrivain, le combat en notant, en écrivant, en dessinant aussi, tout particulièrement la formes des côtes et des îles.

Le journal de bord tourne au journal intime. L’écrivain s’y livre, lui, sa vie imaginaire et ses pensées vagabondes sur l’époque. Il donne, ce faisant, un sens à la temporalité élastique de la navigation. C’est un fait. Le bateau a partie liée avec l’écriture. Cette chronique de mer que Rolin partage avec les capitaines d’autrefois, tenant leur journal de bord, agit sur lui. Voilà que la course du bateau remue dans les profondeurs de sa psyché. La navigation tire derrière elle, comme dans un chalut, la réminiscence. « Les journées passent ainsi, d’exercice en exercice, la mer scintille, aucun cachalot ne s’y montre, ni orque, ni rien, la mer scintille, le soleil chauffe les tôles, les quarts se succèdent, le sillage fait monter dans ma mémoire les vers furieusement allitératifs de Coleridge : The fair breeze blew, the white foam flew, / the furrow followed free ; / we were the first that ever burst / into the silent sea. »

Il n’y a pas que Coleridge. L’écrivain matelot croise plus souvent qu’à son tour Conrad – citant Typhon et plusieurs fois Lord Jim notamment. Mais il est un court roman de Conrad qu’il ne mentionne pas. Pourtant il m’apparaît être le miroir de cette aventure aux îles Éparses. Il s’agit du court roman La Ligne d’ombre. L’histoire d’un jeune marin qui prend le commandement d’un voilier et qui, piégé par l’absence de vents, est contraint à l’immobilité sur un bateau à l’équipage gravement enfiévré. Dans cette épreuve, le héros va franchir la ligne d’ombre, cette charnière qui sépare l’adolescence de l’âge adulte, l’insouciance de la responsabilité.

Le texte de Rolin, hanté aujourd’hui par le souci de l’âge, témoigne du franchissement d’une autre ligne. La transition qui s’accomplit sur le Champlain signe l’acceptation, tantôt résignée tantôt amusée, de la vieillesse. « Cette croisière marque vraiment pour moi un passage dans ma vie, ce n’est pas seulement vers les îles Éparses que je navigue, mais vers l’état déplorable, fragile et un peu ridicule, de vieux (pas vieillard, qui est un stade ultérieur de la dégradation)… L’océan Indien sera pour moi la mer de la Sénilité… »

Il faudrait, pour terminer, évoquer ces moments de pur émerveillement où, sur les îles, Rolin paraît succomber au mirage originel de ces îles préservées du monde contemporain et de sa salissure. Sur l’atoll de Bassas da India, comme si le fait d’être plongé dans des eaux paradisiaques apportait une forme de sérénité à l’ancien mao, Rolin paraît prendre un bain de jouvence cosmique. « On prend pied sur un plateau tarabiscoté, vermiculé, hérissé de petites “patates” de corail, creusé de canaux où de vifs éclats de couleur fuient devant vous et de bassins tapissés d’un vivant velours orange, violet, rouge, dans lesquels faire la planche, sur une eau si limpide qu’on pourrait se croire suspendu dans le ciel, procure une sorte de bonheur élémentaire. »

Mais, cette jouissance, comment la rendre ? Comment les mots pourraient-ils dire ainsi le bleu de la mer ? Les mots sont impuissants à dire l’essence des choses. Ils ne peuvent, comme dans cette navigation, qu’aller « vers », sans jamais vraiment en finir. Au cœur du texte – il faudrait citer la page tout entière tant elle est inspirante –, il y a ainsi cette méditation que je recommande à tous les peintres, à tous les philosophes, à tous les esthètes ! « Comment rendre la couleur irradiante de la mer au bord de la plage ? “Bleu”, ce petit mot qui claque comme une bulle, ça ne va pas, évidemment… “Bleuités, délires” : ces deux mots du poème le plus connu de Rimbaud… sont sans doute ceux qui disent le moins imparfaitement la stupeur que l’on prend à contempler ce champ de feux bleus… » Face à cette unique couleur, le langage patine, donc, à trouver ses mots.

Vers les îles Éparses devient alors, par défaut de langage, un beau monochrome bleu. Pas étonnant que Rolin finisse, dans la toute dernière phrase, par en faire son mot talisman : « J’essaie de me souvenir du bleu sorcier. »

Olivier Rolin, Vers les îles Éparses, Verdier, coll. « Jaune », janvier 2025.


Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste

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