Hors d’état de nuire – sur Le Côté obscur de la Reine de Marie Nimier
Il y a juste vingt ans, Marie Nimier publiait un roman, La Reine du silence, très beau et fort remarqué, qui avait pour héros ambigu son père, l’écrivain Roger Nimier, mort dans un accident de voiture en 1962, quand elle avait cinq ans. Le livre qu’elle fait paraître aujourd’hui est son pendant maternel, si l’on peut dire, qui répond au roman antérieur jusque dans son titre : Le Côté obscur de la Reine.

Mais il s’agit cette fois de la reine mère, quand celle du silence désignait la petite fille mutique, ou plutôt interdite de parole : d’une reine à l’autre, de la fille à la mère, il y a une longue histoire que nous raconte l’écrivaine dans ce qui n’est plus une fiction mais un récit autobiographique, conforme à la collection « Traits et portraits » qui l’accueille au Mercure de France. Ce sont des histoires plutôt qu’une seule, du reste, car le livre se construit dans le vrac apparent des scènes et des souvenirs, comme une sorte de puzzle impossible à achever et que la mort – puisque la mère, aujourd’hui, n’est plus – n’a pas tout à fait réussi à ordonner selon l’ordinaire chronologie des destins.
Il en va ainsi du livre comme d’une escalade à rebours, où il s’agirait d’atteindre le sommet des souvenirs, sans qu’on sache exactement ce qu’il peut bien être (n’est-ce pas plutôt le fond d’un gouffre ?) et quel secret s’y dissimule, peut-être, à l’ombre de l’oubli… Par quel côté y accéder ? La mère est un pic vers soi, d’une certaine façon, et les nombreuses images reproduites, photos de famille, dessins d’enfants, lettres à l’orthographe incertaine, interrogent la poésie possible des archives, à la recherche du sens perdu.
Cette mère, c’est Nadine, « Madame veuve Roger Nimier », comme on l’appelle, un personnage qui appartient par son mariage à l’histoire littéraire dorée des années cinquante… Les milieux parisiens que fréquentait le couple ont pu ainsi vanter sa beauté, sa blondeur, son port parfait, une présence et une prestance que tout le monde remarquait.
Ce caractère, cette personnalité si forte et tellement originale, sa fille en rend compte alors que sa mère, déjà âgée, est devenue pour elle, plus que jamais, une manière de tyran encombrant : elle ne cesse de se plaindre, mais demeure prête pour la parade, vedette auprès du voisinage, excellant dans les réparties, le mot d’esprit et la pique soudaine, recluse dans ses manies et, pourtant, souveraine dans l’expression de son autorité sur sa seule fille (ses deux autres enfants sont, en effet, des garçons, dont l’un a décidé de rompre tout lien avec elle).
Marie Nimier fait le portrait de cette femme peu ordinaire en se rappelant des souvenirs de petite fille et des anecdotes parfois douloureuses, la mémoire vive d’une couverture en zibeline, des petits voyages en Simca 1000 ou une grave maladie d’enfance, dans le même appartement parisien que n’a jamais quitté Nadine, rue Jean-Mermoz, à deux stations de la gare Saint-Lazare, tout près des Champs-Élysées. Elle le fait non sans humour et, c’est aussi ce qui est remarquable, sans céder à aucune des facilités que pourrait lui donner le statut de ses parents, qui ont formé un couple que l’on peut dire célèbre et sexy : elle refuse la liste des amants people, les potins vains, l’écume des épisodes mondains. C’est plutôt à l’évocation intime d’une drôle de famille qu’elle choisit d’œuvrer, incertaine, en quête d’une vérité sur soi, mais sans complaisance non plus, ni manque d’attention au monde où s’inscrit cette interrogative filiation.
Marie Nimier propose une sorte de panorama des attitudes masculines, des prédateurs aux aguets, aux abords de l’école puis de la fac, jusqu’aux habitués des foires littéraires.
De fait, son livre peut se lire aussi comme une histoire de femmes, où la généalogie qui s’esquisse puis se déploie raconte la condamnation aux coulisses du sexe supposé faible et la résistance, parfois superbe, à cette relégation. Ainsi la grand-mère paternelle fut-elle une violoniste douée, mais qui renonça à son instrument en se mariant tandis que la grand-mère maternelle, Renée Vautier, elle-même fille et petite-fille de peintres, se révéla une sculptrice de renom, qui réalisa le buste de Paul Valéry, par exemple, mais qui repoussa ses avances assidues… Les pages que consacre Marie Nimier à cet épisode, pour lequel elle a consulté la correspondance du poète à la Bibliothèque nationale, sont particulièrement savoureuses, dans le tableau qu’elles dressent de la passion d’un sexagénaire empressé pour une jeune femme qui sera « la plus grande défaite de [sa] vie, le Waterloo de [son] cœur ».
Livre des femmes, des mères, des reines, le récit de Marie Nimier raconte aussi quelque chose de l’histoire – souvent peu glorieuse – des hommes, à commencer par celle de son père, dont l’ombre n’a pas disparu, ni sa menace, même par le seul souvenir, quand l’écrivaine s’interroge encore sur son attitude, son irresponsabilité et, peut-être, ses fautes… « Roger était Roger, voilà, on ne va pas le refaire, mais à part ça… » répond la mère, pour une fois laconique, à sa fille qui demande, en pleurant, des explications, renvoyant la figure paternelle à une époque révolue des manquements ou des abus.
Révolue ? Marie Nimier propose, l’air de rien, une sorte de panorama, déroulé jusqu’au présent, des attitudes masculines qu’elle a pu rencontrer : des prédateurs aux aguets, aux abords de l’école puis de la fac, jusqu’aux habitués des salons ou des foires littéraires dont elle découvre, en devenant elle-même écrivaine, les drôles de manières… Sa mère elle-même se trouve comme entraînée dans cette espèce de récapitulatif puisque lui revient le souvenir d’un traumatisme ancien, l’abus subi adolescente de la part de son beau-père, raconté en quelques pages d’une efficacité sèche et remarquable, assez saisissante.
On est saisi, aussi, par une autre scène, quand un représentant exhibitionniste a réussi à se faire ouvrir la porte de l’appartement, en l’absence de la mère, et se met à embobiner l’enfant d’abord sans méfiance… L’attitude de la petite Marie, lorsqu’elle comprend de quoi il retourne et réussit à chasser le satyre, est alors un mélange assez extraordinaire de candeur et de courage, et c’est précisément cette posture-là qu’elle retrouve au long de son livre : une sorte de nature, pour le dire autrement, qui a à voir avec la littérature et une forme de sincérité morale qu’on pourrait dire exemplaire.
Bien sûr, l’écrivaine, qui a souffert de cette enfance perturbée au point de vouloir, un jour, se noyer dans la Seine, a trop de grâce et de modestie malicieuse pour se donner en exemple… Mais, à travers le parcours que finissent par composer les vignettes consacrées à cette mère qui l’épuise, c’est bien le récit d’une vie qui se dessine, dans sa complétude un peu cabossée, sa beauté singulière et universelle tout à la fois : on y retrouve l’expérience partagée de l’amour et de la culpabilité, de la mémoire un peu trouble et du présent parfois presque éberlué.
Ce parcours raconte, enfin, une manière d’émancipation, chaotique mais poignante, fondée sur un travail d’élucidation précisément autorisé par l’écriture : c’est son livre, La Reine du silence, qui a permis à Marie Nimier, ainsi qu’elle le raconte ici de façon particulièrement touchante, de retrouver son frère inconnu, Alan, né d’une brève liaison de son père avec une très jeune femme, à l’époque précise où son épouse, Nadine, était enceinte de Marie. Le géniteur désinvolte et jeune génie des lettres n’a jamais voulu entendre parler de cette histoire, ce n’était pour lui qu’une passade, cette paternité ne comptait pas. « Pas fait pour le mariage, écrivait-il dans un de ses romans, pas fait pour la réalité. » « Fait pour le droit de cuissage, ajoute sa fille, les canulars, le baratin. La chair fraîche. Les figures de style. L’affaire rondement menée sous le regard égrillard des bons copains. À la hussarde, oui, voilà, c’était bien trouvé. Toute une époque, diront certains, comme les soldats de plomb, les amitiés viriles, la vitesse, les accidents… »
On peut, en effet, se poser des questions au sujet d’un père si peu paternel et tellement patriarcal, à sa drôle de façon : inconséquence ? égoïsme cruel ? esprit d’un temps qui permettait à l’écrivain de s’affranchir de tout devoir ? Sa fille a suivi le fil jusqu’au secret, en tout cas, et levé ainsi bien des voiles sur le passé, sans en épuiser pour autant la charge de trouble et d’émotion, mais en se libérant d’un plomb pesant que sa prose transforme en or vif.
Peut-être la mort de sa mère n’a-t-elle rien résolu, au fond, même si l’écrivaine avoue, avec un courage un peu provocateur à l’encontre des conventions, en avoir ressenti un grand soulagement : « Lorsque j’ai posé mes lèvres sur son front, quelques heures après son décès, ces mots me sont venus à l’esprit : hors d’état de nuire. » Il n’empêche, c’est bien à la lumière que conduit l’itinéraire auquel elle nous convie, magnifiquement, dans Le Côté obscur de la Reine.
Marie Nimier, Le Côté obscur de la Reine, Mercure de France, coll. « Traits et portraits », janvier 2025.