Bourgeoisement et en bon père de famille – sur Mon vrai nom est Elisabeth d’Adèle Yon
Il y a longtemps, les dépressif·ves chroniques, accablé·es de lucidité intellectuelle et donc de pessimisme, aux idées gigotant comme des ludions en tous sens, fatigué·es d’elle·ux-mêmes, disaient par manière de plaisanterie : « Je vais aller me faire lobotomiser. » À la page 271 de sa première non-fiction narrative, Adèle Yon cite le témoignage d’une vraie lobotomisée des années 1950 : « Depuis l’opération c’est bizarre il faut que je raisonne pour avoir du chagrin. (…) je pense que je suis plus indifférente, plus près des animaux. (…) Je suis aussi malheureuse qu’avant mais je suis moins sensible. »
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Certains antidépresseurs des années 1990 produisaient un effet similaire, sans doute moins puissant : l’impression de glisser une armure de plomb entre le monde et nos émotions – mais c’était réversible. Et la lobotomisée citée ici est en outre une sorte de rescapée, car les effets de cette mutilation mentale étaient généralement bien plus dévastateurs.
Avec Mon vrai nom est Elisabeth, Adèle Yon, trente ans, normalienne et cheffe de cuisine (c’est écrit dans le rabat du livre), part du cas de son arrière-grand-mère, « Betsy », lobotomisée en 1950 et éloignée de son foyer, pour développer une enquête passionnante sur cette opération monstrueuse, avant de revenir à l’histoire de sa famille. C’est non sans mal : la plupart des archives médicales sont en effet manquantes ou détruites et, note l’autrice avec humour, « les habitués des centres d’archives ne sont pas loin de ce que je me figure être les pèlerins de Lourdes, exhibant leurs moignons devant des représentations de la Sainte Vierge en priant pour un miracle ». Heureusement, « les archivistes font des miracles ». Mais comme dans tout bon polar, ces preuves thaumaturges ne seront produites qu’à la fin.
Avant ça, l’autrice dispose d’une vaste famille qu’elle part interviewer membre par membre et dont elle restitue les paroles dans un dispositif remarquable, en verbatim (et dans une typo de machine à écrire), verbatim si bien travaillé qu’il procure le sentiment de regarder un documentaire en caméra subjective : « LA FILLE AÎNÉE – (…) Tu vas sans doute éclairer ce qui peut être éclairé. Mais il y a tellement de zones d’ombres, des choses qu’on ne saura jamais. MOI – Mais si tu n’as pas de curiosité pour ça… Pourquoi ça t’importe que j’éclaire cette histoire ? LA FILLE AÎNÉE – C’est lui rendre justice. Que… MOI – Qu’elle revienne ? LA FILLE AÎNÉE – Oui, qu’elle revienne avec tout ce qu’elle a subi… (…) Ça va être écrit, ça va être diffusé, les gens liront, feront ce qu’ils voudront, mais ce sera là. »
Yon ne situe jamais ses intervenants par rapport à elle-même (mère, grand-père, grand-oncle, etc.) mais par rapport à Betsy (gendre, arrière-petite-fille, etc.) en leur adjoignant parfois une dénomination qui permet d’éclairer leur point de vue. « Le croyant » et « la croyante », par exemple, ou « Blanche-Neige » – ainsi désignée parce que, en tant que psychothérapeute, elle veut faire une « place au secret » et ne trouve pas que tout doive être dit. Sinon, explique-t-elle, c’est « le syndrome de Blanche-Neige : il y a plein d’histoires, mais finalement, quid de la réalité ? quid des faits ? » Or, c’est bien de cela qu’il s’agit ici : recouper les récits des un·es et des autres pour comprendre ce qu’il est arrivé à Betsy puisque d’elle, presque rien ne subsiste. Plus encore : ce qu’il est arrivé à cette famille, dont certains ignoraient que Betsy avait été lobotomisée ou ne s’en préoccupaient pas. « Je n’ai jamais parlé de l’histoire de ma mère avec personne » avoue la grand-mère, avant d’ajouter « Elle n’a jamais vraiment été diagnostiquée ». Le grand-père corrige : « Mais si voyons (…). Betsy était schizophrène. »
Comme l’autrice va le noter au cours de son enquête, la lobotomie était un traitement de choix pour les filles plutôt que les garçons, et « souvent issues de milieux favorisés » quand elles dérangeaient l’ordre patriarcal. L’avantage d’être pauvre, se dit-on, c’est que votre famille vous emmène rarement de force chez un psychochirurgien. Mais, ici, tout se passe entre Saint-Germain-en-Laye et la Trinité-sur-Mer, dans une « famille très catholique d’ingénieurs, chefs d’entreprise de la région parisienne ». Un des petits-fils de Betsy se rappelle une femme âgée « en paix », avec de l’humour, un « personnage de folle au sens d’amuseur, de fou du roi, plus que de malade ». Sa fille cadette, née en 1948, évoque les visites à l’asile : « Elle me disait : Mais tu es qui toi ? Tu es qui toi ? Papa c’était son amoureux comme si elle avait dix-huit ans, elle voulait le prendre par le bras. » Aucun des enfants n’avait envie d’aller visiter leur mère dans son pavillon psychiatrique.
Sur cette psychologie bourgeoise du secret, l’interview du « fils aîné » nous en apprendra un peu plus, lui qui, comme les autres enfants de Betsy, a « effacé » ses souvenirs : « On n’est pas des gens qui racontons notre vie. Surtout ne pas parler de soi. Et ma deuxième sœur elle refuse de penser à ce sujet. Elle a raison d’ailleurs. MOI – Pourquoi ? LE FILS AÎNÉ – Parce que c’est un sujet qui lui pèse sur le cœur et il n’y a pas de raison de se faire du mal. » Ne pas se plaindre, voilà une politesse exquise qui est aussi une hygiène de la préservation patrimoniale : mieux vaut opérer discrètement que de se déchirer. Le trauma, conclut ce fils, est fait pour être tu.
Le moteur initial du livre est la crainte de la chercheuse et narratrice de devenir « folle » à son tour.
Outre l’enquête dans les parages obscurs de sa famille, Adèle Yon mène une recherche scientifique sur la lobotomie : on apprend beaucoup en lisant Mon vrai nom est Elisabeth, non seulement sur les techniques du promoteur américain de cette « intervention » chirurgicale, Walter Freeman – qui opérait avec un pic à glace et dans un camping-car –, mais aussi sur son marketing et l’exportation de ce combo en France, sous la houlette du Pr Marcel David, « catholique et (…) militaire ». À force de fouiller dans les dingueries écrites et proférées par ces éminences en blouse blanche (dont cette remarque ubuesque de Freeman : « Si certaines des fonctions supérieures, créatives, artistiques ou philosophiques sont perdues, la société en général ne souffrira pas »), Adèle Yon finit « dans une colère noire ».
Qui a fait lobotomiser Betsy ? Et pourquoi ? On ne divulgâchera pas grand-chose en disant que la·e lecteur·ice n’a dès le début pas beaucoup de sympathie pour André, le mari de Betsy. L’autrice exhume plusieurs lettres de lui adressées à sa fiancée ou bien des mémos. Les uns et les autres nous semblent, à nous, classes moyennes athées du XXIe siècle, couler d’une plume extra-terrestre : « Seigneur, aujourd’hui, me voici triste, très triste. Triste parce que je ne vois pas comment pouvoir réaliser avec Betsy l’union dont nous avons rêvé. (…) Faites que, malgré Betsy, je fasse de notre foyer un foyer uni et rayonnant. Seigneur, donnez-moi l’équilibre et, si c’est possible, donnez-le aussi à Betsy » (4 septembre 1941).
André N. considère sa femme (et lui-même d’ailleurs) comme une sorte d’instrument pour des fins messianiques. Avant de la faire trépaner, il lui fait six enfants, sur conseil médical, car on considérait alors que la maternité pouvait soigner les psychoses. Raté. Qui était Betsy avant d’être sacrifiée sur l’autel de l’ordre social ? Ses soupirants des années 1930 la surnomment « la Tanagra », un avenir de princesse l’attend. Hélas, son caractère cause un « désagrément » à la famille. N’écrit-elle pas elle-même à André, parti à la guerre, en 1940 : « Je suis obligée de vous demander de me considérer comme je suis : comme une personne qui a besoin de beaucoup d’air physiquement et moralement. (…) Je n’ai malheureusement rien de la jeune fille douce et suave. Je vous obéirai toujours mais j’ai besoin de beaucoup de liberté, plus que la plupart des jeunes filles. »
Plus tard, les comptes-rendus médicaux la disent autoritaire, irritable, colérique, avec une « intolérance aux contraintes ». Rien qui ne permette de diagnostiquer la schizophrénie, estime Adèle Yon. Elle ne commente pas la prose d’André, mais la·e lecteur·ice ne peut s’empêcher de penser que celui-ci est apparemment plus barré encore que sa future femme, lui qui lui écrit, dans une de ses premières lettres, « je conçois encore mal notre mariage au point de vue physique » puis, entre deux « Mon Dieu faites que… », cette avalanche de critiques : « faites attention quand vous mettez une date car vous vous trompez souvent (…). Faites aussi attention à l’orthographe ». À quelle maladie mentale ressortit cette rigidité autoritaire ? On ne le saura pas.
Mon vrai nom est Elisabeth s’ouvre sur le suicide d’un grand-oncle de l’autrice. On croisera d’autres malheureux·ses dans ce document, dont la grand-tante Violette sur « la liste des Femmes Malades de la famille ». Le moteur initial du livre est ainsi la crainte de la chercheuse et narratrice de devenir « folle » à son tour : « ce que je veux savoir, moi, c’est s’il y a un risque pour moi et toute ma descendance ». Mais ce que son enquête va lui révéler, sans doute, c’est que les fous ne sont pas forcément ceux que l’on croit et que les « gènes » ne sont pas seuls à blâmer.
Elle finira par obtenir des révélations sur les hommes de la famille (le père de Betsy et un de ses fils) et le mal qu’ils ont fait aux femmes. Mais aussi, plus largement, sur un système d’enfermement : c’est la troisième et dernière partie du livre, qui élargit encore le champ de la recherche avec le personnage de Roseline, une ancienne infirmière de l’hôpital où était reléguée Betsy. Roseline n’a pas croisé l’héroïne négative de ce récit. Seulement le dernier psychiatre qui s’en est occupé. Son récit (ainsi que celui de Daniel, un autre infirmier) fait revivre le monde douloureux de « l’asile » où l’on attache les malades dans leurs déjections, où on les lève par les cheveux, où l’on place des enfants sourds par erreur en les croyant arriérés : « Les diagnostics, de toute façon… dit Roseline. Une fois qu’elles avaient été cataloguées, elles étaient mises là et puis point barre. »
À la fin des années 1960, la sectorisation met un terme à ces internements abusifs. Betsy rentre chez elle. Sa sortie, hélas, écrit Yon, n’a pas été « accueillie comme l’aboutissement d’un parcours de soins l’autorisant à reprendre sa place initiale, mais comme une mauvaise surprise parfaitement inattendue, imputable aux réformes de fond de l’institution ». Une nièce de Betsy ajoutera : « Elle est devenue folle de souffrance. Et réintégrer sa famille ça a été l’ultime souffrance » puisqu’on ne la voulait pas. Pourtant, comprendre toute cette histoire, conclut l’autrice, « ne résout rien ».
Ce qui dénoue quelque chose, ce qui libère – on le comprend, on l’expérimente au fil de la lecture – c’est la sororité qui se tisse entre les femmes que la narratrice-documentariste rencontre au long de sa recherche ; ce sont leurs histoires, leurs pratiques, telle celle de Roseline, experte en costumes de carnaval pour les interné·es et dont, apprend-on incidemment, le mariage fut « manigancé » par une certaine sœur Saint-Jean, ou encore les explications de telle cousine, sculptrice de son état : « Il y a des jours où je me dis que j’aimerais ne faire que ça : lancer la terre. Je ne prends pas la terre pour l’écraser ni pour la presser : je l’ouvre. »
Adèle Yon, Mon vrai nom est Elisabeth, Éditions du sous-sol, février 2025.